Éditorial : Rapport Draghi : innover sans avancer

Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).

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Michel Dévoluy « Éditorial : Rapport Draghi : innover sans avancer », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 49, 1, Hiver 2024.

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Mario Draghi est sans doute un très bon économiste. Mais cela ne suffit pas pour faire avancer l’Europe. Son rapport, The future of European competitiveness, publié le 9 septembre 2024, répond à une demande précise émanant de la Commission européenne : comment expliquer la perte de vitesse de l’économie européenne ? Et que faire pour sortir de l’ornière ? Ce contrat est effectivement rempli. Mais en respectant son mandat à la lettre, le rapport Draghi se garde bien d’interroger en profondeur l’avenir de la construction européenne. En somme, surtout pas de politique – la vraie – c’est-à-dire celle qui concerne le bien-être des citoyens et qui commande leur adhésion à l’Europe.

L’objectif de ce rapport est donc d’identifier les causes de la perte de compétitivité de l’Union européenne et, ensuite, de proposer des solutions. De ce point de vue, le travail de Mario Draghi est remarquablement documenté. Son diagnostic énonce une synthèse sans complaisance des faiblesses de l’économie européenne (il parle en effet d’une « lente agonie » de l’espace européen). Ses propositions techniques sont amples et précises. D’ailleurs le document présenté est de poids. Une première partie de 66 pages synthétise la stratégie générale, tandis que la seconde, de 327 pages, détaille les politiques à suivre.

Mais ce rapport souffre d’une double limite. D’abord, la finalité de l’activité économique est réduite au seul objectif de croissance. Ensuite, la question de l’intégration politique est soigneusement éludée.

Le regard de chaque économiste, nourri à l’économie standard, retrouve dans le rapport Draghi ses repères habituels. L’innovation, les nouvelles technologies, l’efficacité du marché, l’investissement et la financiarisation des économies sont les forces motrices de la croissance. Elles sont donc celles qui commandent le bien-être matériel pour tous. Il convient également, dit le rapport, de penser à la nécessaire décarbonation de l’activité économique. Mais un progrès technique, efficacement soutenu par le professionnalisme des institutions financières, doit venir à bout de ces déviances écologiques. Finalement, l’ordre du monde – tel qu’il est analysé par les économistes du courant dominant – est respecté, et encouragé.

Quant aux responsables politiques européens, ils peuvent boire du petit lait. Ce rapport confirme et conforte l’idée selon laquelle le vecteur principal de l’intégration européenne est bel et bien le marché unique. Il faut donc continuer sur cette trajectoire et l’approfondir. En faisant un pas supplémentaire dans la direction encouragée, force est de constater que cette stratégie offre un double avantage. D’un côté, elle entérine le bien fondé des politiques passées et légitime l’ouverture du marché unique à de nouveaux membres. De l’autre, elle exonère les États membres de leurs responsabilités en matière d’intégration politique. C’est au marché que revient la mission de soutenir la dynamique européenne… et sa cohésion. Ainsi, la souveraineté des États membres peut-elle continuer à rimer avec « toujours plus » d’Europe. Bref, « toujours plus » d’une Europe réduite à des ambitions économiques. Au mieux, le rapport envisage quelques aménagements dans la gouvernance économique. Mais, somme toute, l’Europe telle que dessinée peut poursuivre son chemin sans vraiment entamer le principe de souveraineté des nations concernées.

Le jugement de Mario Draghi sur l’absence de vitalité de l’économie européenne est sans concession. Le recul et la fragilisation de l’Europe peuvent se résumer à quelques informations chiffrées marquantes. De 2010 à 2023, le PIB des USA a augmenté de 34 %, tandis que celui de l’UE se contente d’un taux de 21 %. L’écart du PIB, à prix constant, en faveur des USA par rapport à l’UE est passé de 17 % en 2002 à 30 % en 2023. Entre 2002 et 2022, la part de l’Europe dans le commerce mondial de biens a globalement diminué, notamment au bénéfice de la Chine. Alors que l’Europe avait presque rattrapé la productivité du travail aux USA en enregistrant un retard de seulement 10 % à la fin des années 1990, le décalage est redescendu à 20 % en 2020. Clairement, l’Europe décline.

Les principales raisons avancées pour expliquer les retards de l’Europe n’ont rien de surprenant. On retiendra notamment : une démographie déclinante, des investissements en recherche et développement insuffisants, des prix de l’électricité trop élevés, une bureaucratie excessive, trop d’externalisation dans les chaînes de valeurs, pas assez d’heures travaillées, nette insuffisance de très grandes entreprises européennes dans les domaines de la haute technologie.

De ces diagnostics découlent les solutions proposées. Elles se positionnent autour de trois thématiques : 1. réduire le déficit d’innovation grâce à des investissements massifs, y compris dans les domaines de la formation ; 2. associer la décarbonation et la recherche de compétitivité ; 3. accroître la sécurité et l’autonomie de l’UE. En pratique, le rapport Draghi estime que plusieurs secteurs doivent être privilégiés : l’énergie, la digitalisation, les domaines de pointe (communication et intelligence artificielle), les technologies vertes, l’industrie automobile, l’espace, la défense et l’industrie pharmaceutique.

Les instruments et les moyens avancés pour atteindre les objectifs posés dans le rapport Draghi s’appuient sur deux axes. D’une part, promouvoir l’efficacité d’une économie de marché hautement financiarisée. D’où la nécessité d’accentuer la libéralisation des marchés des capitaux. D’autre part, marquer l’ampleur des enjeux en programmant des investissements annuels pour l’ensemble de l’UE à hauteur de 750 et 800 milliards d’euros. Ces chiffres sont considérables. Atteindre de tels montants signifie un appel aux investissements privés, ce qui passe en particulier par un encouragement à la mise en place de mécanismes d’incitations fiscales. Mais le rapport insiste aussi sur la nécessité de favoriser les investissements publics. Remarquons que le rapport Draghi ne s’intéresse qu’aux investissements dits productifs. Les investissements sociaux ne semblent pas être pris en considération, ce qui laisse à penser qu’ils sont, par nature, insuffisamment productifs. Pourtant, une des forces d’attraction de l’UE réside – ou plutôt résidait – dans un modèle social bienfaisant porté par des services publics performants.

Pour mener à bien les ambitions affichées, le rapport souligne la nécessité : 1. de proposer des objectifs stratégiques clairs ; 2. de mutualiser les ressources financières ; 3. d’accélérer les processus de décision. Sur ce dernier sujet, on notera que 19 mois sont en moyenne nécessaires pour permettre aux États membres de converger vers un accord. Vient ensuite le temps de la mise en œuvre. Par conséquent, une contradiction existe entre, d’un côté, la promotion d’une économie réactive, en éveil permanent, aux nouveautés et aux opportunités prometteuses, et, de l’autre, les lourdeurs des processus décisionnels propres à une union large et hétérogène.

Améliorer la gouvernance économique de l’Europe devient également un impératif. Plusieurs voies sont explorées. On retiendra en particulier une meilleure coordination des politiques publiques et une pratique généralisée du principe de subsidiarité. Les régulations inutiles devront être allégées, tandis que les institutions auront à raccourcir la longueur des procédures de décision. Deux prescriptions appellent des engagements plus politiques de la part des États membres. 1. Élargir le champ d’application des votes à la majorité qualifiée afin de se libérer du carcan de l’unanimité. 2. Consolider le budget de l’UE en faisant appel à de nouvelles ressources nécessaires pour les politiques d’investissements.

On ne sera pas étonné, au regard du curriculum du professeur Draghi (vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs, gouverneur de la Banque d’Italie, président de la BCE) de noter l’importance déterminante accordée au financement de la reprise de l’économie européenne.

Le rapport insiste notamment sur la nécessité d’accomplir jusqu’à son terme l’union des marchés des capitaux. Selon cette logique, la défragmentation des marchés nationaux permettra une collecte plus efficace de l’épargne européenne et une affectation optimale des fonds vers les investissements productifs. Concrètement, cela signifie une financiarisation croissante de l’économie et le développement des fonds de pension. En clair, Mario Draghi considère que l’épargne privée doit délaisser les placements bancaires, sûrs, mais peu dynamiques, pour se placer en priorité sur les marchés des actions et des actifs financiers. Les encouragements à la titrisation des placements font renaître le spectre des subprimes. Ce qui n’est pas rassurant.

Désormais, c’est aux épargnants qu’il appartient de supporter les risques qui accompagnent la course aux innovations et aux nouvelles technologies. Il s’agit de promouvoir les assurances privées et les systèmes de retraite par capitalisation, dont une part plus importante des fonds collectés sera investie en actions.

Le rapport propose également d’alléger les régulations bancaires en vue de faciliter leurs activités de prêteurs. Mais, l’histoire le rappelle, de telles décisions augmentent la probabilité des défaillances bancaires.

Enfin, toujours sur ce thème, le rapport encourage la création d’un actif sûr et largement diffusé qui faciliterait l’essor d’un marché interbancaire européen. Idéalement, un tel actif devrait être émis par l’ensemble des États membres en contrepartie d’emprunts européens lancés dans une logique de solidarité collective. L’idée est séduisante mais difficile à réaliser en présence d’États jaloux de leurs souverainetés. Créer une dette commune sans union politique est une entreprise bancale porteuse de tensions et de défiances qui peut, à terme, entraîner une désunion. Donc l’inverse du but recherché. Triste perspective.

Résumons. Le rapport Draghi défend une économie de marché stimulée par les marchés des capitaux. Une ambition domine : relancer la croissance économique européenne en s’appuyant sur l’innovation et le progrès technique. Les analyses et les solutions proposées illustrent une vision d’un marché unique situé au cœur de la dynamique européenne.

Tout bien considéré, ce rapport révèle, en creux, l’inquiétante trajectoire empruntée par l’UE. D’abord, la dynamique européenne reste subordonnée aux performances des économies et à une financiarisation sans limite. Ensuite, l’UE demeure, avant tout, de nature intergouvernementale. Ce constat est peu encourageant pour l’avenir. La relance de l’Europe devrait, au contraire, passer par un projet de société capable de déclencher l’adhésion sincère d’une grande majorité de citoyens européens. Pour paraphraser une formule célèbre de Jacques Delors, on ne tombe pas amoureux d’une économie de marché largement financiarisée.

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