La stratégie européenne pour l’emploi et les indicateurs du marché du travail

Guy Tchibozo, LISEC UR 2310, Université de Strasbourg

La question des indicateurs est essentielle pour évaluer les performances effectivement réalisées par les États membres dans l’application de la Stratégie européenne pour l’emploi. La Direction Générale Emploi a donc organisé en octobre dernier [1], avec la participation d’économistes académiques, de responsables politiques, d’experts et de fonctionnaires de la Commission, un séminaire de travail consacré à l’identification et à l’évaluation des indicateurs du marché du travail et des politiques d’emploi.

Citer cet article

Guy Tchibozo « La stratégie européenne pour l’emploi et les indicateurs du marché du travail », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 4, 7 - 10, Été 2001.

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Quatre principaux domaines de préoccupation de la Stratégie européenne pour l’emploi ont fait l’objet, au cours de cette réflexion, d’une mise à plat claire des concepts et indicateurs disponibles : l’incitation au travail, l’offre de travail mobilisable, la formation tout au long de la vie, et la santé – sécurité au travail. Sur Les autres points, des progrès restent à faire.

Incitation au travail et offre de travail mobilisable

La question des incitations est centrale. Dans une perspective de comparaison avec les performances des États-Unis et dans un contexte de difficultés de recrutement affectant l’ensemble des marchés du travail de l’Union européenne, il importe de savoir si l’organisation du marché du travail incite plutôt ou non la population d’âge actif au travail. Plusieurs indicateurs permettent de mesurer les incitations au travail à l’œuvre sur le marché.

L’indicateur le plus courant est le taux de remplacement, c’est-à-dire le rapport entre l’indemnité de chômage et le salaire qu’elle remplace. L’incitation du chômeur à accepter un emploi est alors considérée comme d’autant plus faible que le taux de remplacement est élevé.

Plus rarement utilisé est l’indicateur l’exigence de disponibilité (indicator of availability rules), qui mesure le caractère plus ou moins rigoureux des exigences de disponibilité vis-à-vis des demandeurs d’emplois. L’indicateur de disponibilité tient compte non seulement du contenu de l’exigence réglementaire, mais aussi de la pratique effective du service public de l’emploi en matière d’exemptions et de sanctions. Une enquête du ministère des Finances du Danemark en 1997 a ainsi pu classer différents pays de l’OCDE, des plus stricts en matière de disponibilité (Suède et Pays-Bas) au plus laxiste (Irlande). L’incitation au travail est évidemment supposée augmenter avec l’exigence vis-à-vis de la disponibilité.

L’indicateur d’éligibilité est également peu utilisé. Calculé en fonction du nombre de mois d’occupation préalable nécessaires pour être éligible au système d’indemnisation, il suggère que le caractère plus restrictif de l’accès incite à l’offre de travail. Dans L’enquête danoise de 1997, le Portugal apparaît ainsi comme le pays le plus exigeant du point de vue l’éligibilité, et la Norvège comme le plus laxiste.

La question des incitations conduit évidemment à s’interroger sur l’offre de travail mobilisable. Or sur ce point, si les concepts ont pu être clarifiés, la mesure paraît malaisée.

Le sous-emploi, tout d’abord, se définit comme l’écart entre durée légale du travail et durée du travail à temps partiel subi. Avec le chômage, le sous-emploi est une composante de l’offre de travail inutilisée. Mais celle-ci ne suffit pas à définir l’offre de travail mobilisable. Il faut y ajouter la réserve de travail. La réserve de travail se compose des inactifs d’âge actif qui, bien que n’étant pas à la recherche d’un emploi, sont disponibles pour en occuper un et disposés à entrer sur le marché du travail si la conjoncture de l’emploi s’améliore. En font partie, par exemple, les chômeurs découragés, c’est-à-dire des personnes précédemment actives et au chômage qui, faute de trouver un emploi, ont fini par cesser d’en rechercher. En font également partie des inactifs d’âge actifs temporairement engagés dans des activités de formation professionnelle.

Les concepts sont donc clairs. Mais la difficulté provient de ce que, en l’absence de condition de comportement, il paraît difficile de vérifier la disponibilité et la disposition à entrer sur le marché des agents susceptibles de composer la réserve de travail. Il est donc difficile de mesurer celle-ci autrement qu’en l’assimilant abusivement à la population inactive d’âge actif.

La finalité des incitations est voisine de celle de la formation tout au long de la vie.

La formation tout au long de la vie

La formation tout au long de la vie(lifelong learning) se définit comme l’ensemble des activités visant, tout au long de l’existence, à acquérir des connaissances, qualifications et compétences, dans un cadre formel ou informel. Elle englobe – sans s’y limiter – la formation continue des salariés dans le cadre de leur emploi (continuing training in the workplace). Plus précisément, la formation tout au long de la vie comprend trois composantes. La première est l’éducation formelle (formal education), qui s’effectue dans des institutions d’éducation et de formation conduisant à des diplômes et titres reconnus. La deuxième composante est l’apprentissage non-formel (non-formal learning), qui s’effectue dans l’entreprise, en dehors des institutions éducatives, et qui ne conduit pas à une certification formelle. La troisième composante est l’apprentissage informel (informal learning), qui s’effectue en dehors de l’éducation formelle et de l’apprentissage non formel, par exemple dans le cadre familial ou par autodidaxie.

La politique européenne d’encouragement à la formation tout au long de la vie vise un double objectif social et économique. Sur le plan social, il s’agit de favoriser l’épanouissement personnel, l’exercice de la pleine citoyenneté, et la cohésion sociale. Sur le plan économique, l’objectif est d’ajuster l’employabilité de la main d’œuvre en fonction de l’évolution technologique de façon à augmenter l’offre de travail mobilisable et, plus généralement, le capital humain, la polyvalence, l’adaptabilité, la productivité et la compétitivité. L’ensemble de ces objectifs sont synthétisés dans les Lignes directrices pour l’emploi. Les Indicateurs proposés sont donc définis de façon à permettre la mesure des performances par rapport aux objectifs posés par les LDE.

Trois principales catégories d’indicateurs sont proposées.

La première regroupe les indicateurs d’accessibilité à la formation tout au long de la vie, définis par la proportion de bacheliers [1] au sein de la population considérée : hommes et/ou femmes de 25-34 ans, 35-44 ans ou 45-64 ans. Dans cette approche, la proportion de bacheliers représente le niveau initial d’éducation de la population considérée. Or le niveau initial d’éducation est crucial car il est supposé influencer positivement la participation ultérieure des agents à la formation tout au long de la vie.

L’information fournie par les indicateurs d’accessibilité peut être complétée par la proportion de jeunes de bas niveau scolaire, définie par le pourcentage des personnes de 18-24 ans n’ayant ni dépassé le niveau du premier cycle de l’enseignement secondaire ni suivi d’études ou de formation par la suite.

La deuxième catégorie concerne les indicateurs de participation à la formation tout au long de la vie, définis par la proportion de personnes en formation (quelle que soit la forme de celle-ci) au sein de la population considérée : hommes et/ou femmes de 25-34 ans, 35-44 ans ou 45-64 ans, actifs ou non.

Enfin, la troisième catégorie porte sur les indicateurs d’intensité de la formation tout au long de la vie, destinés à rendre compte de la durée des formations suivies. Ces indicateurs sont définis comme la durée moyenne de formation par personne pour la population considérée, et doivent permettre de pondérer les indicateurs de participation.

Santé et sécurité au travail

Les travaux relatifs à la santé et à la sécurité au travail s’inscrivent eux aussi dans la perspective d’une économie des ressources en travail. Ils ont également permis de faire le point sur une large gamme d’indicateurs élaborés au sein de l’Organisation internationale du travail,d’Eurostat, de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, et dans le cadre des institutions spécialisées nationales.

Dans le cadre de l’Organisation internationale du travail, quatre principaux indicateurs ont été retenus par la 16èmeConférence internationale des statisticiens du travail (1998) : le taux de fréquence des accidents professionnels (nombre de victimes rapporté au nombre total d’heures travaillées) ; le taux d’incidence (nombre de victimes rapporté à l’effectif des travailleurs) ; le taux de gravité (nombre de jours d’incapacité temporaire rapporté au nombre total d’heures travaillées) ; et le nombre moyen de jours de travail perdus par accident professionnel.

Dans le cadre de l’Union européenne, Eurostat établit, en plus de statistiques du même type relatives aux accidents de trajet (commuting accidents) et du travail depuis 1993 (European Statistics on Accidents at Work), des statistiques relatives aux maladies professionnelles depuis 2001 (European Occupational Diseases Statistics) : nombre de malades, taux d’incidence et taux de gravité.

L’enquête quadriennale de la Fondation Européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail vise un objectif complémentaire. Effectuée pour la première fois en 1991, elle permet de mettre en évidence les risques professionnels non pris en compte par les statistiques des accidents et maladies professionnelles : exposition au stress physique (bruit, températures, vibrations, radiations ...), exposition aux nuisances (poussière...), aux substances dangereuses, aux risques de chute, au mal de dos, etc. L’enquête établit les effectifs et proportions de personnes exposées aux différents risques.

Ces différents indicateurs sont complétés par ceux calculés dans chaque pays par les institutions spécialisées : sécurité sociale, assurances privées, inspection du travail. Des enquêtes nationales sont également parfois effectuées, en France (Enquête Conditions de travail du ministère de l’Emploi), au Royaume-Uni et en Suède, notamment.

Pour l’essentiel, les statistiques calculées sur la base de ces indicateurs sont actualisées chaque année. Cependant, le champ d’application en est généralement restreint : tous les secteurs d’activité ne sont pas systématiquement couverts. Concernant d’autres champs de préoccupation de la Stratégie européenne pour l’emploi, en revanche, les indicateurs pertinents restent à définir. C’est le cas pour le recours aux nouvelles technologies et la protection de l’emploi.

L’aptitude à tirer parti des nouvelles technologies

La réflexion porte plutôt ici sur le comportement de demande de travail. L’objectif, régulièrement réaffirmé dans les Lignes directrices pour l’emploi, est d’encourager l’innovation et, par suite, la productivité, la compétitivité et l’emploi. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) occupent dans cette problématique une place centrale. Mais,comme le montrent les analyses sur le paradoxe de la productivité (productivity paradox), l’investissement dans les nouvelles technologies est inopérant s’il ne s’accompagne de changements organisationnels dans la production et le management. Une bonne mesure de l’aptitude à tirer le meilleur parti des nouvelles technologies devrait donc être basée sur l’observation des entreprises qui ont recours aux nouvelles technologies et accompagnent ce recours d’une adaptation organisationnelle. Cependant il n’existe pas encore d’observation systématique de ce type. En attendant, quelques tendances effectivement observables pourraient servir d’approximations acceptables, par exemple l’ampleur du recours à des pratiques nouvelles comme le télétravail, ou l’effort de formation interne aux NTIC dans les entreprises.

La mesure de la protection de l’emploi

Le constat est similaire en ce qui concerne la mesure de la protection de l’emploi. La Protection de l’emploi est traditionnellement considérée comme un important facteur explicatif de l’écart entre Europe et États-Unis en matière de performances d’emploi. Dans ce domaine, l’évolution récente des réglementations nationales, la multiplication des formes d’emploi flexible et la diversification des formes de protection de l’emploi obligent à renouveler les outils de mesure. D’une part, en effet, une caractéristique notable de l’évolution de la réglementation de l’emploi dans les pays de l’Union européenne au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix a consisté à réduire le niveau global de protection de l’emploi non pas en réglementant l’emploi de référence à durée indéterminée, mais en y juxtaposant des formes d’emploi précaire, moins protégé. D’autre part, la protection de l’emploi ne se limite plus, comme dans les années soixante-dix, à la réglementation du licenciement : elle englobe désormais aussi bien l’encadrement de la négociation collective (par exemple l’obligation de négociation collective annuelle des salaires) que l’indemnisation du chômage. Les indicateurs devraient tenir compte de ces évolutions et de l’application effective administrative et judiciaire des réglementations, et non pas seulement du contenu formel de celles-ci. Or force est de constater que les indicateurs disponibles, par exemple le nombre de mois de préavis de licenciement, généralement basés sur la réglementation formelle de l’emploi de référence, ne sont pas de nature à satisfaire à ces exigences. Des indicateurs pertinents doivent donc être élaborés. Ce qui, du reste,ouvre aux chercheurs de larges perspectives d’investigation ...


[1« population having achieved upper secondary educational attainment »

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