La réglementation juridique des crypto-actifs
Marine Placca, doctorante en droit public numérique à l'IRENEE, Université de Lorraine.
Le marché des crypto-actifs s’est considérablement développé ces dernières années. Bitcoin et ses paires font régulièrement l’actualité. Qu’il s’agisse d’en dénoncer les failles, ou d’encenser les projets novateurs qu’ils permettent de porter, le sujet revêt des enjeux fondamentaux pour l’économie européenne. Ces alternatives numériques proposent une nouvelle forme de gouvernance, déstabilisatrice pour les modèles en place. Décentralisation des décisions, transparence des informations, pour certains même, les actifs numériques aspirent à constituer un vecteur d’émancipation, permettant de se libérer d’une forme de carcan étatique. Ils s’immiscent ainsi dans les sphères économiques, monétaires et financières de la société, mais les implications sont bien plus larges. Il s’agit d’une profonde remise en cause du paradigme de confiance traditionnel, qui permettrait aux individus de s’organiser en toute indépendance grâce aux systèmes d’algorithmes, aux codes, et à la cryptologie. Ce phénomène disruptif a d’abord fait l’objet de discrédit de la part des institutions. Faute de le prendre au sérieux, il a longtemps évolué en dehors de tout cadre normatif. Des initiatives nationales et sectorielles sont progressivement apparues, et tout s’est accéléré avec l’adoption du projet de règlement européen MiCA. Résultant d’une volonté commune entre l’Union européenne et ses États-membres, d’un constat d’une nécessité urgente de saisir la question pour ne pas être dépassés, le dispositif poursuit des objectifs communs de stabilité, de protection des consommateurs, et de souveraineté. Ces nouveaux objets sont diffus par leur universalité, et intriguent par leur apparente complexité. L’analyse juridique proposée par cet article permet de faire le point sur les positionnements actuels et sur les avancées du législateur, pour dessiner les contours de la structuration du droit européen des crypto-actifs.
Codes JEL : K10, K23, K34, A11, A12, A14
Mots-clefs : actifs numériques, Autorité des marchés financiers, Bitcoin, blockchain, crypto-actifs, institutions, MiCA, réglementation.
Citer cet article
Marine Placca « La réglementation juridique des crypto-actifs », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 49, 1, Hiver 2024.
Les crypto-actifs (ou cryptomonnaies) sont définis par l’Union européenne comme des représentations numériques d’une valeur ou d’un droit pouvant être transférés et stockés de manière électronique, au moyen de la technologie des registres distribuées (DLT). La saisie de ces objets par le droit est récente, puisque la régulation des crypto-actifs s’est heurtée à la lente réactivité étatique. Bitcoin, le premier et le plus populaire des actifs numériques, est apparu pour son créateur et ses adeptes, comme la réponse idéale à de nombreuses failles de la société postmoderne et capitaliste. Bien que les crypto-actifs ne puissent pas constituer à l’heure actuelle une alternative monétaire solide, la fulgurance de leur essor interroge, y compris sur le plan de la science juridique, voir politique. Et pour cause, le contexte de leur émergence n’est pas anodin. Depuis la crise des subprimes, l’instabilité économique, les inégalités, les crises sociales et le manque de représentativité politique n’ont pas cessé de croître, causant d’importantes répercussions sur nos démocraties. La création de Bitcoin résulte ainsi de la défiance institutionnelle [1]. Son fondateur, du pseudonyme de Satoshi Nakamoto, propose un bouleversement sans précédent du paradigme de confiance monétaire, considérant que le système actuel n’est plus à la hauteur des besoins des citoyens [2]. Il ne s’agirait plus de se référer à des tiers physiques pour créer et gérer l’argent. Les codes informatiques pourraient désormais prendre le relai de cette prérogative pourtant éminemment régalienne. Par essence, les crypto-actifs qui reposent sur une philosophie libertarienne, promeuvent un rejet total du contrôle des États. Grâce à l’avancée considérable des procédés cryptographiques et des technologies numériques, ces actifs et les transactions qui y sont associés sont réputés transparents, infalsifiables, surtout distribués et accessibles à tous.
Tous ces actifs reposent sur une base technologique commune, à savoir la blockchain. Des algorithmes permettent d’encoder des règles consensuelles qui font office de protocole de fonctionnement sur le réseau respectif de chaque actif. L’état des transactions dans le registre, le nombre d’unités disponibles et la nature du processus qui les génèrent : tous ces critères sont préalablement définis, automatiquement imposées, et communément admis. Les machines émettent donc les actifs selon ces protocoles de fonctionnement. Prenons l’exemple du plus connu d’entre eux, à savoir la preuve de travail (proof of work), mobilisant des mineurs numériques, qui par la puissance de travail de leurs appareils, génèrent et valident de nouveaux blocs pour introduire de nouvelles unités sur le réseau. Cette parfaite combinaison, entre l’unicité, la simultanéité et la sécurité des opérations, a permis de créer un immense système d’échange décentralisé. Pour faire un parallèle concret, la blockchain est le coffre-fort, composé de blocs qui contiennent les transactions. Pour préserver la valeur dégagée de ces transactions, les actifs (des coins ou des tokens) sont conservés dans des portefeuilles physiques (à l’instar des ledgers) ou numériques (appelés wallet). Leurs détenteurs ont un contrôle direct sur ces derniers, et ce indépendamment de toute institution bancaire et financière. À ce jour, 670 millions de personnes détiennent des crypto-actifs à travers le monde, soit près de 9 % de la population mondiale selon le rapport d’ADAN, Ipsos et KPMG (2024). En France, on compte 5 millions de détenteurs, soit près de 10 % de la population nationale selon le même rapport. Ceci dit, force est de constater que le Bitcoin et les actifs qui lui ont succédé peinent à se démocratiser comme de nouvelles monnaies à part entière. Pour l’heure, les crypto-actifs ne représentent pas une menace réelle pour la souveraineté monétaire des États. Par leur volatilité, ils ne peuvent constituer un moyen d’échanges viable et prévisible. Leur usage est donc essentiellement destiné à la spéculation et à la réserve de valeur pour les plus initiés [3]. Et c’est précisément l’aspect spéculatif des crypto-actifs qui a conduit à leur discréditation par les États, ayant longtemps considéré qu’il s’agissait là d’une tendance vide de valeur et de sens. Le marché des crypto-actifs subsiste pourtant depuis plus d’une décennie. Il a véritablement proliféré ces dernières années, des projets inspirés de Bitcoin, à l’apparition d’Ethereum en 2015, qui représente le deuxième actif le plus important en termes de capitalisation, marquant l’avènement de la finance décentralisée.
Avec près de 13000 altcoins [4] en circulation, et 2000 milliards de dollars de capitalisation totale, les crypto-actifs ont fini par questionner plus sérieusement les pouvoirs publics. Des premières initiatives régulationnistes sont alors apparues au niveau national. Avec l’adoption du règlement sur les marchés des crypto-actifs (plus communément appelé règlement MiCA) en avril 2023, l’Union européenne dispose finalement d’un cadre normatif précis et harmonieux en la matière (Union européenne 2023). Les réflexions juridiques autour des crypto-actifs sont nombreuses et complexes. Il est donc indispensable de s’adapter pour relever ce défi d’abord monétaire, aussi politique, technologique et ici juridique. Des interrogations légitimes émergent aujourd’hui. Cet article reprend l’essentiel de ces dernières et s’articule en trois parties : la première approche du législateur national, le relai par les institutions européennes avec la poursuite de nouveaux objectifs, et des conséquences concrètes quant à leur application, et enfin les perspectives d’évolution de ce droit des crypto-actifs en pleine structuration.
1. Les prémices d’une réglementation nationale pour les actifs numériques
1.1. La définition juridique des actifs numériques
La réglementation des crypto-actifs est une question d’actualité, souvent au cœur de débats animés et excessifs. Pour certains, il s’agit d’un secteur spéculatif et dangereux. Pour d’autres, il y a là une opportunité de s’émanciper du système monétaire inflationniste et inégalitaire [5]. Le législateur, national comme européen, doit donc trouver un juste équilibre sur ce sujet technique, complexe, et en perpétuelle mutation. L’exercice n’est pas aisé, puisqu’il faut à la fois préserver la sécurité financière des citoyens, sans pour autant compromettre le potentiel d’innovation de ce marché en pleine expansion. Pour apporter la solution la plus adaptée, de longs et indispensables processus de réflexion ont permis au législateur de définir juridiquement les actifs numériques avec justesse et précision. La difficulté réside également dans la multiplicité des actifs, puisque Bitcoin n’est que la pierre angulaire d’un immense édifice, qui s’est construit au fur et à mesure des années, et ce sans aucun contrôle institutionnel.
D’abord appréhendées comme des cybermonnaies « dont la création et la gestion reposent sur l’utilisation des techniques de l’informatique et des télécommunications » [6], les actifs numériques sont désormais définis par la loi, à l’article L54-10-1 du Code Monétaire et Financier (CMF). Ce dernier les présente comme « toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ». Les jetons (tokens) sont aussi considérés comme des actifs numériques, constitués par « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ». Sont ici visés les jetons fongibles, qui permettent d’accéder à des services, de détenir des droits, ou encore des titres financiers sur le réseau, et les jetons non fongibles, plus connus sous le nom de NFT et d’œuvres digitales. Les stablecoins constituent aussi des actifs numériques dont la valeur est ici indexée à celle d’une monnaie légale [7] (le dollar dans la plupart des cas). La classification technique et les précisions terminologiques opérées par le législateur posent les bases pour une qualification juridique des actifs numériques, qui pourtant fait encore débat. Ils ne peuvent être considérés comme des monnaies au sens légal puisqu’ils sont dépourvus des critères économiques constitutifs de celles-ci. Les positions jurisprudentielles et doctrinales semblent toutefois s’accorder autour de la qualification des actifs numériques comme des biens. Pour les juristes, toutes les choses sont appréhendées comme des biens, dont la détention confère des droits à leurs propriétaires. Ces biens font partie de leur patrimoine au titre de leurs actifs, ils sont ainsi cessibles, saisissables, et prescriptibles.
D’où l’importance de cette qualification, dont dépend le régime juridique qui régit l’existence des conventions portant sur lesdits biens. Et c’est précisément l’approche contractuelle qui a été retenue pour cette opération de qualification. Des voix se sont élevées pour rappeler que les règles imposées aux actifs numériques ont surtout vocation à s’appliquer aux transactions effectuées sur la base de ces biens, et non sur les biens en tant que tels. Le raisonnement se fait ici à l’envers : c’est la qualification du régime applicable au contrat, in concreto selon l’acte litigieux, qui permet d’apporter une qualification à son objet. Tel a été le cas dans une décision rendue le 26 février 2020 par le Tribunal du commerce de Nanterre, où les juges ont qualifié des contrats de prêt en bitcoins comme des contrats de prêt de consommation. En l’espèce, cette considération implique que les bitcoins soient ici des biens meubles, dont le débiteur devient propriétaire jusqu’à leur restitution en qualité et en quantité. Cette décision permet plus globalement de considérer les actifs numériques comme consomptibles, puisque consumés par leur usage ; et fongibles puisqu’interchangeables (ce ne sont pas les bitcoins qui sont uniques, mais leur signature numérique, ce qui permet leur inaltérable traçabilité). Dans d’autres États, dont la législation prohibe les actifs numériques, une telle approche conventionnelle se heurterait à la licéité de l’objet des contrats [8]. Ces efforts réflexifs ont permis de mieux cerner les implications juridiques de ces nouveaux types de biens. Cette approche a été confirmée par le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française, dans l’arrêt Rycke, rendue le 26 avril 2018. Il était ici question d’alléger l’imposition des gains de cession de bitcoins. Les juges ont saisi cette occasion pour valider la qualification des actifs numériques en biens meubles, construisant ainsi une jurisprudence claire et constante, sur laquelle pourront s’appuyer les tribunaux pour les contentieux à venir. Le juge européen va plus loin, par la définition d’un bien comme « tout élément doté d’une valeur économique positive » [9], et par l’assimilation des bitcoins aux moyens de paiement légaux [10]. Pour le moment, bien que le juge français reconnaisse la qualité de bien et la fonction d’échange aux actifs numériques, il ne leur confère aucune fonction autonome de paiement.
1.2. La réglementation sectorielle sur la fiscalité des actifs numériques
La décision Rycke a également précisé de nombreux éléments sur le plan fiscal, puisque l’imposition des plus-values issues d’opérations de cession sur le marché des crypto-actifs était jusqu’alors particulièrement hétéroclite. Les actifs numériques peuvent constituer une importante source de rendement, dès lors que la valeur de leurs unités augmente, comparativement au prix d’achat initial par les investisseurs, qui génèrent parfois des bénéfices colossaux. Cette capitalisation financière de plus en plus importante, qui croît en parallèle du contrôle de l’État, a alerté l’administration fiscale qui n’avait jusqu’alors aucun levier d’action pour en capter les bénéfices. Dès 2014, des publications officielles (au BOFIP) précisaient l’imposition des gains applicables aux bénéfices tirés des opérations financières réalisées avec des actifs numériques. Ayant force de décision normative, elles ont fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir visant à s’assurer de la légalité de leur contenu, et ont donc été partiellement annulé dans l’arrêt Rycke précité. Cette jurisprudence redéfinit un régime fiscal spécifique aux applications des actifs numériques : les plus-values issues de la conversion des actifs numériques en monnaie légale [11] étaient alors imposables selon qu’elles ait été réalisées à titre occasionnel, habituel, ou par le biais du minage.
Cependant, la loi de finances (LOLF) de 2022 a modifié la fiscalité applicable. Depuis le 1er janvier 2023, les particuliers réalisant des bénéfices à titre habituel sont toujours imposables au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) [12], s’ils excèdent les 305€ de plus-values (en deçà, il y a une exonération d’impôts). Ce régime a été étendu aux bénéfices réalisés à titre occasionnel, qui étaient jusqu’à présent imposable sur la cession à titre onéreux de biens meubles [13]. Avec l’introduction de l’article 150VH bis dans le Code général des impôts, ces plus-values sont désormais soumises au prélèvement forfaitaire unique, avec un taux de 12,8 %, ainsi qu’aux prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine au taux global de 17,2 % (il s’agit là de la flat tax de 30 %). Lors de la déclaration de revenus, il est toutefois possible de renoncer au taux forfaitaire en optant pour le barème progressif de l’impôt sur les plus-values. Pour les investisseurs considérés comme des professionnels, qu’ils soient des personnes physiques ou des personnes morales (les plateformes et les entreprises), qu’il s’agisse de minage ou de staking (l’immobilisation des actifs pour produire un revenu), leurs gains sont imposables au titre des bénéfices non commerciaux [14].
La situation fiscale dans d’autres pays européens est radicalement différente, à tel point que l’imposition européenne varie entre 0 et 52 %, avec un taux moyen de 15,4 %, comme illustré ci-dessous (Figure 1). Certains pays comme les Pays-Bas et l’Espagne adoptent une approche quantitative, avec des seuils d’imposition prédéfinis. D’autres pays comme le Luxembourg distinguent l’imposition selon le profil des investisseurs (les spéculateurs, les épargnants, etc.). Là où certains États comme l’Allemagne et Malte ont une politique fiscale très souple, d’autres sont bien plus sévères, comme le Danemark et la Suède [15]. Il faut ici noter qu’étonnamment, le taux d’adoption des actifs numériques n’est pas lié à la fiscalité. Des pays aux politiques très divergentes, comme l’Allemagne et l’Italie, ont pourtant des taux d’adhésion similaire. Toujours est-il que la création de ces régimes fiscaux a constitué le premier jalon des régulations nationales pour les États-membres. Bien qu’il s’agisse là d’une compétence qui leur est réservée, cette hétérogénéité de positions illustre la difficulté d’une approche globale et commune sur d’autres sujets. Pourtant, une telle fragmentation réglementaire est particulièrement dommageable, tant pour la sécurité des citoyens européens (qui ne bénéficient pas de la même protection selon leur localisation), que pour l’attractivité des investisseurs (qui subissent des conditions de concurrences inégales) [16]. L’Union européenne a saisi l’ampleur de la variabilité des situations en présence, et a ainsi entrepris l’élaboration d’un cadre complet et homogène pour les actifs numériques, palliant le vide juridique au niveau supranational.
Figure 1 : Carte représentative des différents degrés de taxes sur les plus-values réalisées par la cession de crypto-actifs dans l’UE
Source : HelloSafe.com.
2. L’analyse de la réglementation européenne des crypto-actifs (MiCA)
2.1. Le cadre général de la réglementation européenne des crypto-actifs
L’impulsion a été donnée par la Commission européenne, qui en 2018, a attiré l’attention des autres institutions sur les risques due « à la volatilité, aux fraudes, aux failles opérationnelles sur les plateformes d’échanges » (Commission européenne 2018). L’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) et l’Autorité bancaire européenne (ABE) ont réagi quelques mois plus tard, déplorant cette fois l’absence de régulation au niveau communautaire, synonyme d’absence de protection juridique et financière desdits risques. S’en est suivi la publication de plusieurs avis, rapports, synthèses, et évaluations, avec des prises de position parfois très critiques sur le sujet, notamment par la Banque centrale européenne (BCE) [17]. La procédure législative a débuté en 2020, par une proposition de la Commission au Conseil de l’Union européenne et au Parlement. Celle-ci est fondée sur les articles 26 et 114 alinéa 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) relatifs au « fonctionnement du marché intérieur » ainsi qu’à « la définition des orientations et conditions nécessaires pour assurer un progrès équilibré ». Après de longs débats au sein des assemblées et plusieurs reports quant au vote, la version finale du projet de règlement MiCA a définitivement été adoptée le 20 avril 2023.
Ce dispositif s’intègre au Digital Finance Package, adopté par la Commission en 2020, et piloté par la Direction générale de la stabilité financière, des services financiers, et de l’union des marchés des capitaux (FISMA). Il vise à encadrer et à renforcer la finance numérique, pour soutenir la relance et la transformation économique. Ce package comprend un cadre réglementaire temporaire pour l’utilisation des Distributed Ledger Technology (DLT) sur le marché des titres financiers [18], ainsi que le Digital Operational Resilience Act (DORA) sur le renforcement des obligations en matière de cybersécurité pour les acteurs financiers [19]. Cette intensification des travaux législatifs révèle les ambitions de l’Europe, qui à l’aube d’une nouvelle ère numérique, se veut pionnière dans le domaine des technologies financières (et dans d’autres innovations tout aussi fondamentales, comme l’intelligence artificielle). Le règlement MiCA et ses pairs illustrent l’occasion pour l’Union européenne d’agir structurellement sur un enjeu d’avenir majeur, dont l’appréhension nécessite des moyens globaux et adaptés au niveau supranational (Parlement européen 2017).
Pour les institutions, la priorité réside dans l’équilibre d’une régulation à la fois protectrice pour les consommateurs et les citoyens, et attractive pour les entreprises et les investisseurs, afin d’assurer le progrès et la stabilité. Le règlement précise par ailleurs qu’un « cadre harmonisé et spécifique pour les marchés des crypto-actifs [...] devrait soutenir l’innovation et une concurrence loyale, tout en garantissant un niveau élevé de protection des détenteurs ». Ces interventions outrepassent les moyens des États-membres, qui ne peuvent réaliser seuls ces objectifs de manière suffisante. Cette incompétence pratique au niveau national est précisément la raison pour laquelle l’Union est autorisée à intervenir. La question de la répartition des compétences, bien que juridiquement technique, est ici essentielle pour dûment justifier cette supervision, par les principes de subsidiarité et de proportionnalité [20]. L’intégration directe d’un dispositif réglementaire défini au niveau européen dans les ordres juridiques nationaux s’explique par les bénéfices de l’harmonisation qui en découle, et par la garantie d’une action proportionnée aux résultats souhaités. Les objectifs poursuivis par la Commission sont clairement définis dès les premières lignes du règlement : la sécurité juridique, le soutien à l’innovation, la protection des consommateurs et des investisseurs, l’intégrité du marché et la stabilité financière.
2.2. Le champ d’application de la réglementation européenne des crypto-actifs
Pour mieux apprécier l’étendue de la régulation européenne, il convient de présenter le champ d’application de cette régulation. Sur le plan matériel, les articles qui la composent ont vocation à s’appliquer à trois catégories de crypto-actifs (Tableau 1). Cette classification ne suit pas tout à fait la même terminologie que celle établie par le législateur national, toutefois la logique reste similaire : les jetons se référant à des coins, autrement dit les crypto-actifs classiques se distinguent des jetons utilitaires, et des jetons de monnaies électronique.
Tableau 1 : Tableau récapitulatif des sous-catégories de cryptos recensés par le règlement MiCA
Appellation | Les jetons utilitaires (utility tokens) | Les jetons se référant à des actifs (coins) | Les jetons de monnaie électronique (stablecoins) |
Définition | Ces jetons sont destinés à fournir un accès numérique à un bien ou un service, disponible sur la DLT. Ils ont une finalité non-financière liée à l’exploitation d’une plateforme numérique. | Ces jetons se réfèrent aux monnaies ayant un cours légal (à des matières premières ou à des actifs). Ils sont souvent utilisés par leurs détenteurs comme moyen de paiement ou comme réserve de valeur. | Ces jetons constituent essentiellement un moyen de paiement puisqu’ils stabilisent leur valeur en s’indexant sur le cours d’une monnaie légale. |
Source : Réalisé par l’auteur.
Sur le plan organique, ces nouvelles règles sont destinées à l’encadrement des prestataires de service en crypto-actifs [21], et des émetteurs de crypto-actifs [22] avec les Initial Coin Offering. À travers des conditions procédurales et substantielles, ces acteurs clé se verront désormais imposés des exigences à la fois propres et spécifiques. Au niveau opérationnel, ils devront essentiellement veiller à la solidité de leurs dispositifs de gouvernance, à la bonne gestion et à la conservation de fonds propres, avec des conditions strictes pour investir le capital des investisseurs. On parle ici de garanties prudentielles, définies à l’article 61 (Titre V, Chapitre 2). Concrètement, ils auront l’obligation d’agir de manière honnête, loyale, professionnelle, claire et non-trompeuse, notamment par la transparence de l’information commerciale, le traitement des réclamations, et la prévention des conflits d’intérêts. Outre ces considérations générales, des questions plus spécifiques sont traitées avec une attention particulière. Tel est le cas des abus de marché, ou encore des stablecoins. La Commission considère que ces jetons représentent une menace accrue, en raison de la corrélation de leur valeur avec celle d’une monnaie légale, à priori stable. Cette garantie de stabilité suscite dès lors une adoption plus massive, et donc plus risquée en cas de difficulté technique ou opérationnelle. L’effondrement total de l’UST, du projet Terra, en 24 heures illustre cette dangereuse fragilité. Concernant sa temporalité, le règlement MiCA, entré en vigueur en juillet 2023, sera applicable à tous les États-membres à la fin d’une période transitoire de 18 mois, soit en juillet 2025 (exception faite des mesures relatives aux stablecoins qui s’appliqueront dès juillet 2024). Ce délai traduit la volonté d’octroyer un temps d’adaptation aux autorités nationales pour une transition paisible et progressive.
Les autorités compétentes pour garantir le respect du dispositif MiCA lorsqu’il sera effectivement applicable sont l’AEMF et l’ABE au niveau européen, et l’AMF au niveau national. Elles auront des prérogatives communes et respectives à ces fins. Des sanctions administratives sont également prévues (Titre VII, Chapitre 2) en cas de violation persistante de ces nouvelles règles. La priorité explicite et absolue des institutions réside dans la protection des investisseurs, et les dispositions vont presque systématiquement dans ce sens. Les détenteurs d’actifs numériques doivent donc pouvoir être remboursés de la totalité des sommes investis en cas de chute brutale d’une plateforme. L’exemple de la retentissante faillite de FTX en 2022 est très révélateur de l’absence totale de garantie accordée jusqu’alors. Ici la majeure partie des capitaux sur lesquels reposait la plateforme ont servi au financement de paris sportifs pour le compte du dirigeant, il était donc impossible pour les investisseurs de retirer leurs fonds (Leparmentier 2022). Avec l’application de MiCA qui offre une protection a priori des agents économiques, une telle situation ne devrait pas se reproduire. Pour les contentieux en matière d’actifs numériques, le juge national devra toujours interpréter le texte à la lumière de cet objectif de protection a posteriori. S’il émet un doute persistant sur une disposition qui lui parait obscure, il pourra toujours renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dès lors, le juge supranational statuera sur l’interprétation du règlement pour éclairer le positionnement des juridictions nationales.
2.3. L’intégration du dispositif européen en droit national
Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’intégration du dispositif européen en droit interne pose quelques difficultés d’articulation intra-étatique. La question de l’agrément des prestataires de services sur les actifs numériques (PSAN) s’annonce relativement épineuse. La France a d’ores et déjà posé un cadre légal pour ces derniers en 2019 avec la loi PACTE, introduisant l’article L54-10-2 du CMF. Les articles suivants précisent le double régime dont ils peuvent bénéficier, de l’enregistrement obligatoire pour exercer leurs activités, à l’agrément optionnel qui constitue une distinction renforcée. La procédure est précisément définie, du dépôt de la demande d’enregistrement du prestataire à l’AMF, des échanges entre cette autorité et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), à la notification de la décision. Le délai officiel de traitement de ce type de demandes est de six mois, à l’expiration duquel le silence vaut acceptation de l’Administration, selon l’article R54-10-4 du CMF. Seulement, avec l’application de MiCA, cette dualité de régime sera substituée par l’agrément européen des PSAN comme prestataires de services sur crypto-actifs (PSCA). Il y aura une courte période où de facto, les trois régimes cohabiteront, avec plusieurs situations. Pour les prestataires actuellement enregistrés, ils devront mettre à profit la période de transition pour s’adapter et remplir les exigences relatives à l’obtention de l’agrément européen. Celui-ci leur sera rétroactivement appliqué début 2025. Pour les prestataires qui souhaiteraient s’enregistrer après l’application de MiCA, ils devront quant à eux respecter dès le départ les conditions d’obtention de ce nouvel agrément (Titre V, Chapitre1).
Pour anticiper l’application du règlement MiCA, le Parlement national a adopté un nouveau régime législatif temporaire en mars 2023, avec la loi DDADUE qui prévoit une procédure d’enregistrement renforcée, à l’article L54-10-3 du CMF. Celle-ci pourra être sollicitée par les prestataires qui souhaitent s’enregistrer durant la période transitoire, elle ne concerne donc ni les prestataires déjà enregistrés, ni ceux qui le feront après l’entrée en application du texte. En pratique, l’agrément impose des exigences assez strictes sur le double plan organisationnel et technique, notamment avec le renforcement des dispositifs de cybersécurité. Globalement indispensable à la sécurité du consommateur et l’intégrité du marché, ce niveau de maturité est difficilement atteignable pour de jeunes entreprises. Pour l’heure, aucun prestataire n’a encore été agréé par l’AMF à l’exception de la fintech Deblock. Des demandes ont été déposées en ce sens. Nonobstant, les délais de traitement se sont considérablement allongés, au vu du nombre de dossiers et des ressources limitées allouées à cette autorité. D’autant plus qu’elle ne se borne pas à la délivrance des agréments : elle accompagne les professionnels, elle sensibilise les investisseurs, et fait de la prévention pour le grand public. C’est pourtant elle qui sera chargée d’octroyer le nouvel agrément européen, et vu l’afflux de demandes qui s’annonce, il faut espérer qu’elle dispose d’ici là des moyens nécessaires pour y faire face. La loi DDADUE habilite également l’exécutif à prendre par ordonnance toute mesure qui permettra de mettre en conformité le droit national avec la réglementation européenne.
L’adaptation et l’accompagnement paraissent pour le moment prendre le pas sur la sanction et la répression. Rien ne garantit que cette acception relativement souple perdurera dans le temps, elle est toutefois préférable à l’absence totale de structuration. Dans d’autres pays, comme aux États-Unis, il n’y a certes aucune obligation, mais il n’y a aucune garantie non plus, tant pour les professionnels que pour les détenteurs d’actifs. Cette avancée réglementaire confère donc à l’Europe un avantage préférentiel qui, au-delà des invectives, pourrait profiter à tous. La fonction régulatrice du droit devrait apporter la structure indispensable à la sécurité et à la stabilité du marché, tout en assurant la pérennisation des actifs numériques. Il faudra toutefois veiller à ce qu’un juste équilibre soit préservé. L’excès de rigueur conduirait inévitablement à une perte considérable de compétences et de capital au niveau européen. Il n’en demeure pas moins qu’un cadre adapté à la nature libérale de ces projets leur permettrait de gagner en sûreté, en légitimité, et en attractivité. Les adeptes des actifs numériques qui ambitionnent de les ériger comme des monnaies d’avenir doivent ainsi composer avec la régulation, qui déterminera l’évolution du secteur. L’Union européenne est l’une des premières régions du monde à se doter d’un cadre juridique si précis, et ce positionnement a le mérite d’être salué.
3. L’analyse prospective du droit européen des crypto-actifs
3.1. Les étapes de structuration d’un droit européen des crypto-actifs
Le règlement MiCA marque la première étape dans l’élaboration de ce droit. Reste à voir s’il constituera une nouvelle branche juridique à part entière ou s’il conviendra d’appliquer et d’adapter aux actifs numériques des règles préexistantes. Celles qui encadrent ce marché n’en sont qu’à leurs premières maturations, et elles évolueront corrélativement à l’objet qu’elles ont vocation à régir. Pour mieux cerner les implications à venir, il faut dresser le panorama des défis successifs qui reste à relever sur le plan technique et juridique. La réduction des risques de volatilité est le premier catalyseur pour la protection optimale des consommateurs sur ce marché particulièrement instable. Il suffit d’analyser le cours de Bitcoin depuis sa création pour saisir l’importance des fluctuations qu’il revête. Les actifs numériques sont intrinsèquement instables, puisqu’ils évoluent sur un marché qui a longuement fonctionné selon ses propres règles. La spéculation due à la concertation abusive des richesses, l’influence sur le cours des actifs à des fins de trading, les conjonctures extérieures comme les taux d’intérêts, les crises sanitaires et géopolitiques : ces externalités tendent à renforcer l’instabilité. Les actifs numériques ont précisément été conçus pour aller au- delà du joug du système monétaire et financier traditionnel. Pourtant, leur ancrage dans l’économie réelle a conduit à la reproduction des mêmes maux, à savoir la monopolisation et l’accumulation du capital par les plus fortunés, au détriment des plus modestes (Passet 2021). Le législateur ne peut que prévenir et limiter les dégâts pour raréfier leur survenance, notamment en ce qui concerne la mauvaise gestion des plateformes.
La question de la lutte contre le financement des activités illégales (surtout le blanchiment d’argent et le terrorisme) est également au cœur des préoccupations institutionnelles. A ainsi été adopté le règlement Transfer of Funds Regulation (TFR) en avril 2023, parallèlement à MiCA. Il impose aux prestataires de fournir aux autorités, toutes les informations nécessaires à l’identification des investisseurs, notamment par le biais du Know your customer (KYC). En cas de suspicion, les plateformes sont aussi responsables du signalement et du blocage de toute activité concernée. Cette traçabilité n’est pas nouvelle puisque la Blockchain repose sur un principe de transparence. Contrairement aux idées reçues, exclusion faite de quelques actifs chiffrés et intraçable à l’instar de Monero, la plupart des actifs numériques n’ont jamais été anonymes. Bien au contraire, avec quelques compétences techniques, il est assez simple de retrouver l’adresse, et donc l’identité de l’individu derrière une transaction. Les actifs numériques sont pourtant fréquemment associés aux fantasmes de l’opacité, de l’illicite et de la cybercriminalité. Cette perception est à juste titre alimentée par les sites clandestins et les ransomwares. Il faut néanmoins relativiser leur usage dans la commission d’actes pénalement répréhensibles. En 2023, la part estimée de transactions illicites sur les transactions totales est de 0,34 % (Chainalysis 2024), comme révélé par le graphique ci-dessous (Figure 2). Le législateur devra continuer à prohiber les services autour des actifs qui constituent une véritable menace, sans la généraliser à l’ensemble du secteur.
Figure 2 : Graphique représentatif de la part totale des transactions illicites en crypto-actifs
Source : Chainalysis, Crypto Crime Report 2024.
Enfin, l’impact environnemental des actifs numériques pourrait également faire l’objet d’une régulation. En effet, certains protocoles comme la preuve de travail, qui mobilise le minage et la puissance de calcul des machines, sont particulièrement polluants par leur importante consommation d’électricité. Les chiffres sont nombreux et imprécis, un consensus semble toutefois s’établir autour d’une consommation annuelle totale de 143.86 TWh, soit 0,64 % de la consommation annuelle mondiale (Neumueller 2023). Des alternatives émergent, comme l’utilisation d’énergies propres et renouvelables, ou la transition vers des modes de validation des transactions moins énergivores, comme la preuve d’enjeu. Ces questions, inhérentes à l’évolution du marché des crypto-actifs, continueront à alimenter les réflexions juridiques. Elles impliquent en réalité une double responsabilité. Les acteurs du marché devront être plus précautionneux s’ils espèrent, à terme, une démocratisation des actifs numériques, puisque l’adoption par le plus grand nombre suppose la confiance. En même temps, les autorités gagneront à être plus objectives pour être plus efficaces, par une réglementation à la fois juste et proportionnée. D’autant plus que le marché des actifs numériques n’a pas fini de révéler toutes ses promesses. Les tokens BRC-20, la récente approbation des fonds négociés en bourse (ETF) sur Bitcoin par les États-Unis, et l’évolution de la DeFI marquent des tournants qui devront être accompagnées et intégrées par le droit.
3.2. L’approche alternative des monnaies numériques des banques centrales
Bien qu’il puisse être inconfortable de s’extraire de certains postulats collectivement et profondément ancrés, les Etats, qui se sont vus rappelés que la confiance dans le fiduciaire n’était pas immuable, ont l’occasion de faire évoluer leur conception des actifs numériques par la législation. Les alternatives actuelles pourraient constituer l’opportunité de renforcer la souveraineté monétaire et numérique. Par la saisie des potentialités offertes par les technologies financières, l’Union entend rester compétitive, notamment avec sa position sur les monnaies numériques des banques centrales (MNBC). En 2021, la BCE a lancé une étude pour le développement d’une forme numérique de l’euro, qui contribuerait doublement au maintien du rôle de la monnaie et au soutien de la transition digitale de l’économie. L’euro numérique devrait donc être mis en place d’ici 2025. L’analogie entre les MNBC et les actifs numériques ne vaut que sur la forme : sur le fond, la logique de centralisation et de contrôle reste identique, voire renforcée.
À l’aube d’une substitution de la monnaie fiduciaire par la monnaie numérique, le Comité européen de la protection des données personnelles (CEPD) a alerté sur les risques en matière de confidentialité. D’autant plus que d’autres États, comme la Chine, le Brésil, la Russie, prévoient également d’instaurer des MNBC. Ces pays émergents ont par ailleurs récemment exprimé leur forte volonté de s’émanciper de la dollarisation, en constituant leur propre ordre monétaire, indépendamment de l’Occident (Odent 2023). L’Europe doit donc se tenir prête, sur le plan technologique et politique, pour consolider sa légitimité et sa souveraineté face aux initiatives privées ou étrangères. Nul doute qu’à l’accoutumée, elle continuera à s’imposer et à se démarquer à travers l’adoption d’un dispositif juridique fort, qui évoluera à la lumière des enjeux à venir. Pour couvrir les zones d’ombres de cette première étape réglementaire (principalement la DeFI et les NFT), un règlement MiCA II est déjà envisagé par la BCE.
3.3. La comparaison internationale de la réglementation des crypto-actifs
Des perspectives de droit comparé s’imposent pour saisir et s’inspirer des instruments régulationnistes déployés à travers le monde pour régir un phénomène d’une telle ubiquité. La plupart des pays occidentaux (hors Union-Européenne), comme le Royaume-Uni et le Canada, se retrouvent autour de principes communs : l’enregistrement des plateformes et des prestataires auprès d’organismes de surveillance et de réglementation, la lutte contre le blanchiment d’argent, l’identification des investisseurs, et le traitement fiscal. Au Royaume- Uni, les crypto-actifs sont considérés comme des instruments financiers, et les transactions qui y sont associées sont placées sous la surveillance de l’Office of Financial Sanctions Implementation (OFSI). Au Canada, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières (CANAFE) veille à l’enregistrement des sociétés prestataires d’actifs numériques, avec des règles propres à chaque province. Il s’agit du premier pays à avoir approuvé les ETF sur Bitcoin à la Bourse de Toronto. Pour les États-Unis, de nombreux contentieux reflètent la conflictualité de la situation entre les régulateurs et l’industrie (Godeluck 2023). Ces difficultés permettront à terme de préciser la qualification et le régime juridique pour les crypto-actifs.
Dans les régimes dits autoritaires, comme la Chine et la Russie, il faut se méfier des apparences puisque sous couvert d’interdictions pures et dures, le marché des actifs numériques y est là encore, en pleine expansion (Cotte 2024). Les tribunaux et les banques centrales révèlent cette souplesse en ce qu’ils semblent autoriser et reconnaître bien volontiers les flux d’échange en actifs numériques, sans frontalement s’y opposer. En revanche, l’approche régulationniste des pays émergents diverge radicalement à celles précédemment décrites. Ce contraste s’explique par la différence de qualité de vie entre ces régions du monde. Alors que la plupart des sociétés occidentales jouissent encore d’une certaine sécurité, d’autres populations subissent de violentes périodes d’inflation et de dépréciation de leur monnaie, sur fond d’instabilité voire de corruption politique. Ils apprécient donc davantage l’émergence des crypto-actifs comme une alternative à la précarité de leurs systèmes actuels, plutôt que comme une menace. De l’autre côté de l’hémisphère, les positions en faveur de l’adoption des actifs numériques comme monnaies légales se multiplient. En Amérique du Sud, le Brésil les a érigés comme moyens de paiement légaux en 2022. Le Salvador a été plus loin, en conférant au Bitcoin le statut de monnaie officielle du pays en 2021. Il faut relativiser son usage en tant que tel, car les transactions annuelles effectuées par ce moyen sont très résiduelles (Touzani 2024).
Toutefois, ces initiatives sont particulièrement instructives. Des options techniques et innovantes émergent, permettant à la fois de conférer une légitimité sans précédent au marché des actifs numériques, tout en offrant de nouvelles perspectives à ces économies à bout de souffle. Et là se trouve la réelle potentialité des actifs numériques, qui outre l’évolution technologique, revêtent aussi une importante composante démocratique. Il existe désormais toute une série d’outils qui participent à l’effectivité de la décentralisation. Tel est le cas des applications et des organisations décentralisées on chain (DApps et DAO), des contrats intelligents (dits smart contracts), ou des plateformes d’échanges décentralisées (DEX). Pour l’heure, ils servent principalement les activités des plus initiés. Il ne faut pas pour autant en exclure leur démocratisation dans les années à venir. Par exemple, le gouvernement ghanéen, marqué par une corruption grandissante, enregistre désormais ses titres fonciers sur la Blockchain, pour l’immuabilité qu’elle confère. Là encore, la question renvoie au paradigme de confiance, qui tend à se transférer de plus en plus, de l’Homme à la machine.
4. Conclusion
Les actifs numériques sont amenés à jouer un rôle décisif dans la transformation de l’économie européenne, notamment par leur potentiel d’innovation technique. Les réflexions régulationnistes sur le sujet représentent l’immanquable occasion pour les États de renouveler leur autorité, par des formes de dialogue inédites avec les citoyens, à travers plus de transparence, de participation, et de représentativité. L’avènement des actifs numériques se concilie avec les mutations disruptives de notre société, incitant chercheurs, professionnels, et institutions, à observer le système avec un regard neuf. Entre saisie des opportunités et prévention des risques, le positionnement des pouvoirs publics s’avérera déterminant pour façonner l’ère monétaire et économique de demain. Nul doute que les crypto-actifs continueront ainsi à contribuer à l’avenir des transactions numériques, en Europe et dans le monde entier.
Références bibliographiques
ADAN, Ipsos et KPMG (2024), Web 3 et crypto en France et en Europe : poursuite de l’adoption et de la croissance du secteur, Edition 2024.
ADAN et KPMG (2023), Web 3 et Crypto en France et en Europe : adoption par le grand public et applications par les industries. Avril 2023.
Chainalysis (2024), The Chainalysis 2024 Crypto Crime Report.
Commission européenne (2018), « Plan d’action pour les technologies financières : pour un secteur financier européen plus compétitif et plus innovant », Communication de la Commission au parlement, au Conseil, à la BCE, et au CSE, 8/03/2018.
Cotte, Rachel (2024), « Pourquoi les échanges de cryptos prospèrent en Chine malgré l’interdiction de Pékin », les Echos, 29/05/2024.
Godeluck, Solveig (2023), « Crypto : la SEC poursuit en justice le poids lourd Binance », les Echos, 5/06/2023.
Leparmentier, Arnaud (2022), « FTX, la faillite qui ébranle les cryptomonnaies », le Monde, 12/11/2022.
Neumueller, Alexander (2023), « Bitcoin electricity consumption : an improved assessment », Cambridge Centre for Alternative Finance, Cambridge University.
Odent, Bruno (2023), « Pourquoi les Brics veulent se libérer du joug du dollar », l’Humanité, 1/05/2023.
Parlement européen (2017), « Influence de la technologie sur l’avenir du secteur financier », Rapport sur la technologie financière, rendu par la Commission des affaires économiques et monétaires, 28/04/2017.
Passet, Olivier (2021), « Bitcoin : jouet de spéculateurs ou véritable cryptomonnaie ? », Alternatives économiques, juin 2021.
Touzani, Samir, « Le flop de l’expérience bitcoin au Salvador », les Echos, 6/02/2024.
Union européenne (2023), « Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs (MiCA) », Document 32023R1114.
[1] Rémi Forte, « Le mystère de Satoshi, aux origines du Bitcoin », France, par Arte (service public audiovisuel), 2021.
[2] Le premier bloc crée sur Bitcoin inclut une référence à un article du Times publiée en janvier 2009 en pleine crise économique « Le Chancelier est à l’aube d’un second plan de sauvetage des banques ».
[3] Étude réalisée par Glassnode, plateforme spécialisée dans l’analyse des transactions en cryptomonnaies, 2023.
[4] Les crypto-actifs alternatifs au Bitcoin.
[5] Voir « Bitcoin, Ether... faut-il investir ou fuir les crypto-actifs ? », Dossier thématique, Les Echos, 15/05/2024.
[6] Vocabulaire de l’informatique, JORF n°0121 du 23/05/2017, NOR : CTNR1713838K.
[7] JORF n°0018 du 22/01/2022.
[8] Article 1128 du Code civil.
[9] Guide sur l’article 1 du protocole n°1 de la CEDH, Protection de la propriété.
[10] CJUE, 5e ch. 22/10/2015, Skatteverket c/ David Hedqvist, aff C-264/14.
[11] Les transactions d’actif à actif n’étant pas concernées, certains investisseurs passent par des montages complexes et avantageux, de crypto-actifs à stablecoins, pour alléger leur imposition finale.
[12] Article 34 du CGI.
[13] Article 150 UA du CGI.
[14] Article 700 de la LOLF 2022 – Article 92 du CGI.
[15] Toutes les sources relatives au pourcentage de détenteurs de cryptos par pays relèvent de l’étude réalisé par ADAN et KPMG (2023).
[16] Considérant n°5 du Règlement Markets in Crypto-Assets (MiCA).
[17] « Les cryptomonnaies ne valent rien selon la présidente de la Banque centrale européenne », Courrier International, 24/05/2022.
[18] Entrée en vigueur le 23/03/2023.
[19] Entrée en vigueur prévue pour janvier 2025.
[20] Article 5 du Traité de l’Union européenne (TUE).
[21] Toute personne morale qui fournit des services liés au crypto-actifs, comme la conservation et la gestion des portefeuilles.
[22] Toute personne mettant à disposition des actifs au public, à son compte ou par le biais d’une plateforme.
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