Au-delà des facteurs financiers : le rôle des réseaux, de la confiance, et de l’engagement dans le maintien de l’agriculture biologique

Thi Kim Cuong Pham, Université Paris Nanterre (EconomiX)

Anne Stenger, BETA, INRAE, Université de Strasbourg.

Thi Huong Nhai Nguyen, BETA, Université de Strasbourg.

L’article analyse les facteurs qui influencent le maintien des agriculteurs en agriculture biologique (AB), basée sur une enquête menée auprès de 1371 agriculteurs bio du Grand Est. Les principaux facteurs non-monétaires favorables au maintien en AB sont : la confiance dans les institutions agricoles, l’appartenance à des réseaux professionnels, et la consommation personnelle de produits labellisés ‘AB’. À l’inverse, les contraintes économiques, les difficultés réglementaires et le manque de débouchés freinent la poursuite en AB. L’étude recommande d’allier incitations financières et sociales, de renforcer les réseaux agricoles, de repenser les politiques territoriales et d’améliorer la communication institutionnelle pour soutenir durablement l’AB.


Code JEL : D20, Q10.

Mots-clefs : actions publiques, agriculture biologique, confiance, incitations monétaires, incitations non monétaires.

Citer cet article

Thi Kim Cuong Pham , Anne Stenger , Thi Huong Nhai Nguyen « Au-delà des facteurs financiers : le rôle des réseaux, de la confiance, et de l’engagement dans le maintien de l’agriculture biologique », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 50, 1, Eté 2025.

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1. Introduction

L’agriculture biologique (AB) est une pratique essentielle pour la durabilité environnementale, la sécurité alimentaire et l’adaptation au changement climatique. En France, le programme Ambition Bio 2027 vise à porter la superficie des terres agricoles consacrées à l’AB à 18 % d’ici 2027, ce qui implique une augmentation de la production. En France, la superficie consacrée à l’AB a augmenté régulièrement depuis 1995. L’AB couvre 10,7 % de la surface agricole nationale, soit 2,88 millions d’hectares, contre seulement 3 % en 2010. La France se classe également parmi les trois premiers pays européens en termes de nombre de producteurs biologiques (Agence Bio, 2023). Malgré son développement en France et en Europe, le maintien des agriculteurs dans l’AB est aujourd’hui un défi majeur, freiné par des contraintes économiques, techniques et sociales (Le Provost et Uthayakumar 2024).

Cette étude [1] explore les facteurs, particulièrement non monétaires influençant la décision des agriculteurs de rester en AB, avec un accent particulier sur la confiance dans les institutions, l’intégration dans des réseaux agricoles, et la consommation de produits biologiques par les agriculteurs eux-mêmes.

2. Contexte

Il n’est pas indifférent de noter qu’après une période d’expansion, l’AB a subi un ralentissement, notamment en raison d’une baisse de la consommation et des aides financières. Face à cette crise, le projet DIS-BIO (Des Incitations Sociales et Spatiales pour le Maintien en BIO), mené en 2023-2024 par une équipe pluridisciplinaire (INRAE, Universités de Strasbourg, Lorraine, Reims et Nanterre), s’est donné pour objectif d’analyser les déterminants non monétaires de la décision des agriculteurs de poursuivre en AB.

Des recherches antérieures ont identifié plusieurs facteurs influençant l’adoption de l’AB et le maintien en AB comme les facteurs économiques tels que le coût de conversion, les prix des produits bio, ou la stabilité des revenus. La transition vers l’agriculture biologique implique souvent des investissements initiaux importants, notamment en matériel, en formation et en adaptation des pratiques agricoles. De plus, la période de conversion (3 ans en France) est une phase critique durant laquelle les agriculteurs ne bénéficient pas encore du label bio, mais subissent néanmoins des restrictions sur l’utilisation des intrants conventionnels. Un prix de vente plus élevé peut être un facteur incitatif majeur, mais il dépend de la demande des consommateurs et des circuits de distribution. Une instabilité des prix ou une concurrence avec les produits conventionnels peut freiner la conversion.

L’AB peut offrir une meilleure résilience économique sur le long terme grâce à des coûts de production réduits (moins d’achats d’engrais et pesticides), mais elle reste soumise à des aléas climatiques et à la volatilité des marchés. Des facteurs sociaux comme l’influence des normes, l’appartenance à des groupes agricoles, ou le soutien des pairs jouent aussi un rôle clé dans le maintien en AB. Des facteurs environnementaux et institutionnels comme la perception des politiques publiques et le niveau de confiance, la réglementation, ou les incitations territoriales (des plans d’action locaux, des marchés publics favorisant l’achat de produits bio pour la restauration collective, ou encore des aides régionales supplémentaires) se sont révélés être importants dans les décisions relatives à la conversion en AB (Dessart et al. 2019, Sapbamrer et Thammachai 2021, Zhou et Ding 2022).

En ce qui concerne les facteurs favorisant la poursuite et le développement de l’agriculture biologique, ils sont nombreux. Parmi eux, on retrouve des liaisons de transport adaptées, des pratiques de commercialisation efficaces, un soutien suffisant à l’agriculture biologique, un appui social, ainsi qu’une sensibilité environnementale accrue (Kołoszko-Chomentowska et Stalgiene 2019). S’ajoutent également l’attitude face aux risques et aux bénéfices, la proximité des marchés biologiques, la fréquence des interactions (Läpple 2010), la motivation sociale, ainsi que la nature des informations et des médias utilisés (Gatto et al. 2019). Par ailleurs, l’adhésion à un groupement agricole et les caractéristiques territoriales sont étroitement liés aux décisions des agriculteurs de se maintenir en agriculture biologique (Ifegbesan et Rampedi 2018, Koesling et al. 2012).

3. Objectifs et méthodologie

Notre enquête a été menée en 2024 auprès de 4 000 agriculteurs bio du Grand Est, avec 1371 réponses complètes (taux de réponse de 33 %). Le questionnaire administré en ligne portait sur des aspects socio-économiques, les motivations des agriculteurs, leur rapport aux institutions, et leur engagement personnel envers le bio.

La figure 1 illustre les types d’exploitation des agriculteurs en pourcentages, ainsi que la part de la production biologique et conventionnelle sur leurs fermes. Notons que les fermes peuvent être entièrement ou partiellement biologique. Chaque agriculteur peut exercer plusieurs types de production sur sa ferme. Ainsi, la figure 1 indique que la grande majorité des types de productions sont conduites en bio. La part de l’agriculture conventionnelle dans chaque type de production est inférieure ou égale à 2 %, à l’exception des grandes cultures qui représentent 7 %.

En production végétale, les grandes cultures et la viticulture sont les deux principaux types d’exploitation pratiqués par les agriculteurs, avec respectivement 40 % et 20 % des productions biologiques. Tandis qu’en production animale, ce sont le bovin lait et le bovin allaitant qui prédominent représentant respectivement 16 % et 15 % conduite en bio.

Figure 1 : Répartition des types d’exploitations

Source : Enquête du projet Dis-Bio, 2024.

En moyenne, les agriculteurs bio sont majoritairement des hommes (78,4 % de l’échantillon), leur âge allant de 23 à 90 ans, avec une moyenne de 46-48 ans. En termes de niveau d’éducation, la majorité des agriculteurs ont un niveau Bac (24,9 %) ou Bac+2 (31,2 %). De plus, 11,9 % ont un niveau d’éducation inférieur au Bac et seulement 0,8 % n’ont aucun diplôme. Ils ont en moyenne 9-10 ans d’expérience en AB et ceux qui envisagent d’augmenter leur production en AB ont une moyenne plus faible, de 6 à 7 ans, ce qui indique qu’ils sont en général plus récents dans leur engagement en AB. Tableau 1 indique que près de trois quarts des agriculteurs (71,6 %) ont un revenu annuel inférieur ou égal à 25 000 euros, dont 44,7 % gagnent moins de 15 000 euros par an. En revanche, seulement 3,1 % des agriculteurs ont un revenu supérieur à 70 000 euros par an.

Figure 2  : Perspectives des agriculteurs enquêtés sur l’avenir de l’AB sur leur ferme dans les 5 années à venir

Source : Enquête du projet Dis-Bio, 2024.

4. Résultats principaux

Les motivations des agriculteurs pour le maintien en AB

Malgré les difficultés économiques, 84 % des répondants souhaitent maintenir ou augmenter leur production en bio dans les 5 années à venir. Seuls 5 % souhaitent réduire et 5 % ont l’intention d’arrêter complètement la production biologique. Les 6 % restants, classés dans la catégorie « Autre », incluent généralement ceux qui vont prendre leur retraite ainsi que ceux dont les décisions dépendront de l’évolution du secteur biologique (Figure 2).

Cette volonté de maintien ou d’augmentation est motivée principalement par (Figure 3) :

  • Des convictions personnelles basées sur un engagement environnemental, éthique et sanitaire (72 %).
  • Une maîtrise technique ou une satisfaction professionnelle et sociale liée à la reconnaissance du métier et à des échanges au sein de réseaux agricoles (30 %).
  • Des opportunités économiques : la réalité d’une meilleure valorisation en circuit court et d’un accès à des labels complémentaires (29 %).

Figure 3 : Principales motivations des agriculteurs biologique pour maintenir ou augmenter leur production biologique

Source : Enquête du projet Dis-Bio, 2024.

En revanche, 10 % des agriculteurs envisagent d’arrêter ou réduire l’AB, principalement en raison :

  • de contraintes économiques essentiellement liées à une baisse des revenus et la suppression des aides.
  • de difficultés techniques et réglementaires comme les coûts de certification et les exigences administratives.
  • du dysfonctionnement des filières de valorisation avec notamment la dépendance aux circuits longs et le manque de débouchés.

En focalisant sur le facteur économique, le tableau 1 indique que parmi les agriculteurs qui prévoient d’arrêter la production biologique, 63,3 % ont un revenu inférieur à 15 000 euros, et 21,7 % ont un revenu entre 15000 euros et 25000 euros, indiquant une évidence du facteur économique comme un des facteurs essentiels de toute activité productive, y compris l’agriculture biologique.

Les déterminants du maintien en AB des agriculteurs du Grand Est

L’analyse des résultats de l’enquête a montré que certains déterminants majoritairement non-monétaires jouent davantage que d’autres dans la décision de rester en bio.

  • La confiance dans les institutions joue un rôle clé : les agriculteurs qui ont une confiance élevée dans les institutions agricoles (Agence Bio, Chambres d’Agriculture, réseaux bio) sont plus enclins à poursuivre en AB. En revanche, une méfiance envers les politiques publiques européennes et nationales réduit cette probabilité.
  • L’appartenance à des réseaux agricoles favorise le maintien en bio : les agriculteurs intégrés dans des groupes professionnels (coopératives, associations bio) ont 59 % de chances en plus de rester en bio. Ces réseaux offrent un soutien technique et social, renforçant la résilience face aux défis économiques.

Tableau 1 : Revenu annuel en fonction de l’intention en AB dans les 5 années à venir

Revenu
(euros)
Arrêter
(N=60)
Réduire
(N=73)
Rester
(N=1058)
Augmenter
(N=98)
Autre
(N=81)
Total
(N=1371)
< 15000 38 (63,3 %) 34 (46,6%) 460 (43,5 %) 41 (41,8 %) 40 (49,4 %) 613 (44,7 %)
15000-25000 13 (21,7 %) 27 (37,0 %) 277 (26,2 %) 28 (28,6 %) 24 (29,6 %) 369 (26,9 %)
25000-35000 7 (11,7 %) 8 (11,0 %) 144 (13,6 %) 8 (8,2 %) 12 (14,8 %) 179 (13,1 %)
35000-50000 1 (1,7 %) 1 (1,4 %) 104 (9,8 %) 11 (11,2 %) 4 (4,9 %) 121 (8,8 %)
50000-70000 1 (1,7 %) 0 (0 %) 39 (3,7 %) 6 (6,1 %) 0 (0 %) 46 (3,4 %)
> 70000 0 (0 %) 3 (4,1 %) 34 (3,2 %) 4 (4,1 %) 1 (1,2 %) 42 (3,1 %)

Source : Enquête du projet Dis-Bio, 2024.

  • La consommation personnelle de produits ‘AB’ renforce l’engagement : les agriculteurs consommant majoritairement des produits ‘AB’ sont significativement plus susceptibles de poursuivre l’AB. Cela traduit une cohérence entre valeurs personnelles et pratiques professionnelles.
  • Les incitations territoriales sont peu influentes : contrairement aux attentes, l’appartenance à des zones environnementales spécifiques (ex. Natura 2000, bassins versants) n’a pas d’impact significatif sur le maintien en bio. Ces dispositifs ne semblent pas directement améliorer la rentabilité ou les conditions de travail des exploitations.
  • Le type de production : les maraîchers, arboriculteurs et viticulteurs sont plus motivés à rester en bio, contrairement aux exploitants de grandes cultures ou d’élevage bovin.
  • Les circuits de distribution : les producteurs commercialisant en circuit court sont davantage convaincus par l’AB.
  • Les facteurs économiques restent un frein majeur : bien que l’étude se concentre sur les incitations non monétaires, les résultats confirment que la stabilité et l’évolution du revenu agricole sont des éléments déterminants. Les agriculteurs ayant un revenu en augmentation sont plus enclins à poursuivre en AB.

5. Pistes pour les politiques publiques

L’étude met en évidence plusieurs leviers pour renforcer le maintien des agriculteurs en AB :

  • Le renforcement de la confiance dans les politiques agricoles apparaît comme primordial, tant en matière de transparence que de communication sur les soutiens financiers que sur les réglementations.
  • Améliorer la communication institutionnelle : soutenir les réseaux agricoles avec un encouragement des agriculteurs à participer aux associations professionnelles et coopératives bio et faciliter l’intégration des agriculteurs dans des réseaux pour favoriser l’échange de bonnes pratiques.
  • Promouvoir la consommation de produits ‘AB’ chez les agriculteurs : sensibiliser et faciliter l’accès aux produits biologiques pour les producteurs eux-mêmes.
  • Repenser les incitations territoriales : adapter les politiques locales pour qu’elles répondent mieux aux besoins des agriculteurs. Cela implique de repenser les politiques rurales mais aussi urbaines en intégrant les bienfaits environnementaux de l’AB comme la suppression des pesticides et des intrants néfastes ainsi que des pratiques respectueuses de l’environnement sans les considérer comme concurrentes d’autres politiques du territoire.
  • Encourager le développement des circuits courts, qui valorisent mieux la production bio.
  • Allier incitations monétaires et sociales : les aides financières restent cruciales, mais doivent être complétées par des mesures favorisant l’engagement social et institutionnel.
  • Renforcer les aides ciblées pour les exploitations fragilisées, notamment celles en grandes cultures et élevage.

Le maintien en agriculture biologique ne repose pas uniquement sur des incitations économiques. La confiance institutionnelle, l’intégration dans des réseaux agricoles et la consommation personnelle de produits biologiques sont des facteurs clés influençant la décision des agriculteurs. Pour pérenniser l’AB, les politiques publiques doivent adopter une approche intégrée combinant soutiens financiers, renforcement des réseaux et incitations comportementales.

6. Conclusion

L’enquête DIS-BIO met en lumière l’importance des motivations personnelles, sociales et environnementales dans le maintien de l’AB. Si les contraintes économiques restent un frein, elles ne suffisent pas à expliquer seules les choix des agriculteurs. L’implication dans des réseaux, la reconnaissance sociale et la sensibilisation aux enjeux environnementaux apparaissent comme des leviers majeurs pour garantir l’avenir de l’agriculture biologique en France.

Références bibliographiques

Agence Bio (2023), Les chiffres du BIO Panorama 2023.

Dessart, F. J., Barreiro-Hurlé J. et Van Bavel R. (2019), « Behavioural Factors Affecting the Adoption of Sustainable Farming Practices : A Policy-Oriented Review, » European Review of Agricultural Economics 46(3), 417–471.

Ifegbesan, A. P., and I. T. Rampedi (2018), « Understanding the Role of Socio-Demographic and Geographical Location on Pro-Environmental Behavior in Nigeria, » Applied Environmental Education & Communication 17(4),335–351.

Gatto, P., D. Mozzato, and E. Defrancesco (2019), « Analysing the Role of Factors Affecting Farmers’ Decisions to Continue with Agri-Environmental Schemes from a Temporal Perspective, » Environmental Science & Policy 92, 237–244.

Koesling, M., A.-K. Løes, O. Flaten, N. H. Kristensen, and M. W. Hansen (2012), « Farmers’ Reasons for Deregistering from organic farming, » Organic Agriculture 2(2), 103–116.

Kołoszko-Chomentowska, Z., and A. Stalgiene (2019), « Barriers to the Development of organic farming, » Annals of the Polish Association of Agricultural and Agribusiness Economists XXI (4), 215–222.

Läpple, D. (2010), « Adoption and Abandonment of Organic Farming : An Empirical Investigation of the Irish Drystock Sector, » Journal of Agricultural Economics 61(3), 697–714.

Le Provost, L. et Uthayakumar, T. (2024), « Agriculture bio : quels débouchés pour sauver la filière  ? » Communiqué de presse, Fondation pour la Nature et l’Homme.

Sapbamrer, R., et A. Thammachai (2021), « A Systematic Review of Factors Influencing Farmers’ Adoption of Organic Farming, » Sustainability 13(7), 3842.

Zhou, X., et D. Ding (2022), « Factors Influencing Farmers’ Willingness and Behaviors in Organic Agriculture Development : An Empirical Analysis Based on Survey Data of Farmers in Anhui Province, » Sustainability 14(22), 14945.


[1Projet exploratoire DIS-BIO « Des incitations sociales et spatiales pourraient-elles être suffisantes pour le maintien en AB ? », (2023-2024) - Meta programme METABIO INRAE et Agence Bio.

Droits et Permissions

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Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

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