Un trilemme difficile pour Donald Trump : peut-on concilier tarifs douaniers élevés et un dollar plus faible avec la préservation de l’hégémonie mondiale du dollar ?
Moïse Sidiropoulos, Université de Strasbourg (BETA)
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Moïse Sidiropoulos « Un trilemme difficile pour Donald Trump : peut-on concilier tarifs douaniers élevés et un dollar plus faible avec la préservation de l’hégémonie mondiale du dollar ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 1, 1, juillet 2025.
Le mercredi 2 avril 2025, le fameux « jour de la libération », Donald Trump a annoncé d’importantes augmentations des droits de douane face aux pays qui exportent beaucoup plus aux États-Unis qu’ils importent, c’est-à-dire aux pays avec qui les États-Unis enregistrent un important déficit commercial. Bien que personne ne devrait être surpris que Trump fasse tout ce qu’il a déjà annoncé pendant sa campagne électorale, ce retour du protectionnisme crée une rupture majeure avec les principes du libre-échange tel qu’il s’est développé depuis la fin de la 2nde guerre mondiale en remettant en cause l’organisation des flux commerciaux internationaux et en provoquant ainsi une guerre commerciale en période de paix.
En effet, la rhétorique néo-mercantiliste de Trump vise à maximiser les exportations des États-Unis tout en réduisant leurs importations afin de dégager un maximum d’excédents commerciaux, en s’appuyant sur la dénonciation des déficits commerciaux persistants des États-Unis et en faisant la promotion de la réindustrialisation du territoire américain. Toutefois, la hausse des droits de douane pourrait aussi exacerber les tensions inflationnistes, troubler les chaînes d’approvisionnement mondiales et engendrer un ralentissement significatif de la croissance en provoquant une récession à l’échelle mondiale. À cela s’ajoute aussi le risque de représailles commerciales, susceptible de nourrir aussi un cycle de conflits d’intérêts en suscitant des inquiétudes pour la stabilité économique au niveau mondial.
Dans un tel contexte où les instruments traditionnels de la politique commerciale, comme les droits de douane, sont redevenus des outils de pression géopolitique, la question de la valeur du dollar occupe une place stratégique. Ainsi, cette réflexion prend tout son sens à la lumière de l’histoire monétaire internationale contemporaine. Dans cette perspective, une dépréciation ciblée du dollar par rapport aux principales devises des pays partenaires pourrait constituer un levier stratégique. Cette dernière permettrait de restaurer la compétitivité des exportations américaines, de réduire les déficits commerciaux et d’offrir une porte de sortie politique, c’est-à-dire : lever progressivement les tarifs douaniers tout en revendiquant une victoire économique en préservant l’hégémonie mondiale du dollar.
Une telle manœuvre marquerait un tournant majeur dans la politique monétaire et commerciale américaine. Mais, dans un tel contexte, Donald Trump sera confronté à un trilemme difficile : pourra-t-il concilier des tarifs douaniers élevés avec un dollar plus faible et une continuation de l’hégémonie mondiale du dollar ?
Le paradoxe du déficit commercial américain et l’hégémonie du dollar
Les États-Unis enregistrent des déficits commerciaux importants depuis les années 1980. Bien qu’ils soient toujours excédentaires dans le secteur des services, ils sont déficitaires dans le secteur des biens (à savoir, la balance commerciale) avec presque le monde entier en important plus de biens qu’ils n’en exportent. Des pays comme la Chine, puis le Mexique et maintenant le Vietnam enregistrent des excédents commerciaux vers les États-Unis de plusieurs centaines de milliards de dollars. L’Union européenne dans son ensemble est excédentaire vis-à-vis des États-Unis : elle enregistre 240 milliards de dollars en exportations nettes vers les États-Unis (principalement des exportations de l’Allemagne).
Naturellement, ce déficit commercial américain soulève la question suivante : comment les États-Unis parviennent-ils à soutenir un tel déséquilibre commercial chronique sans provoquer une crise monétaire majeure qui entraînerait une dépréciation du dollar et/ou une crise inflationniste ?
La réponse est que les États-Unis parviennent, dans une très large mesure, à effectuer tout ce volume de transactions commerciales parce qu’ils ont le privilège de payer leurs importations avec leur propre monnaie, le dollar. En effet, le statut particulier du dollar américain, en tant que monnaie de réserve internationale, confère aux États-Unis une position centrale (hégémonique) dans le système monétaire mondial et un « privilège monétaire » inédit : l’aptitude des États-Unis à émettre une monnaie admise au niveau international pour les règlements de tous les échanges leur permettant de financer leurs déficits extérieurs par une simple émission de leur propre monnaie. Ainsi, à l’image de n’importe quel pays doté d’une ressource naturelle rare qu’il peut extraire et vendre sur un marché, les États-Unis ont donc le privilège de produire (ou d’imprimer) des dollars afin de payer ce volume d’importations en provenance des autres pays exportateurs : les déficits commerciaux américains sont financés par une émission de dollars.
À première vue, il s’agit bien sûr de quelque chose d’anormal qui va à l’encontre des lois économiques traditionnelles, étant donné qu’un pays qui augmente constamment la quantité de sa propre monnaie verrait certainement à un moment ou un autre sa monnaie s’effondrer (se déprécier) et s’enfoncerait en même temps dans l’inflation. Mais ceci ne se présente pas dans le cas du dollar, car, même après l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970, ce dernier reste toujours la monnaie de réserve internationale. Malgré cette transformation, le dollar est demeuré la pierre angulaire du système monétaire international et il continue jusqu’aujourd’hui à être la monnaie essentielle permettant de réaliser le volume des transactions au niveau du commerce international en pleine expansion. En effet, l’émission des dollars par les États-Unis, dans le système d’après Bretton Woods, n’a plus l’obligation d’avoir une contrepartie en or. Mais l’hégémonie mondiale du dollar continue et sa valeur repose uniquement sur la confiance des marchés dans la solidité économique et géopolitique américaine.
Enfin, on pourrait voir l’hégémonie du dollar comme un « privilège monétaire » renforçant l’État américain pour être dominant au niveau économique et géopolitique, mais, en réalité, le dollar peut devenir aussi sa « dépendance mondiale » ou son fardeau. En effet, aux yeux de Trump, ce privilège monétaire ne suffit pas pour compenser les dommages causés à l’industrie américaine, car plus les pays exportateurs exportent de marchandises vers les États-Unis, plus l’industrie américaine décline, alors qu’au milieu de ce chaos international, les Américains se retrouveront sans industrie, avec des marchés financiers en crise et un État en faillite.
Un dollar plus faible au cœur de la stratégie de réduction du déficit commercial
À la suite de l’analyse précédente, on peut se poser la question suivante : que se passerait-il si, pour résoudre ce paradoxe du déficit commercial américain, l’État américain arrêtait aujourd’hui l’émission de dollars pour financer ce déficit commercial, obligeant ainsi les Américains à ne plus importer des biens et à consommer uniquement les biens produits sur leur territoire ? Cela entraînerait soudainement un krach économique d’une très grande ampleur sur les marchés au niveau mondial. Ceux qui vendent des produits aux États-Unis (qu’il s’agisse des Allemands qui vendent des voitures ou des Chinois et des Japonais qui vendent des ordinateurs et des téléviseurs) ne sauraient pas où les vendre, conduisant ainsi à une crise, car il n’y aurait plus de demande nécessaire afin d’absorber la production et l’offre de ces biens.
Une crise économique (et par extension, une crise politique) semblable à celle qui suit la crise boursière de 1929, se profilerait ainsi, qui pourrait être encore plus grave si la situation devenait incontrôlable avec l’effondrement d’un pays qui a aussi la force armée la plus puissante du monde.
Dans ce contexte, la question de l’appréciation ou de la dépréciation du dollar prend une importance stratégique. Contrairement aux prédictions de la théorie économique conventionnelle, la mise en place de tarifs douaniers par l’administration Trump n’a pas conduit à une appréciation du dollar, mais, au contraire, la monnaie américaine a enregistré une baisse d’environ 8 % face à l’euro depuis la seconde élection de Trump. Dans cette perspective, une dépréciation du dollar (de l’ordre de 20 % par rapport aux principales devises partenaires, selon certains observateurs) pourrait constituer un levier stratégique pour l’administration Trump.
Une telle dépréciation permettrait de restaurer la compétitivité des exportations américaines, de réduire les déficits commerciaux et enfin de compte, d’offrir une porte de sortie politique : lever progressivement les tarifs douaniers tout en revendiquant une victoire économique. Une telle manœuvre marquerait un tournant majeur dans la politique monétaire et commerciale américaine.
Cependant, les quantités de dollars que les entreprises des pays asiatiques ou européennes gagnent grâce à leurs exportations vers les États-Unis sont accumulées (thésaurisées) par leurs propres banques centrales. Ceci se produit car le dollar est la seule monnaie de réserve internationale sûre sur laquelle les banques centrales peuvent s’appuyer pour pouvoir soutenir leur propre monnaie. Ainsi, les banques centrales des pays à travers le monde ont intérêt à maintenir la valeur du dollar américain à un niveau relativement élevé.
De ce fait, détenant d’importants réserves, les banques centrales des pays partenaires des États-Unis ne laisseront pas le dollar se déprécier comme c’est le cas des autres monnaies des pays ayant des déficits commerciaux permanents. Ainsi, le dollar fort serait bénéfique à la fois pour les États-Unis car ces derniers pourront vendre leur dette publique américaine à bas prix aux épargnants étrangers et pour les intervenants sur les marchés financiers afin de mieux gérer leurs placements lorsqu’ils opèrent sur les marchés boursiers et immobiliers américains.
Quel est vraiment l’objectif de Trump derrière ses décisions de politique tarifaire ?
Les tarifs douaniers proposés par Trump sont surestimés par la majorité des observateurs comme une arme efficace pour réduire les déficits commerciaux et réindustrialiser l’économie américaine. Trump, étant conscient de l’efficacité de ses mesures tarifaires, il pousse à l’extrême parce qu’il veut essentiellement mettre en place une négociation avec ses partenaires commerciaux. Quel est alors l’objectif de Trump ? Obliger
ses partenaires commerciaux (la Chine, le Japon et l’Allemagne en Europe) pour qu’ils fassent l’une des deux choses suivantes ou les deux : transférer certaines des leurs activités industrielles aux États-Unis en utilisant leurs dollars accumulés et accepter d’échanger les obligations américaines qu’ils détiennent déjà contre de nouvelles obligations de l’État américain de durée extrêmement longue, à 30 ans, éventuellement contre des obligations à durée perpétuelle.
Les arguments de Trump derrière ça est que les gouvernements des pays partenaires commerciaux (Chine, Japon et Allemagne) gardent les salaires de leurs travailleurs relativement faibles pour avoir des faibles coûts de production et devenir plus compétitifs, ce qui fait que ces travailleurs ne peuvent acheter ni les produits de leur travail ni les produits américains importés. Au lieu de cela, ils vendent aux américains leur production à des prix compétitifs pour deux raisons : parce que leur coût de production est relativement faible et parce que le dollar est beaucoup plus élevé qu’il ne devrait l’être. Et pourquoi le dollar est-il si cher ? Parce que les dollars qu’ils gagnent en exportant vers les États-Unis sont conservés comme réserve internationale par leurs banques centrales respectives, ce qui entraîne la destruction de l’industrie américaine et des salaires durablement inférieurs aux salaires américains des travailleurs en Chine, au Japon et en Allemagne.
Quel sera l’impact sur l’Europe ? La seule chose que l’on puisse dire avec certitude est que le modèle de croissance économique allemand, qui est fondé sur les exportations nettes, sera finalement mis en cause. Étant donné que ce modèle de croissance économique allemand constitue l’épine dorsale de l’Union européenne, l’objectif de Trump marquera aussi la fin du modèle économique européen. L’Allemagne, quant à elle, a su tirer aussi un autre avantage de l’introduction de l’euro, la monnaie européenne, car la Banque centrale européenne (BCE), fortement inspirée par la tradition monétaire allemande de la Bundesbank, a adopté une politique rigoureuse qui a indirectement permis à l’Allemagne de renforcer sa compétitivité sans être soumise aux contraintes de l’appréciation de sa monnaie. Ainsi, l’Allemagne, en tant qu’économie dominante de la zone euro, a privilégié ses propres intérêts de court terme, car la zone euro, construite sur la base d’un marché commun, a en principe favorisé l’économie allemande, dont le modèle de croissance économique repose sur la performance industrielle et les excédents commerciaux. Cette zone monétaire n’a pas permis aux autres États membres de la zone euro de défendre leur compétitivité, faute de pouvoir recourir à des outils comme les dévaluations monétaires ou l’imposition des droits de douane.
Quant à la Chine, les droits de douane sur les importations des États-Unis depuis la Chine, Trump les a réduits momentanément de 145 % à 30 %. Cependant, les droits de douane sont surestimés comme une arme pour châtier l’économie chinoise. Comme le précisent plusieurs économistes, l’impact de ces tarifs sur les exportations chinoises sera modeste, car le commerce mondial sera restructuré : les exportations chinoises vers l’Europe et le reste du monde augmenteront rapidement, tandis que les États-Unis achèteront davantage de produits au Vietnam et en Inde. De ce fait, la possibilité que la Chine succombe et accepte une forte appréciation du yuan pour éviter les tarifs douaniers de Trump est donc peu probable.
En revanche, s’il y a un bloc économique qui subira de graves pertes économiques à cause des tarifs douaniers de Donald Trump, c’est bien l’Union européenne, et non la Chine. On s’attend à un impact énorme sur l’Union européenne dans son ensemble. Cette dernière a 240 milliards de dollars d’exportations nettes, principalement des exportations de l’Allemagne et des Pays-Bas vers les États-Unis. Cet excédent commercial sera éliminé par des tarifs douaniers très agressifs et la possibilité que l’Europe succombe et accepte une forte appréciation de l’euro, dont le modèle de croissance reposant jusqu’ici sur les excédents commerciaux est confronté à sa disparition.
Une lecture des décisions de Trump à la lumière de l’histoire monétaire contemporaine
Malgré l’abandon du système de Bretton Woods en 1971 et la transformation du système monétaire international, le dollar est demeuré la pierre angulaire de ce système. Dans ce contexte, lorsque les taux d’intérêt élevés aux États-Unis ont entraîné une hausse massive du dollar face aux devises européennes et au yen japonais et des déséquilibres croissants dans la balance courante américaine, le célèbre Accord du Plaza (1985), illustre la capacité à coordonner une baisse concertée de la valeur du dollar face au yen et aux principales devises européennes pour rééquilibrer l’économie mondiale.
C’était un monde différent du monde d’aujourd’hui : un monde de coopération multilatérale marquée par la diplomatie monétaire. Mais après l’effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, vers 1990, cette capacité de coordination internationale s’est érodée. Le monde a été confronté à une série de crises économiques majeures : le krach obligataire de 1994, la crise asiatique de 1997, la crise russe de 1998, la crise financière mondiale de 2008, la crise de la dette souveraine européenne de 2010 à 2012, et plus récemment, la résurgence de l’inflation à partir de 2021. Cette succession d’instabilités révèle les fragilités structurelles du système monétaire international contemporain dont la stabilité apparaît de plus en plus illusoire et semble s’approcher de son point de rupture.
En faisant le parallèle entre la période de coopération dans le cadre du célèbre Accord du Plaza et aujourd’hui, la possibilité que la Chine succombe et accepte une forte appréciation du yuan pour éviter les tarifs douaniers de Trump est donc faible. Après avoir étudié attentivement l’Accord du Plaza, les dirigeants chinois s’attendent à ce que l’objectif de Trump soit de tenter de leur faire subir ce que Reagan a fait subir aux Japonais à l’époque. Pékin n’oublie pas que l’appréciation du yen à la suite de la mise en œuvre de l’Accord du Plaza a fait dérailler la croissance économique du Japon. En d’autres termes, il s’agit de forcer la Chine à choisir entre une forte appréciation du yuan ou des droits de douane élevés. Par ailleurs, les droits de douane élevés que Donald Trump a promis d’imposer aux produits chinois ne sont pas la principale préoccupation de la Chine.
Cela nous amène à la dimension politique et géostratégique de la question. Le véritable dilemme auquel Pékin est confronté est de savoir s’il faut ou non découpler l’économie chinoise du système monétaire international dominé par le dollar, transformant ainsi les BRICS (dont les principaux membres sont Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) en un système monétaire de type Bretton Woods avec le yuan au centre et l’excédent commercial chinois comme garantie de ce nouveau système international. Pour que les BRICS deviennent un concurrent sérieux du système monétaire international basé sur le dollar, la Chine devrait mettre ses excédents à la disposition des BRICS, comme les États-Unis ont fait dans les années 1950 et 1960 pour soutenir le système de Bretton Woods.
En conclusion, la meilleure chose à faire pour Trump serait donc de mettre la question des droits de douane sur la table des négociations. L’Europe, le Japon, la Corée du Sud et d’autres économies industrialisées accepteraient d’augmenter la valeur de leur monnaie par rapport au dollar. Les États-Unis, à leur tour, accepteraient probablement de réduire les droits de douane annoncés par Trump et ne conserveraient que ceux justifiés par des raisons de sécurité d’approvisionnement nationale. C’est une approche bien plus judicieuse que les accords commerciaux bilatéraux et les guerres tarifaires, ce qui répond au difficile trilemme auquel Trump est confronté.