L’Espace européen de la Recherche et la politique régionale

Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.

Jalal El ouardighi, Université de Strasbourg (BETA)

La politique européenne en matière de recherche et d’innovation s’affirme comme un des grands axes stratégiques de l’UE. Elle doit contribuer à l’ambition affichée de construire une société fondée sur la connaissance, qui passe elle-même par la création d’un Espace Européen de la Recherche. La politique régionale de l’UE ne semble pas, par contre, compter parmi les priorités actuelles, bien que l’adhésion de nouveaux membres renouvelle fortement cette problématique. Il existe en fait une relation non négligeable entre ces deux domaines d’action de la Commission. Et il apparaît que la politique régionale communautaire n’a pas démérité, d’une manière générale, si l’on analyse son impact dans le détail, en ne se limitant pas à l’observation de quelques données macroéconomiques relatives à la convergence des régions d’Europe.

Mots-clefs : convergence des économies européennes, gouvernance territoriale multi-niveau, politique de recherche et d’innovation, politique régionale, recherche et développement (R&D).

Citer cet article

Jean-Alain Héraud , Jalal El ouardighi « L’Espace européen de la Recherche et la politique régionale », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 11, 16 - 19, Hiver 2004.

Télécharger la citation

De nos jours, la politique européenne en matière de recherche et d’innovation est sur le devant de la scène. La Commission insiste à juste titre sur la nécessité de développer une Europe fondée sur la connaissance, au sein d’une économie mondiale « globalisée » où il n’y a guère d’autre choix pour les pays riches... qui entendent le rester. On peut d’ailleurs reprocher aux gouvernements nationaux (à l’honorable exception des pays du nord du continent) de ne pas avoir respecté les engagements du sommet de Lisbonne de mars 2000 en matière d’intensité de recherche, en mettant en œuvre les mesures nécessaires pour faire passer l’intensité de R&D de 2% à 3% du PIB d’ici 2010. Ce n’est pas en restant les bras croisés et en faisant des économies sur les dépenses publiques les moins directement productives que nous atteindrons l’objectif d’une « économie compétitive fondée sur la connaissance ». Les États membres, à commencer par la France, devraient méditer l’exemple du Japon qui a donné un coup d’accélérateur considérable à la recherche et à l’éducation de haut niveau au milieu d’une des pires crises de son histoire moderne. À défaut de vertu nationale, peut-on compter sur celle de l’Union Européenne ? En a-t-elle les moyens avec un budget communautaire plafonné à 1% du PIB européen (déjà considérablement hypothéqué par la politique agricole …) ? Est-on assuré de la cohérence entre la politique de recherche et les autres objectifs de l’UE ?

La priorité donnée à la politique de recherche et d’innovation

On attend de la politique communautaire de recherche une coordination des efforts nationaux pour éviter les incohérences et dispersions de moyens, dans l’objectif de rattraper les deux autres pôles de la Triade, que sont l’Amérique du Nord et l’Asie-Pacifique, dans la compétition technologique mondiale. Au sein du dispositif, on notera aussi l’idée de mettre particulièrement en valeur les territoires d’excellence existants afin de combattre ces effets de dispersion qui réduisent la compétitivité européenne. Cela reviendrait en quelque sorte à constituer des masses critiques équivalentes aux meilleurs « clusters américains » par mise en réseau, pour un appui renforcé, des régions ou agglomérations championnes. Pour reprendre une expression célèbre, on cherche à passer des « régions qui gagnent » (Lipietz, & Benko, 1992) à une Europe qui gagne en se fondant sur ses territoires d’excellence.

Tel est l’objectif de l’Espace Européen de la Recherche (EER) dont l’idée fut lancée en 2000 par le Commissaire pour la Recherche Philippe Busquin. Nous pouvons souligner ici, pour commencer, le fait que cette politique ambitieuse de recherche et d’innovation peut se trouver en contradiction avec la politique régionale de l’Union, laquelle cherche plutôt à aider les régions les plus faibles et agir dans le sens d’une plus grande cohésion territoriale de l’Europe (cf Héraud, 2003). Notre interprétation des évolutions récentes est que la politique régionale passe au second rang des préoccupations communautaires, voire est mise au service de la politique d’innovation et de compétitivité technologique. Cette question est au cœur de la problématique que nous souhaitons développer ici. Non seulement la politique régionale n’apparaît pas comme la priorité de l’action communautaire actuelle, mais elle a été vivement remise en question récemment. Le document le plus radical en la matière est le « Rapport Sapir (2003) », du nom du coordonnateur d’une équipe d’experts académiques chargés par l’ancien Président de la Commission d’évaluer les politiques européennes au vu de leur impact en matière de développement. Le rapport, rendu public en 2003, critique la politique régionale européenne (PRE) au nom de résultats prétendument faibles et va jusqu’à préconiser sa suppression (avec maintien, par renationalisation, des fonds structurels pour les nouveaux pays membres). Les arguments avancés concernent le coût de cette politique, dans une période caractérisée par la rigueur budgétaire et l’explosion des besoins avec l’élargissement, mais aussi son inefficacité supposée. Ce dernier point correspond à l’autre question que nous souhaitons évoquer ici : faut-il juger la PRE seulement à l’aune de la convergence économique ?

Les mesures de convergence régionale

Notons que c’est sur des observations macroéconomiques que le rapport Sapir (2003) fonde son jugement sur l’inefficacité de la politique régionale (passée) de I’UE. Les mesures de convergence interrégionales donnent en effet une impression plutôt négative. Beaucoup de travaux ont été consacrés depuis une vingtaine d’années à la mesure de la convergence économique des régions, en utilisant particulièrement l’indicateur classique du PIB par tête, et en construisant plusieurs concepts de convergence. Sans rentrer dans le détail de tous ces travaux (voir l’article de René Kahn dans ce même numéro), on retirera l’idée générale que les disparités inter-régions se sont nettement moins réduites que les disparités inter-pays, voire ne se sont pas réduites du tout. Au mieux, on observe une forme de convergence « par club », en ce sens que les régions d’un certain type tendent à se rapprocher entre elles : les « régions qui gagnent » se ressemblent de plus en plus, mais elles continuent à distancer les autres …

En reprenant les statistiques régionales les plus récentes, on peut montrer (Elouardighi, Héraud, Kahn, 2004) que les disparités technologiques, estimées à partir du nombre de dépôts de brevets, sont beaucoup plus fortes que les disparités économiques et qu’elles ont cessé de se réduire depuis 1993. Cette analyse ne ferait donc que renforcer celle de Sapir et al. (2003) en soulignant à quel point la convergence régionale est faible et risque peu de s’améliorer avec le développement d’une Europe « fondée sur la connaissance ».

Le tableau suivant montre que les inégalités économiques sont majoritairement (à 73%) un phénomène interne aux pays en 2000 et baissent moins qu’entre pays. Certains y verront une preuve d’échec de la politique régionale. On constate un niveau beaucoup plus élevé d’inégalités technologiques, avec une meilleure convergence intra-pays qu’inter-pays, comme si les systèmes nationaux d’innovation avaient plus de vertus de cohésion que l’espace européen global.

Indices de Theil Indice d’inégalité économique (PIB/hab.) Indice d’inégalité technologique (Brevets/hab.)
1989 2000 Evolution 1989 2000 Evolution
Indice total 0.049 0.037 -2.4% 0.580 0.478 -1.7%
Indice intra-pays 0.035 0.027 -2.2% 0.326 0.249 -2.4 %
Indice inter-pays 0.014 0.010 -2.8 % 0.254 0.229 -1.0%
Part intra-pays 71 % 73% 56% 52%

Source : El ouardighi, Héraud, Kahn (2004) sur données d’Eurostat

Cependant, ces analyses macroéconomiques ne nous incitent pas nécessairement à rejoindre le Rapport Sapir dans son rejet de la politique régionale de l’UE. Tout d’abord, l’observation d’une insuffisante convergence régionale pourrait au contraire mener à souhaiter le renforcement ou l’amendement de la politique et non sa disparition – si l’objectif de cohésion de l’Europe et de solidarité territoriale restait une priorité politique. Mais ici notre propos central est autre. La convergence des niveaux régionaux de développement (en niveau économique général ou capacité d’innovation) peut-elle constituer le seul critère d’évaluation de la politique régionale ? N’y a-t-il pas des rapports plus subtils entre politique régionale et dynamique économique, que ceux décrits dans les modèles de croissance standard ?

La contribution à une nouvelle forme de gouvernance territoriale multi-niveau

Nous voulons insister sur d’autres vertus de la politique régionale de l’UE, avec les instruments traditionnels qu’elle s’est donnée. Les formes d’intervention de l’aide communautaire ont en effet la particularité de faire appel à l’initiative locale (politique plus « bottom up » que « top down ») et de contraindre les acteurs des territoires à se mettre au préalable d’accord sur un projet collectif. Les parties bénéficiaires, du niveau local jusqu’au niveau national, s’engagent aussi à un cofinancement d’au moins la moitié du coût des opérations, ce qui ne peut que les responsabiliser et créer des espaces de débat et de négociation autour des projets. Ceci est vrai pour la politique régionale au sens classique - les fonds structurels visant l’infrastructure de base - aussi bien que pour les opérations plus orientées vers la créativité technologique et l’innovation en général. Le souhait du Commissaire Busquin était de mettre en partie les instruments de la politique régionale au service de son projet d’Espace Européen de la recherche. Et effectivement, les politiques de science et d’innovation peuvent être un des lieux d’articulation d’une gouvernance multi-niveau du développement des territoires. Ceci est à nos yeux le signe que la politique régionale n’est pas à sacrifier au nom de la compétitivité globale.

À la lecture des différents documents officiels de la Commission, on a un peu l’impression que l’Europe hésite encore entre une politique de recherche fondée sur le renforcement des seuls pôles d’excellence et une politique régionale permettant à toutes les régions de trouver leur voie vers l’économie de la connaissance. Mais, en tout état de cause, il s’agira moins, à l’avenir, d’opérer une redistribution en faveur des régions en difficulté que de permettre à chaque région de renforcer sa compétitivité et de contribuer à la croissance. Pour parler brutalement, alors que certaines collectivités se demandent encore « que peut faire l’Europe pour ma région ? », la Commission répondra de plus en plus « que peut faire votre région pour le développement de l’Europe ? ». Cela dit, les aides fonctionnent comme un soutien de l’Europe aux initiatives régionales de développement. En favorisant l’auto-organisation des territoires, elles devraient conduire les régions vers des modes de développement différenciés, adaptés à chaque situation, comportant des responsabilités accrues pour les collectivités locales mais souvent en partenariat avec d’autres niveaux de gouvernance (infra- et supra-régional).

La dimension multi-niveau des politiques de développement des territoires mérite d’être soulignée, particulièrement en matière de recherche et d’innovation. En effet, de plus en plus, les Etats centralisés comme la France et le Royaume-Uni tendent à laisser les autorités régionales et les collectivités en général financer une partie croissante de l’infrastructure et même du fonctionnement du système de science et d’innovation. Les régions jouent le jeu de manière variable, mais toutes s’engagent sur cette voie. La plupart se cantonnent à la politique de « transfert de technologie » et ne souhaitent s’engager sur le financement de projets plus académiques qu’à travers le soutien aux universités locales (éducation, formation et recherche). Certaines régions de pays décentralisés vont jusqu’à afficher une véritable politique de science, à l’instar de la Catalogne. Les Länder allemands partagent depuis toujours cette prérogative avec le niveau fédéral (et ils financent actuellement 80% du système universitaire).

Il faut souligner que la science est un secteur particulier de l’action publique, présentant un fort éclatement des niveaux pertinents d’intervention. D’un côté la recherche fondamentale est très mondialisée et logiquement financée au niveau national ou multi-latéral (marginalement au niveau communautaire). De l’autre, l’unité territoriale naturelle est l’aire urbaine ou le district (rarement la région - au sens NUTS-2 ou NUTS3 de la classification européenne). Au total, on a du mal à imaginer les autorités régionales intervenant autrement qu’en partenariat avec les autres niveaux. Enfin, la production de la science est de plus en plus aussi l’affaire d’organisations privées ou à but non lucratif (ONG). On peut donc franchement parler d’espace multi-acteurs de la conception et de l’exécution des programmes scientifiques. La région apparaît ainsi comme un acteur parmi d’autres, mais pas forcément un acteur marginal, dans la mesure où la science est au cœur de la stratégie de développement pour certaines.

Pour conclure sur la politique régionale de l’UE

En conclusion, nous tenons à réaffirmer que l’évaluation de la politique régionale européenne ne peut pas se limiter à l’analyse de la convergence économique des régions. La PRE est une réponse nécessaire mais insuffisante au problème permanent des disparités régionales. De plus, il est difficile d’isoler la contribution spécifique de la PRE au développement des régions. Il est aussi difficile de la considérer indépendamment des autres politiques européennes, comme celle de la recherche et de l’innovation. Elle est en voie de redéfinition et, en particulier, elle fonctionnera plus en synergie avec la politique d’innovation.

Les objectifs de la PRE n’ont jamais été totalement atteints, mais elle a produit d’autres résultats, comme le développement des initiatives régionales et l’émergence de nouvelles formes de gouvernance qui constituent un nouveau paradigme de l’action publique). Remarquons qu’une des questions test pour les nouvelles formes d’action régionale est de savoir si, et à quelles conditions, certaines régions peuvent élaborer de véritables politiques de science et non pas seulement d’innovation.

Bibliographie

El ouardighi J., Héraud J.-A., Kahn, R. (2004), « Une relecture de la politique régionale européenne et du rôle des collectivités : l’exemple des politiques de recherche et d’innovation », Contribution au XLème Colloque de l’ASRDLF, Bruxelles, 13 septembre.

Lipietz, A., Benko, G. (1992), Les régions qui gagnent, districts et réseaux : Les nouveaux paradigmes de la géographie industrielle, PUF, Paris.

Héraud J.-A. (2003), « Regional innovation systems and European research policy : Convergence or misunderstanding ? » European Planning Studies, vol. 11, No1 (4156).

Sapir, A. (2003), An Agenda for a Growing Europe, Report to the President of the European Commission, Brussels.

Droits et Permissions

Accès libre (open access) : Cet article est distribué selon les termes de la licence internationale Creative Commons Attribution 4.0.

Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

D'autres articles qui pourraient vous intéresser


Partager