L’impact de l’UEM sur le marché du travail

Moïse Sidiropoulos, Université de Strasbourg (BETA)

L’Union Monétaire Européenne (UEM), mise en pratique depuis le 1er janvier 1999, est considérée par les économistes et par les décideurs politiques européens comme un changement majeur de la politique économique en Europe. Ceci nous amène à anticiper des changements considérables dans les comportements des différents agents économiques de la zone euro sur le marché du travail.

Citer cet article

Moïse Sidiropoulos « L’impact de l’UEM sur le marché du travail », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 3, 13 - 16, Hiver 2000.

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Selon la théorie des zones monétaires optimales du prix Nobel Robert Mundell, la perte de flexibilité du taux de change au sein d’une zone monétaire comme la zone euro sera d’autant plus coûteuse que la flexibilité des salaires et la mobilité de la main-d’œuvre seront faibles. Dans cet esprit, certains auteurs préconisent un accroissement de la flexibilité des salaires, d’autant que les marges de manœuvre des politiques monétaire et budgétaire sont relativement étroites à cause de l’instauration d’une Banque Centrale Européenne (BCE) indépendante.

Les questions qui se posent sont les suivantes :

  • Dans quelle mesure l’UEM influencera la flexibilité des salaires ?
  • Est-ce qu’accroître la flexibilité des salaires est une solution ?
  • Est-ce que l’UEM aura un impact sur l’organisation des négociations salariales dans les pays européens ?
  • Quel sera l’impact de l’UEM sur le salaire réel d’équilibre des économies européennes ou encore sur le chômage d’équilibre en Europe ?
  • Enfin, quelle sera la relation entre la politique monétaire menée par une BCE et la réforme des marchés du travail ?

L’ambition de cet article est d’apporter des éléments de réponse aux questions précédentes. Avant de répondre à ces questions, il est utile de préciser deux aspects distincts du débat, souvent confondus : l’impact de l’UEM sur la flexibilité des salaires nominaux qui concerne la sensibilité cyclique de l’emploi et de la production ; et l’impact de l’UEM sur le niveau du salaire réel d’équilibre qui concerne le chômage d’équilibre. Ces deux aspects du même problème doivent être examinés séparément car leurs mécanismes sont différents.

La flexibilité des salaires et les négociations salariales

L’UEM est susceptible d’influencer les salaires nominaux soit directement en modifiant les incitations des salariés étant donné l’organisation du marché de travail, soit indirectement en modifiant les institutions des négociations.

L’impact de l’UEM sur la flexibilité des salaires nominaux

Nous pouvons distinguer deux approches théoriques opposées :

  • La première approche (théorie des zones monétaires optimales) postule que l’UEM accroîtra la flexibilité des salaires nominaux car, en l’absence de politiques monétaires nationales dans la zone euro, cette flexibilité facilitera l’ajustement des économies européennes face aux chocs macroéconomiques. Cet argument est justifié soit par le risque des chocs asymétriques du côté de la demande, soit par le risque d’une politique monétaire européenne qui est transmise sur les pays de la zone euro de manière asymétrique.
  • La seconde approche postule que la perte irrévocable de la flexibilité du taux de change dans la zone euro n’entraînera pas une plus grande flexibilité des salaires car les variations du taux de change provoquées par les chocs monétaires et financières représentent la source la plus importante d’instabilité macroéconomique dans les pays de la zone euro.

En effet, la question de l’impact de l’UEM sur la flexibilité des salaires nominaux dans la zone euro est étroitement liée à la question de la substantialité entre la flexibilité du taux de change et la flexibilité des salaires nominaux. L’état non satisfaisant à l’heure actuelle de nos connaissances sur les explications des causes de la rigidité des salaires nominaux rend plus difficile notre réponse à la question.

Au niveau empirique, lorsqu’on observe les expériences des pays européens comme l’Autriche, la Belgique, la France et les Pays Bas, qui ont utilisé une politique de « monnaie fort e » par rapport au deutschemark au sein du SME durant les années 80 et 90, nous n’arrivons pas à trouver des cas de réductions des salaires nominaux même pendant des années de chômage élevé. En outre, il n’a pas été démontré empiriquement encore que les chocs du côté de la demande conduisent à une flexibilité plus importante des salaires et des prix.

En conclusion, l’analyse théorique et empirique précédente nous incite à être moins catégoriques que la théorie de zones monétaires optimales quant à l’impact positif de l’UEM sur la flexibilité des salaires nominaux dans la zone euro. Selon certains auteurs, il est même probable que les diminutions récentes des taux d’inflation dans la zone euro fassent que les salaires nominaux deviennent encore plus rigides.

L’impact de l’UEM sur les négociations salariales

Dans l’analyse précédente, nous avons implicitement supposé que les institutions des négociations salariales n’étaient pas influencées par l’UEM. Cependant, l’un des aspects les plus intéressants de l’UEM est qu’elle peut exercer des effets importants sur la structure des négociations salariales des marchés du travail européens.

Selon certains auteurs, l’UEM est susceptible de promouvoir dans un horizon de dix à quinze ans la coordination nationale des négociations salariales. La justification d’une telle prévision est fondée sur le fait que les acteurs économiques des pays de la zone euro prouveront le besoin d’une plus grande flexibilité des salaires nominaux comme substitut à leurs politiques monétaires nationales. Dans ce contexte, la coordination nationale des négociations salariales peut être perçue par les acteurs économiques nationaux comme le moyen approprié pour obtenir l’objectif de la flexibilité des salaires.

Il existe un certain nombre d’arguments théoriques selon lesquels les négociations salariales coordonnées au niveau national peuvent promouvoir la flexibilité des salaires nominaux :

  • La version moderne de l’analyse de Keynes, élaborée par les « nouveaux économistes keynésiens », préconise que la coordination des négociations salariales est un moyen approprié pour faire face à la « multiplicité d’équilibres » dans une économie et d’assurer le retour de cette économie vers un équilibre stable où les salaires seront parfaitement ajustés suite à une perturbation.
  • Les délais désynchronisés des négociations salariales et des paiements peuvent être à l’origine d’une explication simple de la rigidité d’ajustement des salaires nominaux dans un système décentralisé. En revanche, la synchronisation des négociations salariales et des paiements peut rendre les ajustements des salaires plus rapides.
  • La rigidité des salaires préconisée par la théorie « insiders–outsiders » peut être diminuée dans le cas d’une coordination des négociations salariales au niveau de l’ensemble de l’économie. Puisque les syndicats ont une plus large vision de l’économie, cela permet la prise en compte des intérêts aussi des « outsiders » ayant une faible affiliation au marché du travail. Ceci rend les salaires plus flexibles à la baisse.

En effet, si les négociations salariales coordonnées sont perçues selon l’analyse précédente comme un facteur d’accroissement de la flexibilité des salaires nominaux au niveau d’une économie nationale, l’UEM ne peut que renforcer ce phénomène. Cependant, les développements récents ont tendance à contredire cette intuition car on observe depuis quelques années une tendance dans le pays européens à la décentralisation des négociations. En effet, les réformes des marchés du travail des pays européens visant toujours à la baisse du chômage ont été importantes au cours des quinze dernières années. En règle générale, ces réformes ont cherché à déréglementer les marchés du travail en permettant la décentralisation des négociations salariales et l’utilisation des contrats de travail plus flexibles. Lorsqu’on compare les décennies 70 et 90, la majorité des pays européens semble être engagé dans une direction de décentralisation des négociations salariales.

Cependant, parallèlement à cette décentralisation formelle des négociations, nous observons aussi une tendance nette ces dernières années en faveur d’une coordination informelle dans plusieurs pays européens. Cette coordination est exprimée dans différents pays européens par l’établissement des normes consensuelles prenant des différentes formes des « pactes sociaux » de modération des salaires.

Le chômage d’équilibre et la réforme des institutions de négociation

L’impact de l’UEM sur la flexibilité des salaires nominaux que l’on vient de présenter est susceptible d’influencer l’ampleur des fluctuations cycliques de l’emploi et de la production. Cependant, une autre question qui se pose ici est dans quelle mesure l’UEM pourrait aussi influencer le niveau du salaire réel d’équilibre et par conséquent le niveau du chômage d’équilibre de la zone euro.

L’impact de l’UEM sur le chômage d’équilibre

Deux mécanismes importants sont privilégiés dans la littérature quant à l’impact de l’UEM sur le salaire réel et le chômage d’équilibre dans la zone euro.

Le premier mécanisme est fondé sur l’intégration des marchés des biens. En effet, l’unification monétaire est censée accroître l’intégration des biens et par voie de conséquence leur concurrence. Dans ce contexte, la demande de biens devient plus élastique par rapport aux prix, ce qui influencera le marché du travail dans deux directions :

  • En premier lieu, une demande des biens plus élastique par rapport aux prix signifie une demande de travail plus élastique par rapport au salaire ce qui poussera le salaire réel à la baisse et par conséquent l’emploi à la hausse.
  • En deuxième lieu, une demande de biens plus élastique par rapport aux prix signifie que les firmes seront incitées à réduire leur taux de marges bénéficiaires (mark-up) par rapport à leur coût marginal.

L’effet global sur le niveau du salaire réel reste ambigu, tandis que l’effet positif sur le niveau d’emploi d’équilibre est incontestable.

Le deuxième mécanisme susceptible d’expliquer l’impact de l’UEM sur le chômage d’équilibre dans la zone euro est fondé sur l’interaction entre la politique monétaire et la négociation salariale. Le point de départ de cette analyse est la constatation que les syndicats coordonnés agissent stratégiquement en prenant en compte la réaction anticipée de la banque centrale en matière de politique monétaire. Le mécanisme qui est mis en avant ici est celui du biais inflationniste de la politique monétaire, développé par Barro et Gordon (1983). En effet, ce biais inflationniste peut être influencé par l’action coordonnée des syndicats. Plus précisément, lorsque le chômage d’équilibre (naturel) est supérieur à l’objectif du chômage visé par la banque centrale, cette dernière sera incitée à faire recours à des biais inflationnistes afin de réduire le chômage à un niveau inférieur au niveau naturel. Plus cet écart entre le chômage d’équilibre et l’objectif de chômage est important, plus le biais inflationniste de la politique monétaire accroît.

Par conséquent, les syndicats coordonnés peuvent influencer le chômage d’équilibre à travers leurs décisions en matière du salaire réel, ce qui les amène aussi à influencer le niveau du biais inflationniste de la politique monétaire de la banque centrale. Si nous considérons que les syndicats sont guidés dans la prise de leurs décisions aussi par l’inflation (en plus du salaire réel et de l’emploi), ces derniers seront incités à compromettre leur objectif du salaire réel afin de réduire le chômage d’équilibre. Un tel comportement des syndicats incite aussi la banque centrale à conduire une politique monétaire moins inflationniste qu’auparavant, ce qui réduit le biais inflation de sa
politique monétaire.

Lorsqu’on essaie d’expliquer l’interaction entre la Banque Centrale Européenne (BCE) et les syndicats européens en se plaçant dans le cadre d’analyse théorique précédent, les résultats obtenus ne sont pas les mêmes. En effet, les syndicats nationaux pris séparément paraissent négligeables et dispersés dans la zone euro pour pouvoir influencer séparément le comportement de la BCE en matière de biais inflationniste même si leurs actions sont coordonnées sur un plan national. Par conséquent la décentralisation des négociations salariales dans la zone euro peut conduire à des salaires réels élevés et un chômage d’équilibre aussi élevé.

La BCE et la reforme des institutions de négociation

La réponse à cette dernière question dépendra de la relation qui existe entre l’indépendance de la Banque Centrale Européenne et la centralisation des négociations salariales. En effet, le projet de l’UEM a été fondé sur le postulat théorique conventionnel de l’indépendance de la Banque Centrale Européenne (BCE), conçue à l’image de la Bundesbank allemande qui est considérée comme l’une des banques centrales les plus indépendantes du monde. Cependant, la création de l’UEM a généré un certain nombre des nouveaux problèmes de coordination qui ne peuvent pas être automatiquement résolus par la seule présence d’une banque centrale (BCE) relativement indépendante.

Un réexamen du cas allemand nous suggère que l’indépendance de la Bundesbank ne constitue pas l’unique caractéristique institutionnelle de l’économie allemande. L’organisation institutionnelle des négociations salariales semble aussi avoir contribué à la capacité de l’économie allemande à obtenir de faibles niveaux d’inflation et du chômage. En conclusion, la combinaison d’une banque centrale indépendante et d’une centralisation coordonnée des négociations salariales est le secret de la réussite allemande.

Cette analyse peut avoir aussi des implications intéressantes pour la zone euro. Cependant, l’exemple allemand est peu susceptible d’être reproduit au cas européen à cause des négociations salariales fortement décentralisées au niveau européen, ce qui risque d’entraîner des salaires réels élevés et un chômage européen fort. Par ailleurs, les fortes disparités quant à l’organisation des syndicats des salariés et les organisations patronales dans la zone euro signifient que les négociations salariales ne pourront pas être coordonnés sans effectuer au préalable une réorganisation importante des marchés du travail.

En conclusion, la création de l’UEM ne constitue certainement que la première étape d’un processus plus étendu de construction des institutions concernant d’une part la coordination des politiques monétaires et budgétaires au niveau européen et d’autre part le caractère des négociations collectives telles que les négociations sur les marchés du travail. La résolution des problèmes dans la zone euro dépendra largement du développement d’un système important d’arrangements institutionnels.

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