Les contre-performances allemandes, le passage à la monnaie unique et la politique économique européenne
Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)
François Bilger, Université Louis Pasteur
2003 marquera la troisième année consécutive de difficultés économiques de l’Allemagne. Les contre-performances sont partiellement liées au fait que les règles imposées par les Allemands pour qu’ils acceptent d’abandonner le Deutsche Mark se sont retournées contre eux. Cela a conduit à une certaine inflexion de la vision allemande de la politique économique européenne.
Mots-clefs : critères de Maastricht, deutsche mark, économie allemande, orthodoxie budgétaire, réforme structurelle, Union économique et monétaire (UEM).
Citer cet article
Eric Rugraff , François Bilger « Les contre-performances allemandes, le passage à la monnaie unique et la politique économique européenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 9, 9 - 12, Hiver 2003.
Avec une véritable récession (le PIB a baissé successivement de 0,2 et de 0,1 % au cours des deux premiers trimestres), un chômage record (4,4 millions de chômeurs en juin), un déficit public transgressant les impératifs du pacte de stabilité et de croissance (−3,4 %), une dette publique dépassant les 60 % (Tableau 1), un taux d’investissement inférieur à la moyenne européenne et une protection sociale fortement déficitaire, l’année 2003 aura encore été particulièrement difficile pour l’Allemagne. Pour la première fois depuis la guerre, ce pays aura connu trois années consécutives de stagnation de la production.
Il est clair que ces contre-performances récurrentes de l’Allemagne sont en grande partie liées à la réunification et à une négociation difficile du virage de la mondialisation, mais elles résultent aussi de l’intégration monétaire européenne, alors même que les règles de préparation et de fonctionnement de l’Union Économique et Monétaire (Traité de Maastricht de 1992) ont été fixées en fonction des desiderata allemands. Les contraintes imposées aux pays partenaires par l’Allemagne pour renoncer au Deutsche Mark et accepter la monnaie unique ont, paradoxalement, handicapé la croissance et la stabilité de l’économie allemande. L’Allemagne forte avec le Deutsche Mark est devenue plus faible avec l’euro.
Des politiques économiques corsetées
Dans la phase de préparation de l’Union monétaire entre 1993 et 1998, les Allemands avaient exigé comme conditions d’admission à l’Union des critères de convergence relativement sévères [1]. La nouvelle monnaie européenne, l’euro, devait être dès le départ une monnaie stable et forte, ce qui contraignait les pays partenaires avant tout à une réduction des taux d’inflation et des déséquilibres publics (déficits et dette). L’Allemagne se méfiait notamment de ce qui lui apparaissait à l’époque comme une tendance au laxisme des pays du Sud de l’Europe dans la conduite de leurs politiques macroéconomiques. Pour la phase de réalisation de l’Union monétaire à partir du 1er janvier 1999 [2], l’Allemagne a également exigé toute une série de garanties contre d’éventuels dérapages monétaires ou budgétaires : statut d’indépendance et objectif prioritaire de stabilité des prix pour la Banque centrale européenne (BCE), strict encadrement des politiques budgétaires nationales par le pacte de stabilité et de croissance (position budgétaire à moyen terme proche de l’équilibre ou excédentaire et sanction en cas de déficit supérieur à 3 % du PIB, sauf en cas de dépression économique particulièrement grave) [3], enfin refus de tout mécanisme budgétaire communautaire de stabilisation et de redistribution pour suppléer l’absence d’un véritable budget fédéral européen.
Avec ces règles, la marge de manœuvre macroéconomique des pays membres de la zone euro pour faire face aux fluctuations de l’activité (chocs symétriques frappant l’ensemble de la zone ou chocs asymétriques affectant spécifiquement l’un des pays membres) est extrêmement réduite : elle est nulle par définition pour le taux d’intérêt et le taux de change [4], et très faible, en principe, pour la manipulation des recettes, dépenses et soldes budgétaires nationaux. Le budget européen étant actuellement, et probablement pour longtemps encore, trop faible pour qu’il soit possible de mener des interventions macroéconomiques efficaces (il ne représente que 1,3 % du PIB communautaire), le policy mix, résultant d’une politique monétaire unique et d’une douzaine de politiques budgétaires nationales faiblement coordonnées et de surcroît étroitement encadrées, peut au mieux corriger des fluctuations économiques ordinaires, mais n’est pas susceptible de faire face à des crises graves ou à une dépression durable.
Le paradoxe allemand
Tous ces critères et toutes ces règles ont incontestablement atteint leur objectif, qui était d’assurer durablement la stabilité des prix en Europe et de faire de l’euro une monnaie aussi forte que l’ancien Deutsche Mark. Après quatre années de fonctionnement de l’Union économique et monétaire, il est clair que la hausse des prix est sous contrôle et que la crainte obsessionnelle de l’inflation des Allemands était peu justifiée. Mais les soldes budgétaires et la dette publique se détériorent à nouveau depuis deux ans sous l’effet de la récession économique, dans le pays anciennement le plus « vertueux » (Tableau 1). Les Allemands sont obligés de constater à présent, comme cela avait d’ailleurs été avancé par certains de leurs partenaires européens, que leur conception de l’union monétaire était loin d’assurer une croissance satisfaisante et la résorption d’un chômage massif. On peut même affirmer qu’en exportant son modèle de politique économique vers ses partenaires, l’Allemagne a sans doute sapé elle-même les principaux fondements de sa propre réussite.
Ce paradoxe s’explique essentiellement par le fait que, depuis les débuts de l’Allemagne fédérale, la stratégie de développement du pays est fondée sur une relative compression de la demande interne et un entraînement de la croissance assuré essentiellement par la demande externe. Deuxième exportateur mondial après les États-Unis, l’Allemagne se caractérise par un taux d’ouverture exceptionnellement élevé pour un grand pays : l’exportation représente un tiers du PIB et plus de la moitié du chiffre d’affaires de son industrie. La rigueur de la politique économique interne est compensée par la vigueur du « moteur externe » (solde commercial systématiquement positif et très élevé) [5]. Cette stratégie était à l’évidence grandement facilitée par les politiques inverses menées par les principaux partenaires commerciaux européens : des politiques monétaires et budgétaires généralement expansionnistes, voire même laxistes, générant des taux d’inflation plus élevés et donc une compétitivité internationale plus faible. En contraignant les pays européens à pratiquer eux aussi des politiques internes plus rigoureuses et en réduisant ainsi le taux d’inflation européen moyen, l’union monétaire a considérablement réduit la compétitivité-prix de l’Allemagne [6]. L’alignement progressif des taux d’intérêt nominaux européens sur ceux de l’Allemagne lui a également fait perdre un avantage comparatif important. Enfin, dans la mesure où l’Allemagne a enregistré, en raison de sa faible croissance, le taux d’inflation le plus bas de la zone euro, la politique monétaire commune de la BCE, établie en fonction du taux d’inflation moyen de la zone, s’avère être trop rigoureuse pour elle (elle lui impose le taux d’intérêt réel le plus élevé de la zone), même si une partie de ce handicap est compensée par l’amélioration de son taux de change réel. L’Union monétaire a donc fait perdre à l’Allemagne la plupart de ses avantages comparatifs d’ordre monétaire, alors même que sa stratégie d’entraînement par la demande externe l’a rendue plus vulnérable que d’autres pays aux chocs extérieurs. Certes, si l’on excepte les années suivant immédiatement la réunification (1990-1992), elle est parvenue très rapidement à retrouver des excédents commerciaux confortables [7](Tableau 1). Mais ce n’est que depuis 2002 que ce « moteur externe » a retrouvé une vigueur suffisante pour équilibrer les autres éléments traditionnellement négatifs de la balance des comptes courants (services, revenus et transferts internationaux) et pour ainsi compenser la faiblesse de la demande interne et donc relancer progressivement l’économie selon le processus habituel.
Vers une inflexion de la vision allemande de la politique économique européenne ?
Conséquence ultime de la faiblesse de la croissance, la dégradation des comptes publics a été telle que l’Allemagne qui avait tant exigé le respect de la discipline budgétaire, dépasse significativement en 2002 et 2003 les limites autorisées par le pacte de stabilité et de croissance (Tableau 1) et partage avec la France le privilège douteux de faire l’objet d’une procédure pour déficit excessif. Mais le non-respect du pacte par les deux principales économies de la zone euro, qui représentent ensemble plus de la moitié du PIB de la zone, et plus fondamentalement la faiblesse persistante de la croissance européenne, vont peut-être finir par entraîner une remise en question des règles de l’Union monétaire ainsi que de la stratégie économique européenne. Même si le gouvernement allemand s’engage avant tout dans une politique de réformes structurelles, comme le préconisent les autorités européennes, et même s’il réaffirme son attachement au pacte de stabilité et sa volonté de réduire rapidement son déficit budgétaire, il n’en a pas moins prévu d’avancer au 1 er janvier 2004 des baisses d’impôts initialement programmées pour 2005 (baisse de l’impôt sur le revenu d’environ 20 milliards d’euros, soit près de 1 % du PIB). Cela aura des effets positifs sur la demande interne, mais reportera le passage du déficit budgétaire sous le seuil de 3 % à 2005, voire au-delà. L’Allemagne cherchant à stimuler davantage la croissance est également plus sensible aujourd’hui aux différents projets de relance communautaire qui dépassent clairement les frontières de l’orthodoxie budgétaire et pourraient orienter l’Union européenne vers une amorce de fédéralisme budgétaire. En outre, elle n’exclut plus un certain contrôle de l’évolution du taux de change de l’euro. Il y a donc, à présent, sous la pression des faits, une certaine inflexion de la conception allemande de la politique économique européenne.
Améliorer les perspectives économiques de l’Allemagne et de l’Europe
Sous l’impulsion de la demande mondiale et des exportations nationales croissantes, l’Allemagne sort à présent de la récession. L’année 2004 devrait marquer la reprise. En outre, la crise a incité le gouvernement allemand à mettre en œuvre les réformes nécessaires, et la population allemande à les accepter. Un vaste mouvement de réformes est donc mis en route pour faire face durablement aux difficultés récurrentes du pays. Mais ce mouvement ne suffira certainement pas à assurer à l’Allemagne une sortie définitive de la crise. Il faudra également que l’Union européenne, au destin de laquelle l’Allemagne est aussi étroitement liée que tous les autres pays européens, se donne les moyens de mener des projets stratégiques, notamment en améliorant les infrastructures et en stimulant la recherche-développement européenne, et surtout qu’elle se dote des outils économiques lui permettant d’intervenir en cas de crise économique profonde. Les réformes structurelles, les réductions fiscales, l’assainissement de la situation financière des entreprises et le rétablissement d’un vaste excédent extérieur constituent à présent les conditions internes d’une solide croissance de l’Allemagne, après trois années de stagnation et plus d’une décennie de difficultés récurrentes. Encore faut-il que l’environnement mondial demeure durablement porteur et surtout que le contexte européen soit favorable. Les efforts nationaux ne seront véritablement couronnés de succès en Allemagne, comme dans la plupart des autres pays européens, que si la politique macroéconomique européenne et le taux de change de l’euro n’étouffent pas la croissance. C’est seulement à ces conditions que la zone euro cessera de faire partie des « mauvais élèves » de l’économie mondiale et que l’économie allemande retrouvera une croissance durable.
1991
-1995 |
1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 | 2002
est. |
2003
prév. | |
Taux de croissance | ||||||||||
Allemagne | 2 | 1,7 | 0,8 | 1,4 | 2 | 2 | 2,9 | 0,6 | 0,2 | 0,4 |
UE-15 | 1,5 | 2,4 | 1,6 | 2,5 | 2,9 | 2,8 | 3,5 | 1,6 | 1,1 | 1,3 |
Taux de chômage | ||||||||||
Allemagne | 6,5 | 8 8 | 7 | 9,7 | 9,1 | 8,4 | 7,8 | 7,7 | 8,2 | 8,9 |
UE-15 | 9,3 | 10,1 | 10,2 | 10 | 9,4 | 8,7 | 7,8 | 7,3 | 7,6 | 8 |
Taux d’inflation | ||||||||||
Allemagne | 3,1 | / | 1,2 | 1,5 | 0,6 | 0,6 | 1,5 | 2,1 | 1,3 | 1,3 |
UE-15 | 3,8 | 2,8 | 2,4 | 1,7 | 1,3 | 1,2 | 1,9 | 2,3 | 2,1 | 2,1 |
Solde commercial | ||||||||||
Allemagne | 1,9 | 2,6 | 3 | 3,4 | 3,6 | 3,4 | 3,1 | 4,8 | 6,2 | 6,2 |
UE-15 | 0,5 | 1,4 | 1,6 | 1,8 | 1,5 | 1 | 0,4 | 1,1 | 1,7 | 1,5 |
Solde courant | ||||||||||
Allemagne | −0,9 | −0,8 | −0,3 | −0,1 | −0,3 | −0,8 | −1 | 0,2 | 2,4 | 2 ,5 |
UE-15 | −0,3 | 0,5 | 0,9 | 1,3 | 0,8 | 0,4 | −0,2 | 0,3 | 0,7 | 0,7 |
Finances publiques | ||||||||||
Allemagne | −3,9 | −3,7 | −3,2 | −2,3 | −2 | −1,5 | −2,1 | −3 | −3,6 | −3,4 |
UE-15 | −5,1 | −5 | −3,7 | −2,1 | −1,8 | −1,1 | −1,1 | −1,4 | −1,9 | −2,3 |
Dette publique | ||||||||||
Allemagne | 57 | 57 | 59,8 | 61 | 60,9 | 61,2 | 60,2 | 59,5 | 60,8 | 62,7 |
UE-15 | 72,1 | 70,3 | 72,1 | 71,1 | 68,8 | 67,3 | 64,1 | 62,9 | 62,7 | 63,5 |
- taux de croissance : taux de variation du Produit Intérieur Brut (PIB) ;
- taux de chômage : total des chômeurs en % de la population active (définition Eurostat) ;
- taux d’inflation : taux de variation annuelle des prix (indice harmonisé des prix à la consommation) ;
- solde commercial : exportations - importations de biens (en % du PIB) ;
- solde courant : solde des transactions sur biens et services, revenus et transferts internationaux (en % du PIB) ;
- finances publiques : solde des finances de l’Etat, de la Sécurité Sociale et des collectivités locales (en % du PIB) ;
- dette publique : dette des mêmes institutions (en % du PIB).
Source : Commission européenne, Economie européenne, Printemps 2003 (Vol.2).
Pour aller plus loin
Kiziltepe C., Logeay C., 2003, « L’économie allemande, entre faiblesses structurelles et volonté de réforme », Note du Cerfa, Ifri, Avril (n°2), Paris.
Bilger F., Rugraff E., 2003, « Les trois chocs de l’économie allemande », Revue d’Allemagne, Oct-déc (Tome 30, n°4), Strasbourg.
OCDE, 2002, 2003, Études économiques de l’Allemagne, Paris.
European Commission, 2002, Germany’s growth performance in the 1990’s, Economic Papers, May (n°170).
[1] Rappel des critères : _- le déficit budgétaire et la dette publique doivent être inférieurs aux seuils des 3 % et des 60 % du PIB. La dette doit tout du moins se rapprocher de ce niveau, si elle est supérieure au seuil des 60 % ; _- le taux d’inflation ne doit pas dépasser de plus de 1,5 point la moyenne des trois pays de l’UE les moins inflationnistes ; _- les taux d’intérêt à long terme ne doivent pas dépasser de plus de 2 points ceux des trois pays de l’UE ayant les taux les plus faibles ; _-le taux de change doit respecter les marges de fluctuation prévues par le mécanisme de change du système européen pendant deux ans au moins, sans dévaluation.
[2] Entre onze pays, le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’ayant pas souhaité participer et la Grèce n’ayant pas été qualifiée (elle a été qualifiée en 2001).
[3] Dans le cadre de ce pacte, les pays doivent préparer un programme de stabilité qui présentera une position budgétaire à moyen terme proche de l’équilibre ou excédentaire. Le pacte comprend des éléments préventifs et dissuasifs, avec une procédure pour déficit excessif en cas de dépassement de la barre de 3 % du PIB. Les pays sont uniquement autorisés à ne pas respecter le pacte s’ils connaissent une dépression économique très sévère (baisse de 2 % du PIB réel).
[4] En l’absence d’un système monétaire international de parités fixes, le taux de change de l’euro flotte en principe librement à l’égard des devises du reste du monde.
[5] Toutes les reprises de l’économie allemande se sont caractérisées dans le passé par le processus suivant : reprise de la demande mondiale, puis relance de l’investissement dans le secteur exportateur, et enfin diffusion de cette reprise à la consommation et à l’investissement internes.
[6] L’entrée de l’Allemagne dans l’Union monétaire avec un taux de change nominal de 1,95 DEM pour 1 euro, et de ce fait un taux de change effectif réel surévalué d’environ 13 %, a ajouté un désavantage supplémentaire. Celui-ci ne pourra être résorbé que progressivement par des hausses salariales plus faibles et des gains de productivité plus élevés que dans les autres pays de la zone.
[7] Ceci s’explique aussi par le fait que la compétitivité du pays ne repose pas seulement sur les prix et les coûts, mais aussi dans une large mesure sur des éléments qualitatifs.
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