Le livre numérique est-il un service ?
Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),
Dans un arrêt du 5 mars 2015, concernant un différend entre la France et la Commission et portant sur le taux de TVA applicable au livre numérique, la CJUE a été amenée à réaffirmer les critères définissant les services, ainsi que le taux de TVA applicable aux « services fournis par voie électronique ». A ce titre elle a confirmé, qu’aux yeux de la réglementation européenne, et tout particulièrement des directives TVA, le livre numérique est un tel service. Comme ces derniers ne peuvent bénéficier d’un taux de TVA réduit, la France, qui depuis 2012 assujettissait au même taux de TVA réduit aussi bien le livre numérique que le livre papier, se trouve obligée de lui appliquer le taux normal de TVA. La réglementation européenne s’appuie de fait sur la conception économique traditionnelle de la séparation biens-services. Celle-ci est cependant remise en cause par les évolutions récentes de l’analyse. Une nouvelle approche voit le jour qui permettrait de réconcilier l’approche des livres papier et numérique.
Mots-clefs : économie de services, économie numérique, livre numérique, taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
Citer cet article
Damien Broussolle « Le livre numérique est-il un service ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 32, 29 - 35, Eté 2015.
Du point de vue juridique, l’argumentation de la France concernant le taux de TVA applicable au livre numérique s’est trouvée prise en défaut. Pourtant, sa justification n’en était pas moins solide. En effet nombreux sont ceux qui considèrent, à juste titre, que le livre papier et le livre numérique sont deux formes d’un même objet et qu’il n’y a pas lieu de les discriminer fiscalement. Aux quatre pays (France, Allemagne, Italie et Pologne) qui, dans une déclaration conjointe, ont appelé le 19 mars 2015 la Commission à mettre fin à cette discrimination, on peut joindre la voix de la Fédération des Editeurs Européens, celle de sociétés d’auteurs et des lecteurs... et même celle de Nelly Kroes, ex-commissaire à la concurrence, puis commissaire chargée de la société numérique, qui avait déclaré, en 2013, ne pas pouvoir justifier la différence fiscale pratiquée entre les deux types de livre. Pour l’instant, l’harmonisation souhaitée par tous se heurte à la réglementation européenne, que seule une décision unanime (fiscalité oblige) peut faire évoluer. Elle se heurte également à la conception traditionnelle de la distinction bien-service, car c’est parce que le livre numérique est considéré comme un service fourni par voie électronique qu’il ne peut pas bénéficier du taux réduit de TVA. La décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) souligne alors la faiblesse des critères traditionnellement utilisés, et repris dans la réglementation européenne, pour distinguer les biens des services.
Afin de bien comprendre les enjeux généraux du différend, cet article examinera dans un premier temps la définition du service selon les textes européens. Ce sera l’occasion de montrer en quoi la réglementation européenne est tributaire de la conception économique traditionnelle, mais également en quoi elle manque de clarté. Dans un deuxième temps, il s’agira de présenter la nouvelle approche économique de façon, à montrer comment elle peut à la fois résoudre le différend sur le livre numérique et améliorer la pertinence de la réglementation européenne.
1. Le service dans les textes européens : une approche confusionniste ?
La plupart des directives et règlements européens utilisent la notion de service sans la définir précisément en tant que tel. Ils fournissent néanmoins des éléments de définition, en s’appuyant sur l’article fondateur du traité de Rome consacré aux services (n°60 ; respectivement art. 57 TFUE). Ce dernier considère que sont des services « les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes » (Encadré n°1). A défaut d’une définition analytique précise du service, cette approche le définit par défaut.
1.1 Le service un non-bien ?
L’approche du traité de Rome définit les services comme des transactions économiques (prestations) ne relevant ni des marchandises, ni des capitaux, ni des personnes. Cette manière de procéder provient du fait que les traités européens s’intéressent au service dans le cadre d’une libéralisation des échanges. Ils s’inspirent alors de la démarche de la balance des paiements qui sépare traditionnellement d’un côté les mouvements de marchandises ou de services et de l’autre les mouvements monétaires ou financiers. Dans cette perspective, les services, qui appartiennent à la partie réelle de la balance, sont un vaste conglomérat, qui recense les transactions correspondant à des mouvements, autrefois dénommés « les invisibles », dont la seule caractéristique commune est de ne pas porter sur des marchandises. La directive TVA de 2006 illustre pleinement ce point de vue dans son article 24 §1 : « est considérée comme ‘‘prestation de services’’, toute opération qui ne constitue pas une livraison de biens ».
Puisque le service est essentiellement défini en opposition au bien, il est nécessaire pour le caractériser de cerner les caractéristiques des biens. Ces derniers ne sont pas définis en propre dans les traités européens, mais au travers des textes on peut comprendre qu’ils se caractérisent par leur matérialité. Cette perspective est illustrée par la directive TVA (2006) qui dans son article 14 §1 énonce : « Est considéré comme ‘livraison de biens’, le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire ». Comme on peut le constater la directive introduit une différenciation entre les biens corporels et incorporels. Seuls les premiers relèvent des authentiques biens. L’article 25 de la directive TVA (2006) dispose à cet égard qu’est notamment considérée comme une prestation de services « la cession d’un bien incorporel ». Par suite un bien incorporel est considéré comme un service et le livre numérique est donc regardé de façon distincte du livre papier. L’arrêt de la CJUE du 5 mars 2015 souligne alors que le livre numérique constitue un « service fourni par voie électronique » [1], puisqu’il est dématérialisé [2]. Bien plus, alors même qu’une révision de la directive TVA introduite en 2009 se préoccupe de la nécessité de prendre en compte l’évolution technologique pour le livre [3], et à ce titre, modifie la phrase « la fourniture de livres », en « la fourniture de livres, sur tout type de support physique » (annexe III, al. 6), la Cour n’y voit aucune volonté d’étendre au livre numérique la notion de livre. Malgré cette modification, le critère de la matérialité subsiste donc inentamé : un livre numérique reste un service, un livre papier un bien.
En mettant l’accent sur l’opposition matérialité/immatérialité, la jurisprudence et les textes communautaires suivent la conception économique traditionnelle. En effet, si l’approche économique standard distingue le service en s’appuyant sur plusieurs critères, parmi lesquels l’impossibilité de le stocker ou la nécessité de le réaliser au contact notamment du client, son caractère intangible est certainement celui qui est le plus fondamental. Le World Investment Report de la CNUCED [4] (UNCTAD 2004 p. 145) exprime clairement ce point de vue habituel : « Les services sont généralement considérés comme intangibles, invisibles, périssables et requérant une production et consommation simultanée, alors que les biens sont tangibles, visibles et stockables et ne requièrent pas d’interaction entre le producteur et le consommateur [5] ». Par nature un livre numérique, hors de son support, est évidemment intangible et « invisible ».
Encadré n°1 : L(s) service(s) dans les traités européens
Article 60 (Rome)/50 (TCE)/57(TFUE)
« Au sens du présent traité, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes.
Les services comprennent notamment :
a) des activités de caractère industriel ;
b) des activités de caractère commercial ;
c) des activités artisanales ;
d) les activités des professions libérales
Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif au droit d’établissement, le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants. »
1.2 Service ou services ?
L’article 60 du traité de Rome soulève un autre type de difficulté lorsqu’il précise : « Les services comprennent notamment : a) des activités de caractère industriel ; b) des activités de caractère commercial ; c) des activités artisanales ; d) les activités des professions libérales… » (Encadré n°1). Ce nouveau problème résulte de l’assimilation faite entre le terme service(s), qui dans l’article désigne d’abord une prestation, et l’expression activité de services, qui fait référence à des secteurs d’activité. Il y a ici un changement de registre, non signalé. Or, si les services sont fournis en priorité par des activités de services, ils peuvent aussi bien l’être par des activités du secteur manufacturier. L’artisanat, présent dans la liste, est une activité essentiellement manufacturière, qui réalise des services lorsqu’il s’agit de réparation ou d’installation pure. Ainsi, par exemple, si la réalisation d’une cheminée par un artisan relève de la production manufacturière, sa réparation, ou encore l’installation d’un kit de cheminée relève de prestations de services. Toutefois, il devrait aller de soi que l’artisanat, tout comme les « activités de caractère industriel », ne sont pas des (activités de) services. A ce titre ils ne figurent pas dans la même catégorie économique, que les professions libérales, les télécommunications ou les transports... L’alinéa du traité qui affirme le contraire est donc pour le moins gênant.
Au total, en incorporant des activités (point de vue sectoriel) dans une définition du service (point de vue produit), l’article introduit un glissement qui obscurcit son propos. Il faut ici souligner que, du point de vue statistique, la démarche économique distingue les nomenclatures d’activités, par exemple Classification Internationale Type des Industries (CITI) [6], et les nomenclatures de produits Classification Centrale des Produits (CCP) [7]. De ce fait on ne peut pas confondre le service avec les activités de services. La balance du commerce extérieur est en principe construite sur une approche produit, inspirée de la CCP (IMF 2009).
La confusion produit/secteur d’activité, introduite par le traité de Rome, traverse ensuite l’ensemble de la réglementation européenne, qui tantôt conçoit le service comme une prestation (perspective produit ; directives TVA), tantôt comme une activité (perspective sectorielle ; directive services). C’est ainsi que l’article 4 de la directive services (2006), en faisant référence au début de l’article 60 précité (traité de Rome), écrit : « on entend par « service », toute activité économique non salariée, exercée normalement contre rémunération », en visant donc des activités de services. La référence au traité de Rome est d’ailleurs ici en partie erronée, puisque comme on l’a souligné plus haut, l’article considéré concerne la « prestation » et non pas « l’activité économique ». C’est donc à tort que le terme service se réfère dans la directive services à une activité, même si cela illustre sa vocation sectorielle. A ce stade il convient de souligner qu’habituellement le fait d’utiliser « service » au singulier permet de distinguer le produit-service, des activités de services. Pour sa part l’article 60 du traité de Rome utilise de bout en bout le pluriel, ce qui peut conduire à des difficultés d’interprétation. La directive services nourrit certainement la confusion, lorsqu’elle utilise le terme service au singulier pour désigner une activité de services. On peut penser que ce mélange des sens explique en partie le problème rencontré avec le livre numérique, dont la classification en service pourrait provenir de considérations concernant les entreprises, supposées de services, qui pratiquent les transactions numériques correspondantes.
A cet égard, dans la directive TVA (2006, article 24 ; Encadré n°2) une prestation est définie en relation avec une livraison : en substance une prestation de services est une livraison de services. Pourtant, la caractérisation du service, comme pour tout type de produit, devrait avant tout s’exprimer à travers des modalités particulières de production [8]. En mettant l’accent exclusivement sur la vente (livraison), l’approche européenne ne distingue pas clairement les biens, des services et englobe la prestation commerciale dans la prestation de service. Du reste l’article 25 de la même directive illustre cette extension : « Une prestation de services peut consister, entre autres, en (…) la cession d’un bien incorporel (…) » (Encadré n°2). Une prestation de service peut donc consister dans la cession simple d’un bien [9], c’est-à-dire un simple transfert de propriété. D’un point de vue économique, il s’agit là de commerce. En effet comme le souligne l’INSEE, « le commerce consiste à mettre à disposition un bien ou un service avec des transformations mineures ». La réalisation d’un service suppose pour sa part un minimum de transformation de l’objet ou de la personne sur laquelle il s’applique. Il est important de distinguer l’opération de mise à disposition, qui est du commerce, et l’objet même de cette mise à disposition, qui peut aussi bien être une marchandise qu’un service. Les textes européens considérés ne font pas cette distinction et assimilent l’un à l’autre, pourvu que la mise à disposition soit électronique (CF. Article 7 règlement exécution 2011). Or s’agissant de la TVA, la fiscalité porte sur le produit, pas sur l’activité.
Encadré n°2 : Directive 2006/112/CE TVA
Prestations de services
Article 24
1. Est considérée comme « prestation de services » toute opération qui ne constitue pas une livraison de biens.
(…)
Article 25
Une prestation de services peut consister, entre autres, en une des opérations suivantes :
a) la cession d’un bien incorporel représenté ou non par un titre ;
(…)
Au total, on a pu constater que les textes européens voient le service essentiellement comme un non-bien, c’est-à-dire comme une sorte d’entité immatérielle. Par ailleurs les formulations utilisées prêtent le flanc à des confusions entre produits et activités. Elles ne permettent pas de distinguer le Commerce des activités de Services. La deuxième étape montrera que l’analyse économique récente propose une voie pour surmonter ces difficultés.
2. La nouvelle approche économique du service
Les nouvelles technologies de l’information et de la Communication, tout particulièrement la numérisation, rendent obsolète la conception traditionnelle du service telle qu’évoquée plus haut. D’un coté, elles tendent à affaiblir le lien de proximité entre le consommateur et le producteur, puisqu’il devient possible de rendre certains services à distance. De l’autre, elles permettent la dématérialisation de certains produits, leur conférant une apparence de services. C’est tout particulièrement le cas du livre. En conséquence de nombreux auteurs considèrent avec Pilat et Wölfl (2005) que la distinction bien-service s’estompe, voire n’a plus de signification. Ces difficultés ont conduit à un renouvellement de la notion économique de service, s’inspirant des travaux de Hill (1977, 1999).
2.1 Le critère de propriété
Dans la démarche de Hill, la distinction bien-service ne s’appuie pas sur le critère de matérialité, mais sur l’opposition flux-stock. Un service est un flux, c’est-à-dire une transformation par l’intermédiaire d’une action productive, portant sur un objet tiers : « Le service est une modification dans la condition d’une personne ou d’une marchandise appartenant à une unité économique » [10] Hill (1977, p. 318). En tant que flux le service n’est pas saisissable, donc n’est pas tangible. Ce fait a souvent été assimilé à l’immatérialité, ce qui en retour à contribué à forger l’idée que la distinction bien-service reposait essentiellement sur l’immatérialité. Cependant il s’agissait d’une simplification trompeuse, cette caractéristique est ni déterminante, ni spécifique, comme cela sera démontré plus loin. Plus essentiel est le fait que le service ne peut pas être séparé de son producteur ou de son destinataire, c’est-à-dire n’est pas isolable en tant que tel. En conséquence il n’est pas possible de lui appliquer de droits de propriété. En effet, un flux n’est pas une entité identifiable, sur laquelle des droits de propriété pourraient être définis, que cette entité soit matérielle ou immatérielle. Hill (1999 pp. 441-42) souligne ainsi : « parce qu’il [le service] n’est pas une entité, il n’est pas possible de lui appliquer de droits de propriété et donc de transférer sa propriété d’une unité économique à une autre » [11]. Il convient de bien saisir l’argument : le service en propre, c’est-à-dire le résultat de l’activité productrice, ne peut pas donner lieu à droits de propriété, même s’il peut s’appliquer à un objet qui est lui-même sujet aux droits de propriété. Il s’agit donc d’abord d’une impossibilité pratique, qui provient des particularités de la production et empêche d’isoler le service rendu proprement dit. Ainsi par exemple, la réparation est une activité de services, qui s’applique sur la propriété d’autrui et dont le service n’est pas transférable indépendamment des moyens (matériels et humains) qui permettent de l’effectuer. L’objet réparé est quant à lui sujet aux droits de propriété. Lorsque le service s’applique à une personne (santé, enseignement), aucun droit de propriété ne peut être établi.
La séparation biens-services se trouve ainsi préservée tout en étant fondée sur des principes plus solides et plus éclairants. Une conséquence bien connue en est que le commerce à distance d’authentiques services est rarement praticable, au moins dans le sens habituel du terme commerce (Hill 1999) [12]. Une autre conséquence plus discriminante encore est qu’il est impossible de voler du service en propre, c’est-à-dire de la manière qui s’applique aux biens. Ainsi par exemple, voler du service de transport suppose de voler le moyen de transport (quel qu’il soit), le titre de paiement du transport, ou encore d’être un utilisateur clandestin. Dans aucun de ces cas, il ne s’agit de vol du service en lui-même (i.e. de façon séparée), alors qu’un bien peut évidemment être dérobé pour lui-même. Cela découle évidemment du fait qu’il n’est pas possible de dérober un flux qui, par nature, n’est pas sujet aux droits de propriété.
Ces réflexions ont débouché sur une nouvelle définition, adoptée par les Systèmes de Comptabilité Nationale (SCN) 1993 et surtout 2008 (Encadré n°3), qui synthétise cette nouvelle perspective.
Encadré n°3 : Définition du service dans le manuel de Comptabilité Nationale de l’ONU
« Les services sont le résultat d’une activité productrice qui modifie l’état de l’unité qui les consomme ou qui facilite l’échange de produits ou d’actifs financiers. (…) Les services (…) ne sont pas des entités séparées sur lesquelles il est possible d’établir des droits de propriété. Ils ne peuvent être commercialisés indépendamment de leur production. Au moment où leur production se termine ils doivent avoir été fournis au consommateur »
SNA 2009 § 6.17
2.2 Le cas des biens incorporels et des « originaux »
La nouvelle approche économique permet de réconcilier la prise en compte des formes matérielles et immatérielles des biens. Du reste, ces derniers sont communément dénommés biens incorporels, illustrant ainsi le fait qu’ils ne correspondent pas aux caractéristiques du service. Aucune de ces deux formes ne relève du service, ce qui ne signifie pas que les biens incorporels ne soient pas particuliers.
La nouvelle approche dénomme certains biens incorporels, tels que les brevets, le code source d’un logiciel, les plans d’architectes, les droits d’auteurs… des « originaux », pour mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit de créations originales. Un original est le résultat d’un processus créatif qui produit une entité intangible. Un original est une marchandise à part entière comme Hill l’a suggéré (1999 p. 441-42) : « Un original [une création originale] est l’archétype d’un bien immatériel. C’est un bien parce qu’il s’agit d’une entité sur laquelle il est possible d’appliquer des droits de propriété et qui apporte une valeur économique à son détenteur » [13]. Ces originaux doivent être distingués de leurs copies pour deux raisons. D’une part, à la différence d’une transaction portant sur un « original », une transaction portant sur une copie est indissociable de son mode de transfert, donc du support final. D’autre part l’original est un actif, alors que la copie est un bien quelconque. Autrement dit, l’original relève de la catégorie des biens d’investissement, parce qu’il représente une dépense à effet durable à l’origine d’un processus de production, alors que la copie relève de celle des biens de consommation (intermédiaire ou finale). Cette démarche est à présent retenue par les dernières révisions du SCN (SNA 2009) et de la Balance (IMF 2009).
Une œuvre originale est donc sans aucun doute possible une marchandise. Il faut néanmoins ici souligner que l’original n’est pas la première production physique d’un plan, brevets, livre, pièce musicale, logiciel… l’original correspond à la production intellectuelle qui peut être stockée sur un support quelconque (Hill 2003). En ce sens ce n’est pas le texte originel d’un livre, quel que soit le support auquel il est incorporé, qui est un « original », mais la création intellectuelle qu’il représente. De fait, ce n’est pas son support qui lui donne sa valeur ou son intérêt, mais l’information nouvelle qu’il contient. Cela illustre le fait que les originaux incorporent et expriment de la connaissance. Comme l’exprime Hill (2003 p.13) : « le manuscrit originel d’un livre, comme par exemple celui d’Harry Potter, n’est pas un original. L’original consiste dans l’histoire originelle et les idées qui sont contenues dans le manuscrit, et par la suite copiées dans les livres imprimés » [14].
Un original peut être copié autant de fois que nécessaire sans s’altérer. Les copies, qu’elles adoptent une forme physique ou numérique, peuvent, comme n’importe quelle marchandise, être vendues en tant que telles, ou bien rendues accessibles par l’intermédiaire d’une licence d’usage. Lorsqu’une copie fait l’objet d’une vente à part entière, c’est une marchandise. Lorsqu’elle fait l’objet d’un accès par licence, il s’agit a priori de la fourniture d’un service, puisqu’il s’agit alors de location et non de transfert de propriété. Toutefois lorsque, comme l’indique le SCN, « le détenteur de la licence assume tous les risques et bénéfices du propriétaire de copies » (SNA 2009 § 10.100), ce qui est assez fréquent, la transaction peut être économiquement interprétée comme similaire à un transfert de propriété. Disposer d’une licence de long terme, est donc économiquement équivalent à une vente en pleine propriété. Le seul cas, où une licence ne correspond pas à une transaction de marchandise, est lorsqu’elle concerne une période limitée, elle concerne alors effectivement un flux de services.
Conclusion
Finalement on a pu constater qu’il n’y a pas lieu de considérer le livre numérique, fourni électroniquement, comme un service, puisqu’il possède les caractéristiques essentielles des biens : être isolable de son producteur ou de son utilisateur, et être sujet aux droits de propriété. Dans ces conditions le livre numérique doit être traité fiscalement comme le livre papier, sauf à souhaiter soutenir l’industrie de l’imprimerie ou encore la distribution physique du livre, ce qui pourrait être réalisé autrement.
Cela dit, les conséquences de cette approche de la distinction bien-service, vont au-delà du livre. Elles concernent notamment tous les biens informationnels fournis par voie électronique, sur lesquels des droits de propriété s’appliquent, comme la musique ou les images et les films, ainsi que les logiciels. En ce sens les textes et directives européens ne sont pas fondés à considérer leur fourniture comme étant celle de services, ainsi qu’ils le font actuellement (Cf. art. 7 du Règlement d’exécution 2011). Si cette dernière remarque est évidemment fondamentale d’un point de vue intellectuel, elle l’est aussi d’un point de vue pratique immédiat. En effet la Commission a fait connaître le 6 mai 2015, son intention de réexaminer le cas du livre numérique à l’horizon 2016 : « la Commission étudiera le traitement fiscal de certains e-services, tels que les livres numériques et les publications en lignes, dans le cadre général de la réforme de la TVA » [15]. Sans s’intéresser aux difficultés juridiques qui peuvent rendre la mise en œuvre de cette intention délicate, il faut souligner qu’il n’est pas justifié de créer une exception pour « certains e-services ». Il serait beaucoup plus judicieux et probablement plus simple, de les considérer pour ce qu’ils sont : des biens. Cela éviterait d’introduire une discrimination vis-à-vis d’autres biens incorporels fournis électroniquement et également considérés de façon erronée comme des services.
Annexe : La contribution de Hill à la clarification des notions de services et d’original (1999) p. 441-42
« Les services impliquent une interaction entre les producteurs et les consommateurs. (…) Au contraire d’un bien, puisqu’un service n’est pas une entité qui existe indépendamment de son producteur ou consommateur (…). Le service (…) est un changement dans l’état d’une unité économique produit par l’activité d’une autre unité économique. (…) Parce qu’il n’est pas une entité, il n’est pas possible d’établir des droits de propriété sur un service et donc de transférer sa propriété d’une unité économique à une autre. » (p. 438 & 440)
La plupart des biens sont des objets matériels. Cependant, d’autres types d’entités existent qui ont toutes les caractéristiques des biens. Elles consistent en entités incorporelles produites de façon originale par une personne, ou une entreprise, engagée dans une activité innovatrice, littéraire scientifique, d’engineering ou de nature récréative. D’une manière générale, l’original incorporel consiste en une addition d’expérience et de connaissances de tous types, mais aussi de nouvelles créations de nature artistique ou littéraire ». (…)
« Un original [une œuvre originale] est l’archétype d’un bien immatériel. C’est un bien parce qu’il s’agit d’une entité sur laquelle il est possible d’appliquer des droits de propriété et qui apporte une valeur économique à son détenteur. »
Références :
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Broussolle D (2011), « Le traitement des services non financiers dans les mises à jour de la comptabilité nationale et de la balance des paiements, dans la perspective du nouveau concept émergent de services », Economies et Sociétés, série Economie des Services, n°13, 4/2012 p. 683-714.
CJUE (2015), « Manquement d’État – Fiscalité – TVA – Application d’un taux réduit – Fourniture de livres numériques ou électroniques », Dans l’affaire C‑479/13 ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre) 5 mars 2015.
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HILL T.P, (1997), “Intangible assets, patents and copyrights in the 1993 SNA”, SNA news, July, p. 3-5.
HILL T.P. (1977), “On goods and services”, Review of Income and Wealth, December, p. 315-38.
HILL T.P. (1999), “Tangibles, intangibles and services : a new taxonomy for the classification of output”, Revue canadienne d’économique, avril p. 427-446.
Hill, T. P. (2003), “Intangible assets in the SNA : originals, innovation and human capital formation”, CASS Business School, City of London.
IMF (2009), Balance of Payments and International Investment position Manual, sixth Edition (BPM6). Washington DC.
Pilat D. et Wölfl A. (2005), « Measuring the interaction between manufacturing and services », STI Working Paper 2005/5.
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SNA (2009), System of National Accounts Manual, UNSTATS, New York.
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TVA (2009), Directive 2009/47/ce du conseil du 5 mai 2009 modifiant la directive 2006/112/CE en ce qui concerne les taux réduits de taxe sur la valeur ajoutée.
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UNCTAD (2004), World investment report 2004 : the shift towards services, United Nations, New York and Geneva.
[1] « La fourniture de livres électroniques constitue un « service fourni par voie électronique », au sens de l’article 98 paragraphe 2 second alinéa » (CJUE).
[2] Le livre papier, considéré comme un bien, peut bénéficier du taux réduit de TVA.
[3] Le considérant 4 de la directive 2009/47 énonce : « Par ailleurs, la directive 2006/112/CE devrait être modifiée afin de permettre l’application de taux réduits ou d’une exonération, respectivement, dans un nombre limité de situations précises, pour des raisons sociales ou liées à la santé, et afin de préciser et d’adapter à l’évolution technologique la référence aux livres qui figure à l’annexe III de la dite directive. »
[4] Commission des Nations Unions sur le Commerce et le Développement.
[5] “Services are usually perceived as intangible, invisible, perishable and requiring simultaneous production and consumption, while goods are tangible, visible and storable and do not require interaction between producers and consumers”.
[6] International Standard Industry Classification, ISIC.
[7] Central Products Classification, CPC.
[8] Cette situation découle de la définition jurisprudentielle européenne de l’activité économique, qui ignore la production et ne s’intéresse qu’à l’échange (Bernard 2009). Au sens économique, « l’activité économique d’une unité de production est le processus qui conduit à la fabrication d’un produit ou à la mise à disposition d’un service » INSEE.
[9] Pourvu qu’il soit incorporel.
[10] The service is “a change in the condition of a person, or of a good belonging to some economic unit, which is brought about as the result of the activity of some other economic unit, with the prior agreement of the former person or economic unit”.
[11] “Because it [service] is not an entity, it is not possible to establish ownership rights over a service and hence to transfer ownership from one economic unit to another”.
[12] C’est-à-dire au sens du seul mode 1 du GATS.
[13] “An original is the archetypal immaterial good. It is a good because it is an entity over which ownership rights can be established and which is of economic value to its owner”.
[14] “(…) the author’s manuscript of a book, such as a new Harry Potter book, is not the original. The original consists of the original story and ideas which are contained in the manuscript, and then copied into subsequent printed books”.
[15] “The Commission will also explore how to address the tax treatment of certain e-services, such as digital books and online publications, in the context of the general VAT reform.” COM (2015) p.8.
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