La « crise » du textile chinois ou l’arbre qui cache la forêt ?

Meixing Dai, Université de Strasbourg (BETA) et CNRS

La crise du textile chinois se produit immédiatement après la suppression des quotas prévue depuis de longue date mais dont la mise en œuvre a été ignorée dans plusieurs pays européens.

Mots-clefs : commerce international, économie de la connaissance et de l’innovation , politique commerciale.

Citer cet article

Meixing Dai « La « crise » du textile chinois ou l’arbre qui cache la forêt ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 13, 11 - 13, Automne 2005.

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Après la suppression des quotas d’importations des textiles, les exportations des produits textiles chinois vers l’Europe et les États-Unis ont connu des essors extraordinaires. Il convient de souligner que des taux des croissances les plus spectaculaires pour certains produits sont calculés à partir des bases de comparaison extrêmement faibles établies avant la disparition des quotas.

Quelle est la logique économique de la « crise » du textile chinois ?

Le problème du textile chinois a suscité plus de peur que ce qui est raisonnable et cache les intérêts économiques de la libéralisation du commerce du textile pour les consommateurs, les distributeurs et les gouvernements européens. Elle a été surmédiatisée et politisé dans un contexte de référendum sur le traité constitutionnel de l’Europe à un oui incertain en France.

Les quotas du textile ont protégé un secteur dont une grande partie n’a plus de raison d’exister depuis longtemps en Europe et aux États-Unis du fait de l’élévation du coût de la main d’œuvre. L’Europe et les États-Unis ont tout fait pour retarder au maximum les échéances de la libéralisation sur les produits les plus sensibles en ne levant les quotas qu’au dernier moment. Il est évident qu’une suppression des quotas menace les quelques entreprises européennes spécialisées dans les produits de bas de gamme et ne se fournissant pas suffisamment pour les composantes demandant beaucoup de main d’œuvre dans les pays à coûts faibles. D’autant que la suppression des quotas peut provoquer une chute des prix brutale, non pas parce qu’il y a surinvestissement financé par des crédits bon marché, comme l’expliquent certains économistes [1], mais parce que la suppression du quota fait revenir le prix à son vrai prix concurrentiel mondial. En effet, en présence des quotas, les détenteurs des quotas ont un certain pouvoir de marché qu’ils exploitent en vendant les produits plus chers.

S’agit-il d’un problème de sous-évaluation de la monnaie chinoise ? La réponse est plutôt négative, car du point de vue du commerce international, les excédents du commerce extérieur de la Chine après la compensation multilatérale des échanges sont relativement faibles comparés à ceux de certains pays asiatiques. Même s’il y a une sous-évaluation, une réévaluation de la monnaie chinoise « yuan » au niveau qui équilibre les exportations et les exportations de la Chine ne permet pas de sauver la production du textile en Europe et aux États-Unis. Premièrement, une telle réévaluation est loin de combler les écarts salariaux entre les ouvriers européens et américains et les ouvriers chinois (payés à moins de 100 euros par mois). Deuxièmement, au cas où les salaires deviendraient trop élevés en Chine suite à la réévaluation de la monnaie chinoise, soit la production se délocalise dans les pays à salaires plus faibles qu’en Chine, soit les salariés chinois acceptent une baisse du salaire exprimé en monnaie chinoise. Ce dernier résultat est d’autant plus probable qu’il existe des régions très pauvres en Chine.

Une des raisons avancées pour justifier des mesures de protection européennes et américaines est d’aider des pays en voie de développement pauvres souffrant de la concurrence chinoise. Outre le fait que ces mesures sont inefficaces pour protéger les producteurs européens et américains puisque d’autres pays à coûts encore plus faibles ne sont pas concernés, ces mesures sont propices aux détournements qui consistent à réexporter des produits textiles chinois en passant par un pays tiers non soumis aux restrictions des quotas ou en changeant simplement les étiquettes. Par ailleurs, ces mesures ne peuvent pas être justifiées non plus du point de vue de l’équité. En effet, les ouvrières qui travaillent dans les usines de textiles et d’habillement en Chine sont venues des régions souffrant aussi de la pauvreté absolue avec peu d’opportunités de développement pour l’instant.

Les nouveaux quotas négociés entre l’UE représentée par le Commissaire du commerce extérieur Peter Mandelson et la Chine, ainsi que les réactions des distributeurs européens à l’imposition des nouveaux quotas à partir du semestre 2005 et le chaos qui en résulte (blocage des importations du textile chinois déjà payées dans les ports européens) ont illustré largement l’absurdité de la solution alternative [2]. On s’étonne de voir le spectacle bizarre de Bruxelles demandant au gouvernement chinois de l’aider à résoudre les conflits entre les pays européens séparés entre deux camps, ceux qui disposent d’un secteur de distribution important et ceux qui disposent encore d’un secteur textile, au détriment de celles qui profitent le moins de la libéralisation du commerce du textile : les ouvrières chinoises. La solution unique et acceptable pour les Européens était de libérer les importations bloquées sur les quotas d’importations chinoises en 2006. Les responsables chinois rétorquaient en disant qu’on ne mange pas les nourritures de l’année du lièvre en année du tigre. La solution de 50-50 (50% des textiles bloqués libérés sur les quotas de 2006 pour le textile chinois, et 50% pris en charge par l’UE hors quotas négociés) permet pour l’instant de calmer le jeu et d’effacer le terme « textile chinois » de la une des médias pour un petit moment. Un petit moment de répit seulement pour les entreprises textiles européennes qui ne savent pas en profiter pour s’adapter, car il reviendra dans deux ans quand l’accord entre l’UE et la Chine expirera en 2008.

En effet, dans la libéralisation du commerce du textile, les plus grands profiteurs sont les acteurs des pays développés. Les consommateurs profitent de la baisse des prix, les distributeurs ont des marges plus élevés tout en vendant une quantité plus importante, et les États perçoivent des impôts et des taxes plus importants. Il est indéniable qu’il y a des perdants dans les pays développés qui sont les ouvrières licenciées par les usines du textile et d’habillement fermées. Une politique économiquement fondée et socialement juste n’est pas de réimposer les quotas mais de redistribuer une partie des gains gagnés de la libéralisation du commerce extérieur au profit de celles et ceux qui souffrent de la fermeture des usines du textile et d’habillement, en aidant à leur formation, à la recherche de nouveaux emplois et à la création d’autres entreprises plus adoptées à la nouvelle donnée du marché.

L’arbre et la forêt

Focaliser sur la défense d’un secteur indéfendable et revenir sur une promesse de libéralisation longtemps attendue ne sont-ils pas des actions qui mettent en danger l’intérêt global à long terme de l’UE ? L’UE est construite sur l’élimination des obstacles au commerce entre les pays membres. Pourquoi ce qui est bien pour l’UE n’est plus bon lorsqu’on élargit l’horizon géographique, lorsque le partenaire commercial est d’une grande taille ? Comment l’UE peut-elle encore persuader les pays en voie de développement d’ouvrir les marchés où se trouve l’intérêt de l’UE ?

Le commerce mondial est un jeu dynamique où les données changent dans le temps. Peut-être les Européens souhaitent-ils inonder le marché chinois des textiles européens bon marché ? Le vrai enjeu dans la compétition mondiale n’est pas de protéger les positions perdantes comme s’ils s’agissaient des métiers d’avenir. Ces derniers doivent en effet être appréciés en fonction du développement et du coût de travail du pays en question. Personne ne souhaite que l’UE ne revienne dans la position d’une économie de marché émergente où il est bon d’embaucher des travailleurs faiblement payés pour produire tout ce qui est meilleur marché.

Si les producteurs de textiles européens ne savent pas s’adapter pour investir dans d’autres secteurs, ce sera peut-être le rôle des producteurs de textiles chinois. Il existe une classe d’entrepreneurs chinois dynamiques et flexibles. Bloqués par les quotas de textiles, ces derniers peuvent se lancer dans la production des produits technologiques dont les exportations représentent déjà une grande partie des exportations chinoises. Est-ce que l’UE doit aussi instaurer des quotas pour tous les produits technologiques ou autres produits manufacturés ? En érigeant des défenses, l’UE deviendrait une forteresse au lieu de devenir un espace économique ouvert et innovant. C’est un jeu perdant à long terme. Le commerce avec la Chine offre de nombreuses opportunités aux entreprises européennes accompagnées des risques apparents pour d’autres, les plus protégées et les moins innovantes. Le développement rapide de la Chine offre des possibilités de développement important et profitable pour les entreprises européennes, ceci même dans le secteur textile (notamment les produits de haut de gamme et de la mode).

Les représentants européens doivent se focaliser sur les marchés stratégiques pour les entreprises européennes en arrêtant de faire figurer en première ligne de leur programme de visite en Chine les questions concernant les secteurs qui causent des pertes économiques et des pertes de bien-être sociaux explicites et aussi implicites pour l’UE dans son ensemble. L’issue pour ces secteurs est la conversion ou la fermeture des entreprises non viables avec l’aide des gouvernements nationaux ou de l’UE, et l’innovation et la création de nouveaux produits pour les autres.

En délaissant ces thèmes déplaisants pour les responsables européens et chinois, les représentants européens feraient mieux de se focaliser sur l’ouverture du marché chinois, dans les services (distribution, banque et assurance, télécommunications, Internet et média). Ils devraient aussi plus parler avec les dirigeants chinois de la protection des droits de propriété industrielles et intellectuelles, qui n’est pas un sujet qui fâche comme on aurait pu croire en pensant à l’existence de piratage intellectuel massif en Chine, car le gouvernement chinois est conscient maintenant que le piratage intellectuel est nuisible au développement économique et à la croissance de long terme de la Chine.

Les stratégies de long terme et les politiques correspondantes

On pourrait s’étonner que la Chine se fixe également comme objectif de développer une économie de la connaissance avec des moyens considérables qui sont alloués aux chercheurs, aux universités et aux entreprises innovantes. Notons qu’en quelques années, les rémunérations des chercheurs chinois sont devenues plusieurs fois voire des dizaines fois plus élevées que les salaires minimums légaux fixés pour le travail non qualifié (pendant qu’en France, des propositions abondent pour élever le SMIC au niveau proche du salaire d’embauche des docteurs en sciences dans les universités), avec pour corollaire une pression de résultats croissante pour les chercheurs. Cette stratégie d’incitation s’inspire d’une histoire datant à l’époque des royaumes combattants il y a plus de deux milles ans déjà : Un intellectuel se prétendant être moyen a convaincu un roi de lui accorder des rémunérations exceptionnelles pour pouvoir ensuite attirer les talents de tous les royaumes. C’est ce que font les États-Unis depuis des décennies. Le gouvernement chinois a tiré la leçon de l’histoire ancienne et de l’exemple moderne.

Dans une perspective de long terme, la mise en place d’une politique encourageant les activités de recherche, de développement (R&D) et d’innovations technologiques ainsi que la création des entreprises innovantes est une meilleure pratique de gouvernance économique et politique que de courir derrière les entreprises en crise comme les pompiers vers les incendies. Aider à la création des entreprises est une bien meilleure stratégie que d’empêcher la fermeture des entreprises non viables par tous les moyens, souvent très coûteux.

La stratégie de Lisbonne, qui consiste à faire l’UE une économie de la connaissance la plus dynamique, la plus innovante et la plus compétitive du monde est un très bon projet. Bien qu’elle soit définie en mars 2000 au sommet de la bulle Internet, elle ne devrait pas être une bulle. Elle peut être concrétisée. Mais il faut que les gouvernements nationaux et l’UE soient capables de résister aux pressions des catégories socio-économiques et politiques qui défendent leurs intérêts particuliers et de court terme au détriment de la majorité et des générations futures. Il faut avoir le courage politique de dégager les ressources financières nécessaires dans le budget de chaque État membre et au niveau de l’UE afin de financer plus généreusement les chercheurs, les universités, les institutions de recherches publiques et privées et les entreprises innovantes comme certains pays l’ont déjà fait (la Finlande, la Suède et le Danemark). L’objectif est de créer les conditions technologiques préalables à une sortie par le haut des difficultés économiques et financières auxquelles sont confrontés certains pays de l’UE (chômage, déficit budgétaire de l’État, déficit potentiel du système de retraite etc.).


[1Michel Fouquin, « A l’ombre du dragon », Les Échos du 10 mai 2005.

[2Guy de Jonquieres, « Lessons from the China textiles stitch-up », Financial times, August 30 2005.

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