La déformation du partage des gains de la croissance économique américaine et la crise économique
Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)
La crise des subprimes qui s’est transformée en crise économique mondiale est le fruit d’un partage trop inégal des richesses entre le travail et le capital, entre les hauts revenus et les autres. On est retourné aux États-Unis à des niveaux d’inégalités équivalents à ceux du début du XXème siècle. Elles ont fortement crû récemment, avec la politique de réduction massive des impôts sur les hauts revenus, engagée par l’administration Bush. Les catégories les moins aisées, mais également la classe moyenne américaine dans son ensemble, n’ont guère profité de la croissance économique et se sont donc massivement endettées pour pouvoir consommer et continuer à s’identifier au rêve américain.
Mots-clefs : crise des subprimes, crise économique, crise financière, crise financière globale, économie des Etats-Unis, inégalité économique et sociale, modèle économique et social américain, politique de redistribution des revenus.
Citer cet article
Eric Rugraff « La déformation du partage des gains de la croissance économique américaine et la crise économique », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 19, 29 - 32, Hiver 2008.
La crise financière qui se transforme progressivement en crise économique générale, est la conséquence logique d’une répartition des richesses aux États-Unis de plus en plus inégalitaire. Certes, la crise actuelle est l’addition d’un ensemble de comportements opportunistes d’acteurs économiques de différents compartiments du marché : des brokers appâtés par les commissions offertes pour le placement de crédits immobiliers à conditions et prix déraisonnables, des organismes financiers qui ont titrisé ces dettes pour récolter des fonds leur permettant de poursuivre la course à la distribution de crédits, des banques qui ont acheté ces titres supposés leur rapporter des rendements élevés, des agences de notation pris dans des conflits d’intérêt d’un évaluateur financé par l’évalué, etc. Mais cet enchaînement des responsabilités ne doit pas cacher l’essentiel sur la crise actuelle : le développement, à partir du début des années 1980, d’un modèle de répartition des richesses de plus en plus inégalitaire et donc incapable d’assurer une croissance stable et régulière de long terme.
La crise actuelle est le fruit d’un endettement excessif des ménages américains : entre 2001 et 2007, leur taux d’endettement a augmenté de 80 % et atteint en 2007, 140 % de leur revenu disponible. Cette tendance est allée de pair avec un effondrement de leur taux d’épargne : en 2007, sur un revenu mensuel de 100, les ménages américains n’ont réussi à épargner que 0,2.
Comment est-on arrivé à un tel surendettement ?
La consommation est au cœur de la psychologie, de la sociologie et de l’économie dans le modèle américain. La frénésie de consommation des Américains tire l’ensemble de la croissance mondiale, et est fondamentale dans le développement de pays émergents comme la Chine. Consommer est à la fois un élément de réalisation de soi et de réussite sociale. Dès la fin du XIXème siècle, Thorstein Veblen avait souligné le rôle central joué par la « consommation ostentatoire » dans le modèle américain. Le Keeping up with the Joneses pousse les ménages américains dans ce qui ressemble parfois à une « course aux armements » qui leur permettra de tenir leur rang social. Comme le montrent différentes études, être propriétaire de sa maison est primordial dans le sentiment de réussite et dans le rapport aux autres. Dans la crise des ‘subprimes, des intermédiaires peu scrupuleux ont distribué des crédits coûteux et risqués à des ménages peu favorisés voulant réaliser leur rêve d’accès à la propriété, ainsi qu’à la classe moyenne à la recherche de facilités de crédits leur permettant de souscrire de nouveaux crédits à la consommation. Ce qui peut alors apparaître comme irrationnel selon les principes de la science économique, l’est parfaitement dans des cadres d’analyse sociologique et psychologique [1].
Or, depuis le début des années 80, la déformation du partage des richesses n’a pas permis aux ménages américains d’entretenir le rêve de la consommation sur la seule base de leur revenu. En l’absence d’augmentation des revenus, ils n’ont eu d’autre choix que de recourir à l’endettement pour continuer à consommer. Le partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital a évolué en défaveur du travail depuis le début des années 1980. Aux États-Unis, la part du travail était de 65 % en 1980 et est descendue à 60 % en 2006. Mais l’effritement de la part du travail n’est qu’une partie du problème. La crise actuelle est plus globalement, la crise d’un partage toujours plus inégal des richesses dans les pays développés. Les États-Unis sont précisément le pays de l’OCDE aux plus fortes inégalités, avec des ménages très riches qui accaparent une part croissante des revenus et une part de très pauvres de plus en plus marginalisés ; une part croissante des ménages de la classe moyenne glisse vers la pauvreté. Aux États-Unis, non seulement la pauvreté [2] a augmenté depuis le milieu des années 70, mais de plus, les Américains pauvres ont des revenus significativement inférieurs aux pauvres dans les autres pays développés (OCDE, 2008)
Certes, l’existence même de la classe moyenne n’est pas encore mise en cause. Mais à plus long terme les difficultés croissantes de la classe moyenne à financer les études universitaires des enfants ou encore à se payer une bonne protection santé conduisent à une dégradation du capital humain. Cette dégradation a des répercutions négatives sur la croissance de long terme. Une perspective historique permet de mettre en lumière ce partage des revenus de plus en plus inégalitaire (Piketty et Saez, 2003) : les 1 % les plus riches détenaient 5,1 % des salaires et autres rémunérations du travail aux États-Unis en 1970. Aujourd’hui ils en détiennent 12 %. La courbe des inégalités prend la forme d’un U au cours de ces 90 dernières années. La répartition des revenus était très inégalitaire dans les années 1920-1930 puis est devenue beaucoup plus égalitaire durant les trente glorieuses, avant de grimper à nouveau au début des années 1980. Aujourd’hui on est revenu à la situation des année 1920-1930, une période caractérisée par un mode de régulation pré-fordiste, dans lequel la société de consommation de masse n’existait pas encore et où une poignée de privilégiés régnait sans partage sur la société. La dégradation de la situation s’est accélérée depuis le début des années 2000 : on estime ainsi que les 1 % les plus riches se sont appropriés 75 % de la croissance économique entre 2002 et 2006 (Piketty et Saez, 2003). Et plus on se dirige vers le sommet de la pyramide (les 0,1 % les plus riches, les 0,01 % les plus riches, etc.) plus la part des richesses qu’ils se sont appropriées est proportionnellement importante. Si l’on étudie la répartition de l’ensemble des richesses et non plus des seuls revenus, les différences n’en deviennent que plus criantes encore : les 1 % d’Américains les plus aisés détiennent près du tiers des richesses et les 10 % les plus aisés près des trois quarts.
La répartition inégale des fruits de la croissance se retrouve dans le tableau, lorsqu’on divise les ménages en cinq groupes (quantiles) en fonction de leur revenu. Depuis le milieu des années 80 le revenu réel des ménages les plus aisés a crû plus rapidement que celui des autres ménages. La situation s’est aggravée au cours de la dernière décennie. Entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, le revenu réel des moins aisés a baissé et celui des classes moyennes n’a que modestement augmenté, alors même que la croissance économique américaine, avec un taux annuel moyen d’environ 3 %, a été bien plus forte que la croissance des autres pays développés et en particulier de l’Europe de l’Ouest.
Quintile inférieur | Trois quintiles intermédiaires | Quintile supérieur | Moyenne | |
mi 1980-mi 1990 | 1,2 | 1,0 | 1,9 | 1,4 |
mi 1990-mi 2000 | -0,2 | 0,5 | 1,1 | 0,7 |
Source : OCDE, 2008.
Les politiques économiques menées par l’administration Bush ont accéléré la déformation du partage des richesses et ont donc fait le lit à la crise actuelle. Paul Krugman, dans The Great Unraveling (2003a), dénonce l’incohérence économique des politiques Bush de démantèlement de l’État-Providence par la réduction des impôts versés par les contribuables les plus aisés [3]. Les théories de l’offre de la fin des années 1970, développées par des économistes tels que Arthur Laffer, ont décrédibilisé les fonctions de redistribution de l’État pour privilégier son rôle de créateur de mécanismes de marché. Pour Krugman (2003b), un courant plus radical, qu’il appelle « les affameurs de l’État » a eu une influence croissante dans la politique américaine au tournant de ce siècle. Pour les promoteurs de ce courant, la réduction des impôts collectés a pour objectif d’affamer l’État pour conduire à son démantèlement. Ce ne sont plus les politiques de redistribution qui sont visées, mais l’État lui-même. Avec les guerres en Irak et en Afghanistan, et plus généralement la lutte contre le terrorisme, l’administration Bush n’a pas réduit le budget de la défense ; bien au contraire. Par contre, les politiques de redistribution ont été amputées de toute part. L’OCDE (2008) estime qu’aujourd’hui les États-Unis sont le pays développé (après la Corée du sud) dans lequel la politique de redistribution des richesses joue le rôle le plus faible. La politique de redistribution ne tient plus qu’une place « mineure » (OCDE, 2008) et ne réduit plus les inégalités sociales. L’État américain ne joue plus le rôle de redistributeur qui était le sien durant les 30 glorieuses. La société américaine s’est progressivement muée au cours des 25 dernières années en Winner-Take-All Society (Frank et Cook, 1995), société dans laquelle les gains des gagnants ont augmenté de manière exponentielle, alors même que ce qui différencie les gagnants de leurs principaux « rivaux » (en terme de talent, d’efficacité ou autre) est minime. Le développement de marchés sur lesquels les gagnants raflent la totalité de la mise n’a pas seulement créé un gouffre entre les plus riches et les plus pauvres, mais a poussé les individus à s’engager dans des activités socialement improductives et à avoir des comportement dangereux [4].
Les ménages les moins aisés voyant leur revenu baisser et la classe moyenne le sien stagner (ou faiblement augmenter), n’ont alors d’autres choix que de recourir aux crédits immobiliers et aux crédits à la consommation pour continuer à consommer et à entretenir le rêve américain. C’est là la raison structurelle de la crise des subprimes. La politique de crédit bon marché engagée par la FED à partir de 2001 [5] pour contrer les effets dépressifs des attentats du 11 septembre 2001 et les liquidités abondantes qui ont afflué du reste du monde vers les États-Unis ont favorisé la constitution d’une bulle immobilière. La flambée du prix des matières premières et l’accroissement des excédents commerciaux chinois ont renforcé l’abondance des capitaux qui se sont déversés sur la première économie mondiale. Les comportements prédateurs de courtiers rémunérés en fonction du montant des remboursements des particuliers ont fait le reste.
Finalement, ni la multiplication des normes prudentielles, ni la re-réglementation de la finance ne suffiront à éviter une nouvelle crise. Une croissance solide sur le long terme passe par la définition d’instruments de régulation favorisant l’émergence d’une forme de capitalisme moins inégalitaire. Cela passe à la fois par la réhabilitation des politiques de redistribution et plus généralement des fonctions de réglementation et de légitimation des marchés, mais également par une remise en cause du modèle américain tout entier axé sur une consommation frénétique et du « Je consomme donc je suis ».
Éléments bibliographiques
IMF, 2008, World Economic Outlook – Housing and Business Cycle, April, New-York.
Frank R.H., Cook P.H. , 1995 , The Winner-Take-All Society, The Free Press, New York.
Krugman P., 2003a, The Great Unraveling : Loosing our way in the new century, Open Market Edition, New York.
Krugman P., 2003b, Baisse des impôts : le grand bluff, Courrier International, 25 septembre au 1 er octobre, pp. 38-41.
OCDE, 2008, Croissance et inégalités – Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, Octobre, Paris.
Piketty T., Saez E., 2003, Income Inequality in the United States, 1913-1998, The Quaterly Journal of Economics, Vol.118(1), pp.1-39.
Veblen Th., 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, Coll. Tel.
Sites internet
Emmanuel Saez :http://elsa.berkeley.edu/~saez/
Conseil d’analyse économique : http://www.cae.gouv.fr/ ; Cf. le rapport de septembre 2008 sur la crise des subprimes et le rapport de juin 2001 sur les inégalités économiques.
[1] Les travaux en économie expérimentale ont largement démontré que la rationalité économique ne suffit pas à expliquer les comportements humains (Voir par exemple la préférence pour l’égalité).
[2] Un ménage pauvre est un ménage qui vit avec moins de 50 % du revenu médian.
[3] Cela s’est traduit en 2002 par une réduction du taux d’imposition des tranches les plus élevées et l’élimination des droits de succession ou encore en 2003 par une baisse du taux d’imposition des dividendes.
[4] Frank et Cook (1995) expliquent la généralisation du dopage dans le sport universitaire américain par le fait qu’être premier plutôt que second rapporte immensément plus.
[5] Le FMI (IMF, 2008) estime que les taux d’intérêt ont été « inhabituellement bas » entre 2001 et 2003.
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