La place des territoires dans la nouvelle stratégie économique européenne

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

L’Union européenne ayant en grande partie renoncé aux modalités de régulation macroéconomiques, la responsabilité des ajustements consécutifs à la mondialisation incombe désormais aux économies nationales et plus encore aux espaces régionaux. En effet, depuis 2006, les institutions régionales et locales sont désormais chargées de mettre en application la stratégie de Lisbonne / Göteborg et les territoires figurent en première ligne dans la course à la compétitivité. Cette évolution du statut des régions en Europe révèle bien la conception actuellement très libérale de la construction européenne.

Mots-clefs : coopération interrégionale, développement régional, gouvernance territoriale multi-niveau, politique de compétitivité, politique régionale, Stratégie de Lisbonne.

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René Kahn « La place des territoires dans la nouvelle stratégie économique européenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 21, 20 - 23, Hiver 2009.

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L’Europe ne se résume pas à un seul modèle économique et social, pas davantage à un schéma unique d’organi­sation des espaces nationaux, régionaux et locaux. En dépit d’une très grande diversité des situations régionales, d’un point de vue géographique, économique, institutionnel et du relativisme que cette diversité peut inspirer, un constat émerge et une préoccupation domine. Le constat c’est celui d’une forme inédite de réponse à la mondialisation qui ne concerne désormais plus seulement les acteurs traditionnels de l’économie (les entre­prises, les pouvoirs publics et les consommateurs) mais bien l’ensemble des institutions d’éducation, de santé, de recherche, de protection sociale, etc. et de la société civile en générale, sommée non seulement de participer à la vie économique et sociale comme c’est sa vocation mais aussi de contribuer directement aux performances écono­miques des entreprises en participant à des formes régionales et locales d’organi­sation ayant pour finalité le renforcement de la compétitivité et de l’attractivité d’un nouvel acteur économique : le territoire. Sous l’impulsion de la Commission européenne, qui s’appuie elle-même sur une vulgarisation des principaux enseigne­ments en économie géographique, partout en Europe émerge une nouvelle conception du développement et de l’aménagement du territoire basée sur la spécialisation territoriale, la concentration géographique et la proximité source d’économies d’agglomération (pôles d’excellence, clusters, eurorégions, eurodis­tricts). Comment ce transfert de responsabilité des pouvoirs centraux vers les acteurs décentralisés s’est-il effectué ? Comment les territoires sont-ils devenus le fer de lance de la politique économique européenne ?

1. La nouvelle conception européenne de l’espace régional

Les régions en première ligne dans la course à la compétitivité

Fait étrange quand on adopte le recul nécessaire, les conceptions économiques qui ont animé les différentes périodes de la construction européenne ne se ressemblent pas. Jusqu’au début des années soixante-dix, à l’exception de la déclaration d’intention inscrite dans le traité de Rome, de remédier aux disparités régionales les plus criantes, les régions et plus largement les territoires n’apparaissaient pas comme des éléments pertinents pour la politique européenne. Les Neuf au sommet de Paris en 1972 retiennent sans grande conviction le principe général d’apporter une aide aux régions en difficulté par la création d’un fonds régional européen. Mais à partir du milieu des années soixante dix, les régions vont faire l’objet d’une attention de plus en plus précise. Ainsi est née puis s’est développée une des justifications les plus enthousiasmantes de la construction européenne : la politique régio­nale européenne, principal vecteur de la cohésion disposant d’instruments de plus en plus sophistiqués et de moyens de plus en plus importants (les fonds structurels affectés à des objectifs). A la fin des années quatre-vingt-dix et début des années 2000 on pouvait encore penser que la politique régionale européenne, devenue politique de cohésion, constituait avec la PAC le volet le plus évident de la solidarité européenne. A côté de l’objectif du marché unique caractérisé par une concu­rrence libre et non faussée, la politique de cohésion maintenait fermement un objectif de convergence et de réduction des inégalités de développement. Elle étendait ce principe à tous les nouveaux Etats membres et candidats à l’entrée dans l’Union. Aujourd’hui si la politique de cohésion bénéficie d’un budget important (de l’ordre de 308 milliards €), sa finalité première n’est plus la même. Suite à la stratégie de Lisbonne et Göteborg, cette politique a désormais pour objectif d’enrôler tous les espaces régionaux et l’ensemble des territoires organisés de l’union européenne dans un mouvement général d’amélioration des gains de productivité pour les entreprises confrontées à la mondialisation, d’acquisi­tion d’avantages comparatifs, le renforcement leur attractivité et l’obtention d’avantages compétitifs au profit des activités qu’elles hébergent. Cette mobilisation des territoires à des fins économiques, préconisée par les instances européennes, emprunte des formes multiples (clusters internationaux, pôles de compétitivité, eurorégions) qui tendent toutes à montrer que désormais dans la course aux avantages concurrentiels, les régions sont en première ligne.

De la généralisation des systèmes productifs territorialisés aux territoires comme systèmes productifs directement confrontés à la mondialisation

En Europe, il n’existe pas un type de région mais plusieurs modèles régionaux qui coexistent avec une infinité de combinaisons pour ce qui concerne les statuts et les compétences des administra­tions publiques intermédiaires et locales. On observe également une très large gamme d’architectures dans l’organisation des rapports entre les administrations centrales et locales, faisant apparaître de très nombreuses formules selon le degré d’autonomie législative, fiscale, économique, politique et sociale, des collectivités. Un dénominateur commun les rapproche d’une certaine façon : les collectivités territoriales sont désormais placées par l’Union européenne dans une situation de concurrence généralisée.

Sans qu’il soit possible d’identifier qui de la théorie économique ou de la politique publique a entraîné l’autre, on a vu émerger à partir du milieu des années soixante-dix un très grand nombre de dispositifs en même temps que de concepts d’organisation productive territorialisée. Toutes ces notions et réalisations réputées performantes ont fait ou font encore l’objet d’une littérature très abondante : technopoles, milieux innova­teurs, clusters, districts industriels, SPL, pôles de compétitivité, systèmes régionaux d’innovation, régions apprenantes, etc.

Chaque région, chaque collectivité européenne met au point une stratégie qui comporte plusieurs dispositifs de ce type et mobilise pour chacune d’elles, plusieurs dizaines d’institutions autour d’une finalité de développement centrée sur les performances des entreprises régionales : capacité d’exportation, capacité d’innovation, créati­vité. Les ressources territoriales matérielles et immatérielles (patrimoine culturel, traditions et savoir-faire, langues et fêtes régionales, etc.) sont devenues les nouveaux avantages comparatifs dans un climat de concurrence exacerbée.

Une préoccupation dominante mobilise les métropoles, les régions, et d’une façon générale, tous les espaces organisés, c’est celle de leur devenir économique et de leur positionnement en terme d’attractivité et de compétitivité. Cette mobilisation à une très large échelle des acteurs locaux dans la compétition internationale tend à induire de nouvelles configurations spatiales et des innovations organisationnelles, elle tend aussi à engendrer une forme d’instabilité institutionnelle préjudiciable aux acteurs qui ne disposent pas des mêmes ressources que les « global players » notamment les firmes multinationales. De nouveaux schémas productifs d’organisation spatiale et nouvelles recompositions territoriales destinées à la fois à réduire les dépenses publiques et la fiscalité locale, d’une part, à renforcer le rayonnement des métropoles, d’autre part, sont organisées.

2. Les formes concrètes de régulation territoriale

Au cœur de la question de la compétitivité territoriale, une question se pose : quelles sont les institutions en charge de la régulation économique ?

L’union européenne qui n’a pas choisi de se doter de véritables institutions économiques de régulation conjoncturelle capables de protéger la première économie du monde des chocs endogènes et exogènes, semble avoir opté pour une forme inédite de régulation. Elle pousse sur le devant de la scène économique de nouveaux acteurs : les territoires et les met en demeure de réussir là où les politiques macroéconomiques traditionnelles natio­nales ou supranationales ont échoué. Comme le soulignent avec force les nouvelles théories en économie géogra­phique et comme l’affirment nettement les experts mandatés par la commission européenne : désormais « les territoires comptent » (ORATE/ ESPON 2006, 2007) Dans cette configuration, il est impératif que chaque collectivité sache se constituer en centre économique autonome, respon­sable et performant. Cette option n’a pas émergé spontanément, elle est la conséquence d’une évolution lente des institutions et d’un débat théorique passablement oublié, qui s’est ouvert dans les années quatre-vingt.

S’il nous paraît aujourd’hui tout à fait normal qu’une commune, une agglomération urbaine, un département, une région soient des acteurs écono­miques dont la finalité est de capter des flux de richesses afin d’assurer à leurs ressortissants un niveau suffisant d’emploi et de prospérité, il n’en a pas toujours été ainsi.

La fonction principale des collectivités a longtemps été politique au sens étymolo­gique du terme c’est à dire, assurer la gestion des affaires de la cité. Aujourd’hui encore, la prise en compte au niveau local du développement prend un sens particulier qui implique non seulement la création de valeur économique mais aussi une adéquation entre les objectifs écono­miques des entreprises et les autres besoins du territoire (cohésion sociale, gestion des ressources naturelles). Le territoire est entendu ici comme une communauté d’individus établie sur un espace géogra­phique donné, doté de nombreuses institutions chargées d’organiser en pratique tous les aspects de la vie courante. En d’autres termes, l’économique au niveau local s’insère un ensemble plus vaste et très complexe qui prend en compte tous les besoins y compris culturels inhérents au vivre ensemble. Dans le schéma traditionnel de l’organisation des fonctions, l’objectif de la compétitivité était l’apanage des seules entreprises et certains économistes parmi les plus réputés ont fermement bataillé pour que cette préoccupa­tion soit réservée aux seules entreprises (Krugman 1996/1998). Sous l’impulsion de l’Europe, la répartition des rôles a considérablement évolué et il y a deux manières de concevoir cette évolution : soit les frontières de l’entreprise intègrent désormais toutes les institutions et ressources territoriales, soit les territoires sont devenus des acteurs économiques dont la mission est de renforcer la compétitivité des firmes qu’ils hébergent. C’est cette seconde approche qui a prévalu à partir du moment où la commission européenne décidait dans les années 2004-2006, de mettre la politique régionale de cohésion au service des orientations communautaires stratégiques en matière d’emploi, de croissance et d’innovation. Désormais, les politiques de concurrence et de cohésion ont en Europe le même visage. Les travaux exploratoires commandés par la Commission vont encore plus loin. Le rapport Barca (2009), plus radicalement encore que le rapport SAPIR en 2003, préconise une refonte globale de la politique européenne de cohésion territoriale.

La clusterisation de l’économie

A partir des travaux d’Alfred Marshall sur l’atmosphère industrielle au 19ème siècle redécouverts au début des années quatre-vingt, on a vu se généraliser des travaux théo­riques et des politiques publiques mettant en évidence l’existence de très nombreuses externalités positives associées à la proximité géographique des entreprises concentrées sur un espace régional et coopérant entre elles. Au fil des rapports d’experts nationaux et européens, il est rappelé que désormais « les territoires comptent », que le succès économique et la cohésion dépendent maintenant directement de la capacité des régions à organiser les acteurs économiques en réseaux intra ou trans-régionaux. On observe ainsi les nouvelles fonctions économiques des espaces organisés (régio­naux, infrarégionaux, suprarégionaux ou transnationaux). Le recul des espaces politiques de régulation économique et le rôle grandissant des espaces organisés par les acteurs économiques sont des phénomènes concomitants. L’insistance sur les effets positifs associés à une organisation économique de proximité a induit une démultiplication des réseaux, des clusters et méta-clusters. A titre d’exemple, une récente étude (ADIRA 2009) a permis d’identifier 232 clusters et réseaux d’entreprises dans l’espace régional transnational du Rhin supérieur.

Le développement du transfrontalier et la généralisation de la coopération inter­régionale

Une autre impulsion parmi les plus fortes données par l’Europe à la recomposition régionale est indéniablement celle de la coopération interrégionale via le prog­ramme Interreg. Là encore, le défaut d’intégration européenne en matière sociale est compensé par les programmes structurels. La dernière génération de ce programme communautaire (Interreg IV) considère que l’intégration économique et sociale de l’Europe doit passer par l’intégration réelle de ses territoires en commençant par les régions frontalières. L’objectif de Coopération territoriale européenne, dans le cadre de la politique structurelle bénéficie d’un budget de près de 9 milliards €.

Toutes ces transformations induites par les nouvelles orientations de la construction européenne modifient la situation et les opportunités de développement de nombreuses régions. Elles engagent cependant une recomposition territoriale drastique dont les effets commencent à être visibles dans les pays de l’Union.

Références bibliographiques (disponibles sur les sites de ces institutions)

ADIRA & Conférence franco-germano-suisse du Rhin supérieur, 2009, Les clusters et réseaux d’entreprises dans le Rhin supérieur

BARCA Fabrizio, 2009, An agenda for a reformed cohesion policy, A place-based approach to meeting European Union challenges and expectations. Independent report prepared at the request of Danuta Hübner, Commissioner for Regional Policy

Commission Européenne, 2006, Communication intitulée : Une politique de cohésion pour soutenir la croissance et l’emploi : Orientations stratégiques communautaires 2007-2013.

Commission des communautés européennes, 2006, Les régions actrices du changement économique, (Communication 675 final)

DIRECTORATE GENERAL FOR REGIONAL POLICY, 2009, Regions 2020. Globalisation challenges for european regions, Commission staff working document sec(2008)2868 final.

ESPON, 2007, Agenda territorial de l’Union européenne. Vers une Europe des régions plus compétitive, document présenté pour adoption le 25 mai à Leipzig par les ministres en charge du développement territorial

KRUGMAN Paul R., 1996/1998, La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du libre échange. Editions de La découverte.

ORATE / ESPON 2006, Territory matters for competitiveness and cohesion. Facets of regional diversity and potentials in Europe, troisième rapport de synthèse (Version française : Le territoire compte pour la compétitivité et la cohésion), site web

ORATE / ESPON 2007, Projet ORATE 2004-2006, La dimension territoriale de la stratégie de Lisbonne – Göteborg, site web

Services de la Commission, 2008, Régions 2020, Evaluation des défis qui se poseront aux régions de l’UE.

Droits et Permissions

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