Les nouvelles orientations de la politique régionale européenne

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

Sous la pression de la territorialisation croissante des activités économiques (mondialisation) et consciente les limites du dispositif antérieur inapplicable au contexte de l’Europe élargie, l’Union européenne ouvre avec la période 2007-2013 une nouvelle ère de l’interventionnisme communautaire. Le nouveau dispositif - tel qu’il est engagé et tel qu’il apparaît dans le Quatrième rapport d’étape sur la cohésion, le règlement relatif à l’emploi des fonds structurels et la décision du Conseil relative aux orientations stratégiques communautaires en matière de cohésion (respectivement de juin 2006, juillet et octobre 2006) - témoigne d’un profond changement dans la philosophie de la politique régionale européenne. Désormais les territoires infranationaux et les institutions locales sont pleinement mobilisés pour atteindre des objectifs économiques de croissance, emploi, innovation et compétitivité. Les mots clefs de la politique régionale sont désormais ceux de la stratégie de Lisbonne, ce qui soulève la question des nouveaux indicateurs d’évaluation de cette politique.

Mots-clefs : développement régional, gouvernance territoriale multi-niveau, politique de compétitivité, politique régionale.

Citer cet article

René Kahn « Les nouvelles orientations de la politique régionale européenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 16, 33 - 36, Eté 2007.

Télécharger la citation

Les politiques européennes sont très largement influencées par les transformations géo-économiques contemporaines. La politique dite de cohésion n’échappe pas aux influences de la mondialisation et à la redéfinition du rôle des pouvoirs publics en matière économique. Cette politique se trouve confrontée à des défis similaires à ceux rencontrés par les politiques économiques nationales. Tout se passe comme s’il lui fallait désormais atteindre des objectifs plus nombreux et plus exigeants avec des moyens sensiblement réduits. Non seulement l’Europe ne dispose plus, après les élargissements, d’un budget proportionnellement suffisant pour conduire une politique aussi généreuse que par le passé, en faveur des seules régions en difficulté, dans une optique classique de convergence, mais elle consacre désormais une partie de ses moyens à renforcer la compétitivité territoriale des régions prospères, indiquant par là sa volonté d’inclure les régions dans une stratégie de renforcement de la croissance et de la compétitivité européenne.

Pour la période 2007-2013 une somme plus importante que lors de la précédente période (2000-2006) est consacrée aux politiques structurelles : 380 milliards d’euro contre 213. La nouvelle répartition est la suivante : sur les 380 milliards, 72 sont réservés à la stratégie de Lisbonne. Sur les 308 restants, 251 reviennent en principe à la politique de cohésion mais 61,5 sont destinés aux seuls pays de la cohésion (nouveaux États membres dont le PIB est très inférieur à moyenne communautaire) et 39 à l’Objectif 2 de compétitivité régionale et d’emploi. 7,75 milliards d’euros sont encore affectés à un objectif de coopération territoriale européenne. Dans ce contexte, l’objectif traditionnel de la politique régional, l’objectif 1 de convergence, pour l’ensemble des régions en difficulté de l’UE25, n’est plus crédité que de 177 milliards d’euros.

Des orientations nouvelles

Ce redéploiement des objectifs, conjugué avec une limitation relative des moyens a des implications importantes non seulement sur la répartition des fonds structurels mais également sur leur finalité :

  • Pour la première fois, la politique régionale européenne concerne l’ensemble des régions (soit 268 régions NUTS 2) scindé désormais en deux groupes. Le premier (155 régions), composé des régions qui disposent d’un niveau de développement élevé, est mobilisé pour assurer le renforcement de la compétitivité territoriale et participer auprès des entreprises européennes à la concurrence économique. Le second groupe (84 régions) rassemble les régions d’objectif 1 qui n’ont pas encore atteint le niveau requis de compétitivité et sont incitées à l’atteindre avec le soutien du fonds de convergence et du fonds de cohésion. Une assistance transitoire (phasing out et phasing in) assure le passage d’un groupe à l’autre et concerne 29 régions. Ce nouveau dispositif mobilise clairement des régions européennes dans un processus de Lisbonne revisité dont les « orientations stratégiques » sont le renforcement de l’attractivité territoriale, l’encouragement de l’innovation et de l’esprit d’entreprise, la création d’emplois.
  • Le statut des régions en Europe évolue. Sans parler de la décentralisation (ou dévolution), propre aux institutions de chaque pays, il faut noter l’intégration des régions dans la stratégie économique européenne. L’Union trouve ici le moyen d’affirmer son rôle incitatif. Elle trouve dans les régions des partenaires pour défendre sa conception de l’interventionnisme économique fondé sur la mobilisation de tous les acteurs du développement et de l’innovation. Elle compte en particulier sur une responsabilisation accrue des collectivités territoriales et l’exploitation des interactions de proximités. En mettant l’accent sur la multi gouvernance et le renforcement des capacités institutionnelles, l’Europe invite les pouvoirs locaux et régionaux à relever auprès des États et des acteurs privés les défis de la mondialisation.
  • L’orientation générale jusqu’en 2006 était celle de la convergence, du désenclavement de certaines régions et par conséquent d’une répartition plus homogène des activités économiques et des équipements publics. Désormais la concentration géographique des activités et en particulier de certaines fonctions (emplois stratégiques, recherche, etc.) est perçue non seulement comme inévitable mais également souhaitable parce qu’elle serait plus efficiente. On note un repli progressif de la fonction redistributive (du moins pour les régions de l’ex-UE15) et l’émergence d’une logique de concurrence et de compétitivité territoriale. Si l’objectif de réduction des disparités et de convergence demeure, la nouvelle politique régionale introduit désormais une dose de concurrence entre les régions qui reconnaît la nécessité de régions puissantes, les aspects positifs de la spécialisation territoriale et de la concentration spatiale (source de rendements d’échelle croissants et d’économies d’agglomération) Ce faisant, dans une certaine mesure et en contradiction avec l’objectif de convergence, l’Europe encourage aujourd’hui la formation de nouvelles disparités.
  • La nouvelle politique régionale mise également sur l’économie de la connaissance, l’innovation et l’esprit d’entreprise. Une partie des fonds structurels sont destinés aux politiques régionales de soutien à l’innovation notamment par le développement d’outils de capital risque (JASPERS, JEREMIE, JESSICA), l’investissement dans la R & D, etc. En matière d’innovation, l’Europe encourage également la constitution de pôles territoriaux d’excellence, et le fonctionnement en réseau, rappelant l’importance des échanges d’expériences (objectif de coopération territoriale) et les partenariats public / privé.

L’émergence de nouveaux indicateurs

Ces nouvelles orientations de la politique régionale européenne appellent un approfondissement de certaines notions (comme la compétitivité territoriale) et la mise au point de nouveaux indicateurs. Concrètement chacun des thèmes évoqués conduit à envisager une batterie de nouveaux indicateurs plutôt structurels que conjoncturels, pour mieux définir les territoires, et les performances régionales, pour mesurer par exemple, l’attractivité, la compétitivité, la concentration, la spécialisation, etc., à l’échelle régionale.

En premier lieu, la région administrative (et ses subdivisions dans la NUTS) n’est plus le seul périmètre pertinent pour l’analyse des phénomènes économiques. Certes, il ne s’agit pas d’abandonner la NUTS mais de prendre en compte d’autres découpages territoriaux qui ne coïncident pas nécessairement avec les régions administratives auxquelles se réfère la NUTS. Les discontinuités locales de richesse, d’équipement, de fiscalités, etc., seront à l’avenir davantage prises en compte.

Mais il y a plus. En évoquant explicitement la compétitivité territoriale, la politique européenne soulève une question très controversée en économie. Les concepts de productivité et de gains de productivité sont des notions usuelles et centrales en économie. Elles permettent de mesurer l’efficacité productive des entreprises et par extension l’efficacité des systèmes productifs nationaux et régionaux. Cependant, de la compétitivité des entreprises à celles systèmes territoriaux, il y a plusieurs sauts qualitatifs et hypothèses qui méritent d’être explicités. Il nous paraît donc judicieux de distinguer trois formes de compétitivité.

La compétitivité coût et hors coût des entreprises

Économistes et gestionnaires s’accordent sur le fait que dans une économie de marché les entreprises, qui sont par essence des institutions conçues pour affronter la concurrence, doivent dans une économie de marché rester compétitive pour se pérenniser. Deux formes de compétitivité sont généralement distinguées : la compétitivité coût et la compétitivité hors coût.

Ces deux formes de compétitivité non spécifiquement territorialisées sont pleinement intégrées dans le corpus de la littérature économique et de gestion standard. Elles sont associées aux nombreuses initiatives des entreprises qui savent simultanément réduire leurs coûts de production et s’adapter en permanence dans un monde changeant et concurrentiel. La compétitivité prix ou coût est formellement associée au coût des facteurs et aux conditions générales de production qui dépendent en partie de la localisation.

La contribution des territoires au renforcement de la compétitivité des entreprises

C’est un thème important de la littérature en science régionale. Depuis l’abandon des coûts de transport comme seul facteur explicatif de la localisation et la levée des hypothèses d’homogénéité des espaces du point de vue des facteurs de production, on admet que les espaces géographiques peuvent se différencier :

  • par les coûts (coûts du travail, coûts de transport, coût des autres facteurs, fiscalité, subventions, etc.) ;
  • par les recettes (marchés potentiels) qui y sont attachés, pour déboucher sur des notions comme les espaces de profit ;
  • par les infrastructures plus ou moins performantes, les équipements publics, les systèmes de formation, etc.

La nouvelle géographie économique a su proposer des modèles dynamiques montrant comment les processus de concentration ou de dispersion spatiale des activités se déroulent pour aboutir à une forme de spécialisation régionale en fonction de la valeur de ces paramètres.

Un saut qualitatif supplémentaire est réalisé lorsqu’on ajoute à ces variables les différentes modalités d’organisation des acteurs économiques et des institutions en vue d’organiser de véritables territoires tournés vers un objectif de développement. Les territoires peuvent donc également se différencier par les dispositifs d’organisation et d’animation économique qui les structurent et leur confèrent des avantages comparatifs et apportent aux firmes des avantages compétitifs :

  • les modalités d’organisation fondées sur la concentration géographique d’entreprises, la proximité, la complémentarité des activités, le partenariat, la coopération interentreprises et institutionnelle : districts industriels, cluster, systèmes productifs localisés (SPL) ;
  • les dispositifs qui ajoutent à l’atout de la proximité géographique, les possibilités supplémentaires offertes par l’économie de l’innovation et de la connaissance (technopoles, milieux innovateurs, pôles de compétitivité).

Les dispositifs qui ajoutent aux précédents le concours d’institutions non spécifiquement économiques (mobilisation du capital social, des collectivités et des traditions locales, esprit d’entreprise) capables de coordonner l’ensemble des initiatives et mettre en place une véritable stratégie de développement à l’échelle du territoire considéré : systèmes régionaux d’innovation (RIS), learning régions, etc.

La compétitivité des systèmes territoriaux

La notion de compétitivité territoriale formule en plus l’hypothèse que les territoires nationaux ou régionaux rivalisent non seulement à travers les performances des entreprises qu’ils accueillent mais qu’ils sont en concurrence ouverte sur leur propre système d’organisation et de soutien au développement économique. Cette hypothèse est souvent contestée parce qu’elle évalue les territoires en fonction de normes qui s’appliquaient jusqu’ici aux seules entreprises sans préciser quels aspects de l’organisation territoriale sont impliqués (législation sociale, systèmes de protection sociale, fiscalité, etc.). C’est la porte ouverte à une concurrence sans limite entre les régions européennes et le dumping social. On est alors loin de l’objectif premier de la politique régionale européenne, la seule politique de l’Union européenne traitant explicitement des inégalités économiques et sociales.

Conclusion

Nous sommes désormais très loin de la conception de la politique régionale qui présidait à la création du FEDER en 1975 ou à la réforme de 1988 qui a donné naissance à la politique de cohésion devenue après Maastricht « cohésion économique et sociale » en vue de l’intégration économique européenne. La nouvelle politique régionale européenne s’inscrit dans la logique ambitieuse du processus de Lisbonne. Si le terme de cohésion subsiste, c’est désormais dans le cadre d’un impératif quantifié de rattrapage à marche forcée pour les nouveaux Etats membres (convergence) et de renforcement de leur « compétitivité territoriale », à l’aune des critères dictés par la mondialisation, pour toutes les autres régions. Cette politique est moins volontariste par les moyens qu’elle engage que par l’injonction de mobiliser les ressources des régions dans une concurrence économique désormais planétaire. Est-ce bien l’Europe économique qu’attendent les européens ?

Droits et Permissions

Accès libre (open access) : Cet article est distribué selon les termes de la licence internationale Creative Commons Attribution 4.0.

Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

D'autres articles qui pourraient vous intéresser


Partager