Les politiques ont-ils réellement tiré les leçons de la crise de 1929 ?

Claude Diebolt, CNRS et Université de Strasbourg (BETA)

Antoine Parent, Université Paris 8 (LED)

Jamel Trabelsi, Université de Strasbourg (BETA)

Chacun s’accorde, sur le fait que les politiques monétaires engagées pour contrer la crise ont fortement différé d’une époque à l’autre. Politique de rigueur monétaire en 1930 et 1931 aux Etats-Unis, politiques monétaires expansionnistes dès 2008 et 2009, aux Etats-Unis et en Europe, destinées à empêcher qu’une crise de liquidité ne vienne enfoncer l’économie dans la récession. Les autorités monétaires actuelles ont-elles tiré les leçons du passé en s’orientant vers des politiques monétaires actives contraires à celles engagées après la crise de 1929 ? Ce choix est-il pertinent en regard du contexte de trappe à liquidité, commun aux deux périodes selon notre hypothèse ? [1]

Mots-clefs : bulles spéculatives, crise financière globale, Grande dépression, politique budgétaire, politique monétaire.

Citer cet article

Claude Diebolt , Antoine Parent , Jamel Trabelsi « Les politiques ont-ils réellement tiré les leçons de la crise de 1929 ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 21, 28 - 32, Hiver 2009.

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Chaque crise économique est différente ! Celle d’octobre 1929 par exemple a fêté, tout récemment, son 80ème anniversaire. Souvenons-nous que le mécanisme est enclenché par le développement de l’achat de titres à crédit qui conduit progressivement, avec la bénédiction de Wall Street, au développement d’une bulle spéculative, soutenue par le faible taux de couverture demandé aux investis­seurs et une politique de faibles taux d’intérêt à court terme. La baisse des cours met rapidement en cause l’immuabilité du système et les emprunteurs rencontrent de grandes difficultés financières. En cascade, nombre de banques font faillite, soit par la simple chute d’autres institutions ban­caires (leurs débitrices), soit par les retraits d’une masse de déposants paniqués créant, par là-même, une véritable crise de liquidité. Ajoutez à cela le surendettement de certains emprunteurs, l’écroulement des marchés immobiliers, et la transmi­ssion à l’économie réelle est scellée. La crise financière se transforme inévitable­ment en une crise économique, nota­mment par incapacité de l’économie à s’adapter spontanément à la chute de la consommation des ménages. C’est bien cet état de fait qui conduisit l’économiste de Cambridge, John Maynard Keynes, à suggérer une intervention publique correc­trice. Le chômage engendré par la crise financière ne persiste pas du fait des exigences excessives de salaires, mais par suite de l’insuffisance de la demande effective. L’asymétrie d’information qui règne dans toute relation de crédit n’est donc pas nécessairement viable pour la bonne conduite d’une économie. Lorsque le prêteur ne connaît guère la situation financière de son emprunteur, lorsqu’il ne connaît pas plus la qualité de l’emploi qu’il veut faire de son argent, il est aisé de comprendre qu’une augmentation de l’incertitude peut rapide­ment conduire à un système dépravé dans lequel la méfiance des déposants envers leurs banques, des banques envers leurs débiteurs augmente au fur et à mesure que la situation des emprunteurs se détériore, tandis que cette détérioration résulte elle-même de la suppression de crédits que refusent certains prêteurs à la recherche de plus de liquidités. Avec la crise des subprimes qui, ne l’oubli­ons pas, a participé de l’amorce de la crise financière de 2008, octobre 1929 et les leçons de l’histoire auront, à l’évidence, servit à déclencher une rapide intervention publique et peut-être permis d’éviter le pire, ce point reste en suspens. Les pratiques financières et bancaires, quant à elles, n’ont malheureusement guères changées. Avant même d’avoir pu être épongées, les bulles financières sont à nouveau en phase de dilatation. Celle de l’endettement public n’en sera que plus virulente.

Dès 2002, Bordo, Choudri et Schwartz se sont interrogés sur la pertinence d’une politique monétaire expansionniste pour contrer la récession des années 30 aux Etats-Unis. Ces auteurs ont tenté de montrer que les Etats-Unis, qui avaient le marché intérieur le plus important au monde et disposaient de réserves d’or massives, auraient pu se per­mettre d’engager une politique monétaire expansionniste sans craindre des pro­blèmes de change ou de paniques boursi­ères. Ils ont pu montrer que des politiques monétaires expansionnistes conduites à deux périodes clés de la grande dépre­ssion (injection de 1 milliard de dollars de liquidités d’octobre 1930 à février 1931 par rachat de titres sur l’open market, puis nouvelle injection de 1 milliard de dollars de septembre 1931 à janvier 1932 par rachat de titres sur l’open market) auraient permis de prévenir les paniques bancaires et boursières sans que la convertibilité or-dollar en soit affectée. Selon ces auteurs, si de telles politiques avaient été entre­prises au début des années 1930, la grande dépression et sa contagion à l’échelle internationale auraient pu être évitées. Ils suggèrent que des politiques monétaires expansionnistes auraient été appropriées pour combattre efficacement la crise.

Les autorités monétaires actuelles, améri­caines et européennes, semblent avoir compris les leçons de l’histoire puisqu’elles ont engagé, dès 2009, de telles politiques, en réponse à la crise. Mais l’échec de ces politiques (l’incapa­cité à enrayer la récession) ne traduit-il pas une erreur profonde de diagnostic sur la situation économique, l’hypothèse contre­factuelle monétariste supposant l’absence de crise de liquidité et une transmission immédiate des variations de l’offre de monnaie sur les revenus et les prix ? Ces résultats sont-ils robustes à l’hypothèse de trappe à liquidité ? Peut-on raisonnable­ment penser qu’elles auraient été le bon moyen pour endiguer la diffusion de la crise ?

Les autorités monétaires internationales n’ont pas réitéré les mêmes « erreurs » de politique monétaire des années 30. Aujourd’hui, les banques centrales se comportent comme prêteurs en dernier ressort en fournissant des liquidités à leur système bancaire pour soutenir la croissance domestique, tandis que dans les années 30, elles se le sont interdit, probablement de peur qu’une expansion du crédit domestique ne vienne attaquer leurs réserves d’or. La contrainte de l’étalon or a disparu aujourd’hui mais l’hypothèse de trappe à liquidité commune aux deux épisodes de crise financière mérite d’être évaluée de façon à mettre en évidence de possibles erreurs dans les réponses de la politique monétaire, hier comme aujourd’hui.

Le regain d’intérêt pour une comparaison entre la grande dépression et la crise actuelle est frappant. Paul Krugman (2009) a comparé la baisse de la production industrielle américaine aux deux périodes et trouve que celle-ci a été moins forte sur la période actu­elle. Il qualifie la crise actuelle de « moitié de grande dépression ». Cependant, il oublie, comme le précisent à juste titre Eichengreen et O’Rourke (2009), que la crise actuelle est un phénomène planétaire et que la comparaison doit porter sur des données mondiales agrégées. Concernant les marchés boursiers mondiaux, ces mêmes auteurs notent que ceux-ci ont baissé plus brutale­ment lors de cette crise que pendant la grande dépression. Un autre domaine où le tableau est encore plus noir que lors de la crise 1929 est le commerce international qui s’est considérablement contracté : ceci est alarmant si l’on se réfère à toute la littérature qui fait de la destruction du commerce et du regain du protectionnisme un facteur aggravant de la grande dépression. Ces auteurs suggèrent que l’étiquette de « grande récession » pour qualifier la crise actuelle est sans doute trop optimiste. Il reste que ces observations, faites seulement un an après le déclenchement de la crise actuelle, méritent d’être suivies.

Afin d’évaluer les politiques monétaires et budgétaires actuelles, Eichengreen et O’Rourke (2009) ont utilisé un indicateur économique synthétique calculé comme une moyenne des taux directeurs de sept banques centrales pondérée par leur produit intérieur brut. Ils ont pu montrer, à partir de cet indicateur, que la crise monétaire actuelle était moins prononcée que dans les années trente et a été atténuée plus rapidement. Une différence apparaît clairement entre les deux épisodes de la crise, en ce qui concerne l’offre de monnaie : en 2008, la masse monétaire mondiale a continué de croître rapidement, à la différence de 1929 où elle a baissé de façon spectaculaire. Un tableau analogue peut être dressé pour la politique budgétaire (pour 24 pays), en utilisant comme indicateur l’excédent budgétaire en pourcentage du PIB. Les déficits budgétaires n’ont augmenté que légèrement après 1929, alors qu’ils se sont creusé fortement en 2008-2009, illustrant la volonté, à l’échelle mondiale, des gouvernements d’adopter des politiques budgétaires contra cyclique. Ainsi, contrairement à Krugman, Eichen­green et O’Rourke (2009) concluent que le monde est actuellement l’objet d’un choc économique aussi important que le choc de la grande dépression de 1929-1930, mais avec des actions politiques totalement opposées. Ils s’interrogent, néanmoins sur la pertinence et la capacité de la politique actuelle à contenir les méfaits de la crise.

Le point de vue consensuel

La Commission européenne a rendu en 2009 un rapport comportant un chapitre entier consacré à la comparaison entre la crise actuelle et la grande dépression. Tout d’abord, ce rapport rappelle que la crise actuelle est la plus profonde et la plus globale depuis la grande dépression des années trente. Les racines des deux crises sont identifiées comme étant financières : dans les deux cas, un secteur bancaire insuffisamment surveillé et une expansion incontrôlée du système financier ont entraîné des faillites bancaires et une pénurie massive de liquidités à l’apogée de la panique. Chaque épisode a été suivi d’une profonde récession dans l’économie réelle.

De fortes différences sont néanmoins identifiées. Premièrement, nous ne vivons plus sous la contrainte de l’étalon-or, dont la tentative de restauration dans les années trente est censée avoir eu un effet de contraction sur la croissance économique. La défense de la parité or a aggravé la dépression à travers le monde. Le resserre­ment des politiques monétaires a été le canal par lequel la crise s’est propagée et a généré la grande dépression. Selon le rapport de la Commission européenne, les réponses politiques inadéquates dans les années trente contrastent avec les poli­tiques budgétaires et monétaires mises en œuvre par les gouvernements actuels. Ce rapport précise que la forte et persistante baisse du niveau général des prix, conduisant à une déflation aiguë dans les années trente, était due à l’adoption de politiques monétaires restrictives. Le chômage de masse qui a atteint, dans les années trente des niveaux sans précédent a été évité aujourd’hui grâce aux stabilisateurs automatiques et l’efficacité des politiques budgétaires contra cycliques mises en œuvre à l’échelle mondiale. De ces leçons « bien comprises du passé », la Commission européenne table sur une reprise plus rapide de la croissance que dans les années 1930.

Malgré la persistance et la profondeur des risques financiers aujourd’hui, un consensus semble émerger entre les institutions améri­caines et européennes sur le fait que les autorités monétaires n’ont pas réitéré les erreurs du passé.

Ce consensus présumé peut être résumée comme suit :

  • une politique macroéconomique inadaptée a constitué le principal facteur aggravant de la profondeur et de la persistance de la grande dépression ;
  • l’absence de mesures expansionnistes monétaires par la Fed a accentué la grande dépression ;
  • le protectionnisme des principaux pays dans les années trente a amplifié le phénomène.

La Commission européenne identifie une stratégie de sortie de crise en cinq points :

  1. maintenir la confiance du public dans le système bancaire et éviter un effondrement de la distribution du crédit ;
  2. stimuler la demande globale et éviter la déflation, au moyen de politiques d’expansion monétaire et budgétaire ;
  3. stimuler les échanges commerciaux internationaux et éviter tout protectionnisme ;
  4. stimuler la mobilité des capitaux et éviter un contrôle des changes ;
  5. favoriser une coopération internationale plus étroite et éviter le nationalisme.

Ainsi, la comparaison entre les principales caractéristiques de la grande dépression et la crise actuelle nous amènes à identifier des vulnérabilités financière et économique simi­laires dans les deux épisodes et des actions politiques totalement opposées pour faire face à la crise. Nous considérons ce point de vue consensuel comme hautement contes­table pour plusieurs raisons : ces propositions reposent-elles sur une lecture correcte du passé ? Deuxièmement, un consensus ne signifie pas nécessairement que le diagnostic n’est pas faux. Certains aspects de la grande dépression pourraient être ignorés par cette analyse. En effet, nous considérons que certaines similitudes entre la grande dépre­ssion et l’actuelle ont été omises dans cette analyse : un contexte similaire de trappe à liquidité qui devrait être évalué afin de tester la pertinence de la politique monétaire expansionniste dans les deux périodes.

La position de Romer

Romer (2009) tire, elle aussi, les leçons de la grande dépression pour la reprise économique en 2009. Elle souligne que la baisse des prix des actifs et l’échec des institutions financières à l’époque ont constitué les principaux facteurs de la dépression économique, laquelle, à son tour, a conduit à un effondrement de la masse monétaire (Friedman et Schwartz) et du crédit (Bernanke), avec des taux d’intérêts à court terme proches de zéro.

Suivant cet auteur, l’efficacité d’une poli­tique monétaire expansive est tributaire des niveaux des taux d’intérêt surtout quand ceux-ci sont proches de zéro. Ce constat constitue le cœur du débat car à travers cette analyse l’auteur identifie la trappe à liquidité, sans la nommer comme telle, comme un facteur essentiel de l’analyse de la crise. Comme le souligne à juste titre Romer (2009), cette expansion monétaire ne pouvait pas faire baisser les taux d’intérêt nominaux car ceux-ci étaient déjà proches de zéro. L’auteur suggère que ce qu’elle pouvait faire était de briser les anticipations de déflation. L’augmen­tation de la masse monétaire faciliterait l’inversion des antici­pations et permettrait par suite de briser la spirale déflationniste. La rupture avec des anticipations déflationnistes et le passage à des anticipations de stabilité de prix devrait avoir pour effet de provoquer une baisse des taux d’intérêt réels et une reprise de la consommation et l’investissement. Reprenant les chiffres de Friedman et Schwartz (1963) qui estiment le taux de croissance de la masse monétaire à 17% par an sur la période 1933 à 1936, Romer (2009) date la reprise d’une politique monétaire active de l’année 1933. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la politique monétaire expansionniste n’aurait pas été complètement absente après la grande dépression, du moins à partir de fin 1933. L’explosion des ventes de voitures en été 1933 constitue, selon l’auteur, une parfaite illustration des conséquences de la baisse du taux d’intérêt réel. Ce mécanisme expliquerait aussi l’augmentation spectaculaire entre 1933 et 1934 de la consommation de biens durables.

Ainsi, l’expérience des années 1930 suggèrerait que, même dans une situation de « trappe à liquidité », la politique monétaire expansionniste pourrait continuer à jouer un rôle important même si les taux d’intérêts sont bas en cassant la dynamique d’anticipation déflationniste. Cependant, nous estimons que l’argument développé ci-dessus est en partie biaisé car l’auteur omet de préciser que la politique budgétaire expansionniste a exactement les mêmes effets sur la dynamique d’anticipations des agents économiques en présence de taux d’intérêts bas. En effet, il est, sur un plan historique, largement admis que la politique budgétaire expansionniste de Roosevelt a été stimulante et décisive pour la reprise économique. La meilleure preuve en est que lorsque ponctuellement, en 1937, la politique budgétaire a pris un autre virage (du fait de la fin du versement de la prime d’anciens combattants, et de la première année de mise en place de prélèvements obligatoires pour financer la sécurité sociale) ceci a diminué le déficit budgétaire de 2,5% du PIB, et exercé un net effet de contraction sur l’activité économique.

Sur un plan théorique enfin, nous supposons contrairement à Romer (2009) et à l’instar de la théorie Keynésienne que, dans un contexte de trappe à liquidité, la politique monétaire est moins efficace qu’une politique budgétaire. Néanmoins, nous partageons totalement l’idée exprimée par Romer (2009), selon laquelle avant 1933, les consommateurs et les entreprises ont préféré “sit on any cash”, ce qui décrit bien une situation de trappe à liquidité. Nous partageons également l’idée de Friedman et Schwartz (1963) que les USA ont dû attendre 1933 pour se lancer dans une politique monétaire expansionniste, ce qui constitue, comme souligné par Eichengreen et O’Rourke (2009), une différence de taille avec la politique monétaire expansionniste engagée dès 2008, soit un an seulement après le début de la crise actuelle.

Références

Bernanke B., 2000, Essays on the Great Depression, Princeton University Press, Princeton.

Bordo M., Choudhri E., Schwartz A., 2002, “Was Expansionary Monetary Policy Feasible During the Great Contraction ? An Examination of the Gold Standard Constraint”, Explorations in Economic History, 39 (1), pp. 1-28.

Eichengreen B., O’Rourke K., 2009, “A Tale of the Two Depressions”, available at VoxEU.org

Friedman M., Schwartz A., 1963, The Monetary History of the United States, 1867-1960, Macmillan, New York.

European Commission, 2009, Economic Crisis in Europe : Causes, Consequences and Responses, Chap. 2 : “The crisis from a historical perspective”.

Romer C., 2009, Lessons from the Great Depression for Economic Recovery in 2009, presented at the Brookings Institution, Washington D.C.

Droits et Permissions

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