Vers une approche territoriale de la régulation économique en Europe

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

L’approche territoriale comprise comme la capacité d’envisager la diversité des acteurs, des cultures et des situations à l’échelle des régions en Europe, semble susciter un regain d’intérêt. Elle donne la mesure de l’ambition du processus d’intégration et propose des solutions aux problèmes de l’Union qui tirent parti de cette diversité. Dans le domaine de la régulation économique, elle tend à faire émerger des propositions nouvelles.

Mots-clefs : aménagement des territoires, développement régional, intégration régionale, politique régionale, régulation économique.

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René Kahn « Vers une approche territoriale de la régulation économique en Europe », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 4, 22 - 25, Été 2001.

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La prise en compte de la diversité des situations locales et de l’importance des disparités des niveaux régionaux de développement n’est pas nouvelle. Cette approche n’est pas l’apanage des seules autorités locales en mal de décentralisation puisque les États et les institutions européennes s’y réfèrent de plus en plus souvent. En effet, à tous les échelons de la puissance publique en Europe, on assiste à une redéfinition des instruments d’analyse et d’intervention prenant en compte la dimension spatiale et à une tentative de recomposition des territoires (« pays », agglomérations, néo-régionalisme, espaces transnationaux de coopération). Ces différentes démarches n’ont, a priori, pas de liens entre elles mais elles témoignent de la convergence des réflexions en faveur d’une approche « plus territoriale » des questions socio-économiques en Europe.

1 – Une meilleure prise en compte de la dimension territoriale de l’Europe

Les institutions communautaires donnent depuis longtemps l’exemple de l’analyse spatiale et de la prospective territoriale. Cette tradition est illustrée par certains aspects des textes fondateurs : le préambule du Traité de Rome, les articles 158 et suivants du Traité sur l’Union relatifs à la politique régionale communautaire, le concept de subsidiarité (article 3B), l’objectif de « cohésion économique et sociale » (article 130), la réalisation périodique d’un diagnostic sur la situation socio-économique des régions, la nomenclature des unités territoriales statistiques (NUTS), etc. Les prolongements les plus récents sont l’approbation en mai 1999 par le Conseil informel des ministres responsables de l’aménagement du territoire d’un Schéma de Développement de l’Espace Communautaire (SDEC), la parution début 2001 du second rapport sur la cohésion économique et sociale et l’engagement d’un livre blanc sur la gouvernance. Ces derniers exercices montrent que l’enjeu n’est pas seulement la recherche d’une plus grande transparence des objectifs européens et un approfondissement de la démocratie mais aussi la recherche de nouveaux principes d’action et la redéfinition des principales politiques européennes (PAC, politique régionale, environnement, recherche, etc.).

De façon analogue les politiques nationales de développement et d’aménagement sont aujourd’hui riches de réflexions et d’orientations nouvelles intégrant la dimension territoriale. On peut citer en France, la tendance à la territorialisation des politiques publiques qui vient compléter les thèmes toujours actuels de la poursuite de la déconcentration et de la décentralisation. Toutes sortes de textes législatifs et de rapports récents montrent la tendance de l’Etat à favoriser une approche plus territoriale de l’intervention publique : la loi SRU (solidarité et renouvellement urbain), la réforme de l’intercommunalité, le dernier rapport du Conseil d’Analyse Économique sur l’aménagement du territoire, les rapports Mauroy sur la décentralisation et du Commissariat Général du Plan sur les perspectives de la France, l’exercice de prospective mené par la DATAR : « aménager la France de 2020 », etc ...

On peut s’interroger sur les raisons d’une meilleure prise en compte de la dimension spatiale de la construction européenne. Nous percevons au moins trois explications : la mondialisation de l’économie, la poursuite du processus d’intégration européenne et les perspectives d’élargissement, les avancées de la réflexion théorique et des outils statistiques.

La mondialisation de l’économie et les stratégies territoriales des acteurs économiques en particulier des entreprises constituent le point de départ de cette évolution.

Il est admis que la mondialisation implique une stratégie et une organisation territoriale des entreprises notamment transnationales. Ces stratégies spatiales simultanément globales et locales ont de réelles répercussions sur l’évolution des relations des entreprises avec leur environnement local. On constate en effet une plus forte territorialisation des activités économiques, non pas au sens où elles seraient plus stabilisées sur les territoires (il y a au contraire une plus grande mobilité et une plus grande volatilité des activités) mais au sens ou le territoire et ses acteurs institutionnels sont davantage sollicités pour participer à l’activité économique et incités à partager les objectifs des entreprises qui y sont implantés. On observe une forme de solidarité entre les établissements et les territoires parce que la compétitivité des premiers dépend de la viabilité des seconds. Pourtant les stratégies territoriales des entreprises génèrent des déséquilibres et des conflits dont les formes les plus évidentes sont la concentration des activités dans les métropoles, la réorganisation spatiale des établissements (restructurations) et la concurrence à laquelle se livrent les régions pour capter des flux et attirer des investissements mobiles.

2 – Les conséquences spatiales de l’intégration européenne

Depuis le rapport Cecchini en 1988 de très nombreux travaux ont démontré l’impact positif de l’intégration régionale et en particulier de l’UEM en termes de production, de revenu, d’emploi et de compétitivité. Sur des questions plus difficiles comme la répartition de ce surplus à l’échelle nationale ou les effets de l’Union monétaire sur la réorganisation des espaces productifs, les avis sont plus partagés. Cependant, la plupart des économistes s’accordent pour reconnaître que les effets nationaux et régionaux se présentent différemment. Si l’on constate une tendance à la convergence (bien que lente) des situations économiques nationales accompagnée par un développement du commerce intra-branche, il est à craindre que la baisse des coûts de transaction qui accompagne l’introduction de la monnaie unique ne se traduise pour les régions par une accentuation de la concentration spatiale des activités notamment industrielles et de la spécialisation régionale. En effet, la conjonction des rendements d’échelle croissants (qui imposent une augmentation de la taille des unités de production), des externalités de proximité (technologiques et informationnelles) et l’abaissement des coûts de transport, se traduit par la domination des forces d’agglomération.

L’intégration européenne engage actuellement outre une recomposition des spécialisations régionales et des concurrences territoriales, une réflexion sur les nouvelles régulations, afin de déterminer le mode et le niveau pertinent d’intervention des pouvoirs publics. Elle conduit à repenser la répartition classique des compétences en matière de régulation économique et incite à engager une réflexion en profondeur. De plus, la construction européenne ne se résume pas à la question du bon fonctionnement du marché unique, elle s’efforce de constituer un espace de projet et de solidarité socio-économique, c’est à dire, un véritable territoire.

Toutes sortes de chantiers européens et nationaux attestent de la convergence des réflexions (poursuite de la décentralisation,déconcentration de l’action publique, redéfinition des politiques régionales, d’aménagement du territoire, réflexions sur la convergence, sur la cohésion économique et sociale). C’est tout l’édifice institutionnel qui est alors repensé. Quelle place pour les institutions européennes, les États-nations, les régions et l’action locale de proximité ?

3 Les nouveaux territoires de l’entreprise

Ces changements de perception pourraient sembler anodins et propres aux effets de mode qui caractérisent les institutions s’ils n’étaient confortés par un ensemble de constatations et de productions théoriques venant justifier le bien-fondé de ces démarches : notamment les travaux en économie industrielle, économie régionale, géographie économique, théorie des finances publiques locales et géoéconomie.

Les travaux des économistes et des gestionnaires intègrent aujourd’hui mieux le rôle de la dimension spatiale et le fait que les entreprises tirent du territoire des facteurs de production, et des gains de productivité, génèrent et bénéficient de nombreuses externalités, qu’elles ont la faculté de créer leurs propres espaces constitués à partir de leurs domaines de spécialisation et de leurs réseaux d’échanges, etc. Il existe sur ce sujet une abondante littérature sur les nouveaux territoires de l’entreprise : les archipels mondialisées, les clusters industriels, les systèmes productifs localisés, les districts industriels, les milieux innovateurs, etc. De plus certaines tentatives de modélisation de la dynamique spatiale du comportement des entreprises et du développement régional ont été proposées dans le cadre théorique de la nouvelle géographie économique et du modèle évolutionniste de la théorie de la firme. Mais si les firmes sont au cœur des dynamiques de concentration et de dispersion du processus de développement il est précisé qu’elles n’opèrent pas isolément mais au sein de réseaux et au sein d’un cadre institutionnel de référence. L’intensité de ces relations n’est pas forcément lié à une proximité géographique mais les réseaux d’influence territoriaux contribuent aux performances des entreprises.

On peut donc supposer que les institutions de régulation économique (en particulier les pouvoirs publics) ayant intégré cette évolution du comportement des entreprises et les conséquences spatiales que ces comportements engendrent, tentent elles aussi de réorganiser spatialement leurs propres modes d’intervention : d’où ce regain d’intérêt pour les politiques régionales de développement et l’aménagement du territoire.

4 - Les incertitudes de la politique régionale européenne

Le Traité de Rome ne justifiait nullement l’objectif de réduction des disparités régionales à partir d’un cadre théorique précis. Bien au contraire, il s’appuyait sur le raisonnement classique suivant lequel la suppression des frontières engendrerait spontanément une tendance à l’harmonisation des niveaux de développement régionaux. Les premières interventions destinées à remédier aux disparités les plus fortes reposaient sur une volonté politique.

La poursuite de l’intégration économique et monétaire a nécessité une action des autorités européennes pour instaurer les conditions du marché unique (critères de convergence nominale et réelle) mais aussi la reconduction de l’effort financier consacré à la politique régionale (fonds structurels et de cohésion, programmes d’action communautaire). Cependant si les conditions préalables à l’adoption d’une monnaie unique sont bien établies, il n’en va pas de même pour les orientations qui définissent la politique communautaire des fonds structurels. En effet, les fondements théoriques de la politique régionale européenne sont restés insuffisants. Cette lacune prêtant le flanc à la critique, plusieurs courants théoriques ont récemment contribué à une meilleure formalisation de la question des disparités économiques régionales et des politiques européennes de développement visant à réduire ces disparités. Il s’agit de la synthèse des théories de la croissance endogène et des modèles de la nouvelle géographie économique initiés par Paul Krugman, parfois qualifiée de « synthèse géographie-croissance ». Cette synthèse constitue le nouveau paradigme théorique dans le cadre duquel les questions concernant le développement régional et les politiques européennes sont le plus souvent abordées et évaluées. Le succès de ce modèle provient de ce qu’il propose un schéma d’évolution simple des potentiels économiques régionaux à partir des choix de localisation des ménages et des entreprises qui reposent eux-mêmes sur un jeu de forces centripètes (concentration) ou centrifuges (dispersion). Certains développements récents vont assez loin dans la critique et la remise en cause des politiques régionales classiques en démontrant que les mesures engagées jusqu’ici à travers les fonds structurels (politiques de désenclavement et de transfert de revenus) poursuivent des objectifs contradictoires et iraient à l’encontre de l’intérêt économique des régions et de l’espace communautaire.

Ces théories semblent justifier une répartition spatiale très inégale des activités économiques en Europe. En démontrant que la croissance économique est indissociable des phénomènes de concentration et d’agglomération (pôles de développement, régions centrales, métropoles) elles démontrent le caractère inéluctable du regroupement spatial des activités. Dans ce contexte, l’intégration européenne, favorable aux régions urbanisées bien dotées en facteurs de croissance engage un processus cumulatif qui ne peut qu’accentuer les inégalités et conduire au renforcement des déséquilibres régionaux.

Les pouvoirs publics qui veulent inverser cette tendance sont toutefois incités à jouer sur les conditions initiales du développement et les investissements immatériels à long terme : le niveau de qualification de la main-d’œuvre, l’éducation, la R&D.

5 - Quel avenir pour les formes locales de régulation économique ?

Au cœur des courants de pensée qui s’emploient à redéfinir l’action publique de régulation et à rechercher de nouveaux acteurs pouvant opérer sur les territoires, l’action décentralisée tend à s’imposer. A L’instar de Romano Prodi préconisant « une décentralisation radicale », l’Union européenne semble se diriger vers des formes d’actions socio-économiques conduites au plus près des intérêts et des besoins exprimés par les européens pour des raisons d’efficacité et de respect des principes démocratiques.

En effet, si l’Union européenne accorde initialement peu de place aux collectivités locales, celles-ci sont paradoxalement de plus en plus concernées par le processus de l’intégration. Non seulement elles doivent respecter l’application du droit communautaire dans leur champ de compétence (en matière d’aides économiques, de marchés publics, de services publics locaux, d’environnement, de fonction publique territoriale, etc.) et bénéficient de la manne des fonds structurels (213 milliards d’€ sur la période 2000-2006) mais surtout, il semble bien que les valeurs des institutions européennes soient en phase avec celles des pouvoirs locaux et régionaux. Elles partagent notamment une même conception de la régulation. Les collectivités locales adhèrent assez largement à la conception sous-tendue par le projet européen (la priorité accordée aux réalisations pragmatiques dans le domaine économique, la généralisation du principe de concurrence). De leur côté, les institutions européennes favorisent les affirmations de l’identité régionale, la prise d’initiatives, la subsidiarité, l’auto-organisation. Les collectivités locales y sont d’ailleurs représentées par des institutions comme l’Assemblée des Régions d’Europe (ARE), le Conseil des communes et Régions d’Europe,l e Comité des Régions à caractère consultatif, la Conférence des Pouvoirs locaux et régionaux d’Europe (CPLRE) auprès du Conseil de l’Europe, depuis mai 1953 à qui l’on doit la charte européenne de l’autonomie locale [1], la charte des langues minoritaires et la Charte européenne de l’autonomie régionale non encore adoptée.

À travers les initiatives locales de développement, la coopération décentralisée et la coopération transfrontalière, les collectivités locales tendent de plus en plus à concevoir leur rôle en matière d’intervention économique et sont à la fois encouragées par les instances européennes à jouer ce rôle mais aussi limitées dans leurs marges de manœuvre (les articles 92 et 93 du Traité des Communautés européennes relatifs aux aides aux entreprises). Cette ambivalence montre que la fonction de régulation économique des autorités locales reste toutefois difficile à préciser pour de nombreuses raisons que nous pouvons ici brièvement évoquer :

  • Comment définir l’échelon géographique et institutionnel pertinent pour chaque domaine d’intervention (l’aide à la création d’entreprise, l’innovation, l’emploi, la compétitivité,etc.) ? Une revendication de leadership ou de monopole en matière d’interventionnisme économique de la part d’une collectivité territoriale ne peut relever que d’un argument d’autorité sans fondement théorique sérieux. Le critère pertinent étant celui l’efficacité, le seul principe à retenir en cette matière est celui de la subsidiarité. De fait toutes les collectivités locales revendiquent actuellement de pouvoir intervenir dans les affaires économiques du territoire dont elles ont la charge. Il reste que les territoires de l’économie (définis par l’attractivité, la concentration, la spécialisation, les réseaux,etc.) ne coïncident pas nécessairement avec les périmètres régionaux définis par l’histoire et les circonscriptions administratives des institutions politiques locales propres à chaque État membre.
  • L’essentiel de la politique économique conjoncturelle réside actuellement dans la capacité à mener une politique budgétaire, la politique monétaire étant désormais assumée à un niveau supranational. Le rôle des gouvernements locaux en cette matière reste à préciser.

[1Charte européenne de l’autonomie locale : signée et ratifiée par 41 États membres (signée par la France mais non ratifiée) qui précise « l’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale incomber, de préférence aux autorités les plus proches des citoyens »

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