Editorial — Maintenir l’Europe dans l’histoire

Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).

Quelques grandes figures intellectuelles, de Victor Hugo à Stephan Zweig, ont vu dans l’Europe politique notre seul horizon raisonnable. Lorsqu’il s’est agi de devenir concret, les pères de l’Europe communautaire ont pensé que l’intégration économique conduirait, par étapes, vers un resserrement des intérêts communs tel que, finalement, le basculement vers une forme d’union politique serait inéluctable.

Mots-clefs : ordolibéralisme, souveraineté nationale et supranationalité.

Citer cet article

Michel Dévoluy « Editorial — Maintenir l’Europe dans l’histoire », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 37, 1 - 4, Hiver 2017.

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Quelques grandes figures intellectuelles, de Victor Hugo à Stephan Zweig, ont vu dans l’Europe politique notre seul horizon raisonnable. Lorsqu’il s’est agi de devenir concret, les pères de l’Europe communautaire ont pensé que l’intégration économique conduirait, par étapes, vers un resserrement des intérêts communs tel que, finalement, le basculement vers une forme d’union politique serait inéluctable. L’installation du marché unique puis le passage à l’euro se sont inscrits dans cette logique. Mais celle-ci s’est enrayée pour deux raisons principales : une attirance sans cesse revivifiée pour le souverainisme et la main mise de l’ordo-libéralisme sur la construction monétaire.

Les forces d’attraction des souverainetés nationales, toujours présentes, s’amplifient en période de profondes interrogations. Nous en sommes là aujourd’hui. Une société bousculée et inquiète de l’avenir se raidit et devient plus sensible aux discours nationalistes. Tous les États de l’Union, bien sûr à des degrés divers, sont en insécurité. Que faire face à une mondialisation galopante, une économie fragile et incertaine, un environnement dégradé, une immigration incontrôlée, une menace terroriste oppressante ? La réponse est, hélas, habituelle. Se replier sur la nation donne l’impression de reprendre en main le destin collectif. Autrement dit, il faut se protéger derrière ses frontières et activer la défiance vis à vis de l’extérieur. L’étranger devient la menace et le bouc émissaire. Et c’est ainsi que se distillent les peurs et les tensions qui ont si souvent mené aux affrontements et aux guerres. Le monde change et nous déconcerte souvent. Mais le retour vers un passé national, glorieux et protecteur, est une promesse illusoire, et périlleuse.

Le désenchantement face aux résultats économiques explique également le peu d’empressement des citoyens pour une Europe politique. La gestion de la dernière crise n’a pas été convaincante, les inégalités s’accroissent, l’hétérogénéité entre les États demeure. La raison profonde de ces déceptions provient d’une forte adhésion de la zone euro à l’ordo-libéralisme. Cette doctrine repose sur trois grands principes : la défense de la concurrence libre et non faussée ; une politique monétaire menée par une banque centrale indépendante se concentrant sur l’objectif de stabilité des prix ; des finances publiques strictement encadrées et soumises à des sanctions en cas de dérapages.

L’ordo-libéralisme se défie des politiques interventionnistes et des choix stratégiques des gouvernements trop à l’écoute d’intérêts sectoriels. Le résultat est une forme de fédéralisme tutélaire où les règles se substituent aux choix démocratiques. Il suffit ici de penser au comportement de la Troïka face à la Grèce. Avec l’ordo-libéralisme, les États de la zone euro acceptent de se lier les mains en réduisant leurs capacités à réagir efficacement, mais sans pour autant transférer un vrai pouvoir politique à l’Union. L’Europe incarne ainsi la figure du père fouettard qui se soucie peu du bien-être de ses habitants. Seul semble compter le respect des règles. Mais ce n’est pas tout. Ce régime conduit également à valider une concurrence fiscale et sociale délétère entre les États membres. En résumé, la tendance au désamour pour l’Europe ne doit pas surprendre. Alors que les citoyens attendaient de l’euro un progrès économique et social, ils ressentent bien plutôt déclassement et inquiétude.

L’insécurité économique et sociale ne touche pas tout le monde. Les Européens les plus convaincus se retrouvent parmi les segments privilégiés ou protégés de la population, mais à l’exception notoire de deux catégories d’acteurs. D’abord les élus nationaux, peu disposés à enclencher des transferts de souveraineté qui limiteraient leurs pouvoirs. Ensuite les grands décideurs économiques, ceux-ci s’accommodant parfaitement d’un dumping salarial, fiscal et social qui est une des sources des bons résultats financiers de leurs firmes, mais aussi de leurs rémunérations trop souvent extravagantes. L’intérêt des uns comme des autres est donc le statut quo. Au fond, cette Europe intergouvernementale et ordo-libérale leur convient très bien.

Changer l’Europe afin d’améliorer les conditions de vie de ses citoyens et le fonctionnement de sa démocratie nécessite une vraie relance. Pour progresser, il faut un projet stimulant et une méthode mobilisatrice. Les frilosités intellectuelles et politiques ne sont pas bonnes conseillères. Soyons au contraire réalistes en portant nos regards avec détermination et loin devant. Aujourd’hui, la proportion des Européens dans le monde est de un sur quatorze, ce qui est peu. Mais celle-ci atteindra un sur vingt en 2100. Si les nations de l’Union demeurent fragmentées et individualistes, elles se condamneront à l’impuissance démocratique et au suivisme économique. Nous aurons alors, au mieux, une gestion par des règles et, au pire, un libéralisme économique de nature autoritaire.

Le projet européen revigoré devrait se construire sur trois axes : doter la zone euro d’une puissance publique responsable ; répondre aux grands enjeux environnementaux, stratégiques et géopolitiques ; construire un espace collectif porté par une culture humaniste exemplaire.

La méthode à suivre devrait commencer par un long et approfondi débat citoyen sur ce que nous attendons de l’Europe. A ce stade, la mobilisation, au minimum sur une année, des partis, syndicats, réseaux sociaux, médias et collectivités territoriales s’avère indispensable. Toutes les formes de discussions et d’échanges transnationaux devraient également être encouragées. Suivrait alors une Convention, s’étendant sur plusieurs mois, pilotée par le Parlement européen. Son texte conclusif serait une Constitution articulant une Europe à deux cercles, le premier dessinant une véritable intégration politique (une fédération) des États de la zone euro. Pour conclure ce processus démocratique, un référendum, tenu le même jour, permettrait à chaque Etat membre de choisir son avenir. Naturellement, la fédération (le premier cercle) ne serait pas fermée à de futurs candidats.

La dynamique citoyenne qui vient d’être esquissée est certes indispensable, mais elle doit être encouragée et soutenue. Rien ne se fera sans les engagements fermes de quelques grandes figures politiques, artistiques et culturelles. De même, ce mouvement réclame un soutien marqué du couple franco-allemand et un assentiment affiché des quatre autres États fondateurs de l’Union. Cette splendide et inédite construction commune débuta il y a presque trois quart de siècle. Elle a installé la paix, consolidé les mouvements démocratiques et, malgré des insuffisances, soutenu le développement économique. Maintenir l’Europe dans l’histoire revient désormais à franchir résolument le dernier pas : une fédération des États membres de la zone euro.

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