Ukraine : un tournant pour l’Union européenne ?

Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).

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Michel Dévoluy « Ukraine : un tournant pour l’Union européenne ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 1, 1, Blog.

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Admettre l’Ukraine comme un candidat prioritaire pour rejoindre l’UE a paru aller de soi. Les souffrances des ukrainiens ont ému les opinions publiques et conduit les responsables politiques occidentaux à réagir fortement et promptement. Au-delà des légitimes émotions, ce choix de l’UE marque un tournant qui n’est pas sans conséquences pour son avenir.

Jusqu’ici l’Union européenne (UE) a incarné la paix. Pour la première fois, elle valide la candidature d’un pays, l’Ukraine, parce que ce pays est en guerre. La Russie, l’État agresseur, est en même temps désignée comme un adversaire de l’UE. L’acceptation de la candidature de la Moldavie, potentielle future cible de la Russie, relève de la même logique.

Ce choix place l’UE du côté du droit international et de la morale. Belle et vaste ambition, hélas pas toujours respectée dans la pratique de la realpolitik. Avec cette décision, l’UE entreprend un tournant qui affecte sa place et son image dans le monde. Mais ce n’est pas tout. L’admission pleine et entière de l’Ukraine, certes encore lointaine, affectera l’équilibre politique de l’Union et son fonctionnement institutionnel. Ces questions, essentielles pour l’avenir de la construction européenne, méritent d’être soulevées. Elles n’occultent en rien les atrocités de la guerre.

Malgré l’ensemble de ses remarquables réalisations, l’Europe reste inachevée. Seule une Union souveraine et démocratique sera en pleine capacité d’être au service de ses États membres et de ses citoyens. C’est donc le but à atteindre, au plus vite. La souveraineté européenne se sédimente sur trois piliers : le partage sans réserves des valeurs et des objectifs de l’Union, une véritable autonomie stratégique et des institutions communes fortes et démocratiques. Rien de cela n’a vraiment été pris en compte pour l’Ukraine. Il fallait aller vite et marquer les esprits.

Du point de vue géostratégique, les réactions de l’UE dans la crise ukrainienne ont brouillé son image. Plutôt que de démontrer son indépendance, l’UE a surtout participé à remettre l’OTAN au premier plan. Le fait que les pays membres du G7, réunis fin juin 2022 en Bavière, aient tenu à saluer avec vigueur le choix de l’UE en faveur de l’Ukraine témoigne de l’état des rapports de force dans le monde. Pendant que les occidentaux se réjouissent de la décision de l’UE pour l’Ukraine, la plupart des 193 États membres de l’ONU demeurent neutres, ou, pour quelques-uns, favorables à la Russie. Finalement, le choix d’entamer dans la hâte la procédure d’admission de l’Ukraine fait apparaître l’Union comme un sous-ensemble de l’OTAN. Cet alignement sur l’Organisation transatlantique entame le capital de confiance que l’UE a accumulé auprès des États peu attirés par la sphère d’influence occidentale. Se faisant, l’Europe abîme l’image de paix et d’universalisme qu’elle souhaitait véhiculer à travers la planète depuis plus de soixante dix ans.

S’agissant du bon fonctionnement interne de l’Union, l’élargissement à de nouveaux membres freine le processus d’approfondissement. Plus de pays implique mécaniquement une augmentation de l’hétérogénéité de l’ensemble. Les prises de décisions communes deviennent plus complexes et les compromis plus difficiles. Bref, un élargissement éloigne la perspective de former une Europe politique. D’ailleurs, un bon moyen de ralentir l’approfondissement consiste à accueillir de nouveaux membres.

En accédant rapidement à la demande de l’Ukraine, l’Europe s’est faite la porte-parole des opinions publiques bouleversées par les images de la guerre. Les pressions largement médiatisées du Président Zelensky ont bien sûr joué leur rôle. Mais surtout, ce choix a permis à l’OTAN – donc aux États-Unis – de reprendre la main sans avoir à accueillir officiellement l’Ukraine comme nouveau membre. Une guerre ouverte avec la Russie a été ainsi écartée, tandis que les tensions de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest sont réapparues sur le devant de la scène.

Autre problème délicat, valider la candidature de l’Ukraine revient à désavouer les séparatistes pro-russes. Ce choix de l’UE disqualifie une partie de la population vivant actuellement sur le sol ukrainien. Comment réagira-t-elle si elle se trouve, un jour, appartenir à l’UE ?

Enfin, cette décision bouscule les principes portés par l’UE. Alors que l’Union combat les mauvaises pratiques, elle s’engage ici à soutenir un État reconnu comme corrompu. De même l’UE, qui souhaite porter les valeurs humanistes, reste très sobre dans ses réactions lorsque les dirigeants ukrainiens décident de bannir toutes les traces de la culture russe. Et que dire face à l’indignation des États candidats que l’UE oblige à patienter depuis des années ?

Enfin, il faut le redire, l’admission de nouveaux membres ne facilitera pas le fonctionnement de l’UE. La lourdeur des procédures de décision, notamment avec la règle de l’unanimité, sera accentuée. On retrouve là les tensions entre élargissement et approfondissement.

Les Chefs d’État et de Gouvernement allemand, français et italien ont probablement pressenti, au début de la guerre, tous les effets équivoques de cette promptitude à officialiser la candidature de l’Ukraine. Après avoir commencé par temporiser, ils se sont ralliés à la majorité favorable à un retour de l’OTAN au premier plan, et aux vieux réflexes de la Guerre froide.

Cette bifurcation de l’UE peut encore être modifiée. Mais à deux conditions.

En premier lieu. l’UE devrait réaffirmer sa singularité géostratégique et ses aspirations à une souveraineté assumée. Ici, l’Union pourrait abandonner sa politique de semi cobelligérance en faveur de l’Ukraine et défendre auprès des deux parties concernées les immenses bénéfices d’un rapide compromis : stopper les désastres humains et matériels, éviter une dilatation du conflit avec ses risques nucléaires, tarir la source d’une crise énergétique, économique et alimentaire mondiale, alléger les coûts climatiques, environnementaux et financiers liés à la guerre et aux inéluctables reconstructions. Ce rôle d’arbitre éclairé réduirait les malheurs des populations sous les bombes et donnerait à l’UE le moyen de retrouver une image dissociée de l’OTAN et de la tutelle indirecte des États-Unis. Les aspirations à la paix seraient de nouveau au premier plan. Bref, l’UE affirmerait ainsi son autonomie stratégique et sa place singulière au sein de la communauté internationale.

En second lieu, l’élargissement vers l’Ukraine, en attendant d’autres États, ne doit pas entraver l’indispensable approfondissement de la construction européenne. Comment rendre compatible une Europe plus hétérogène avec une Europe qui souhaite avancer rapidement vers une Europe politique ? Une solution existe : l’Europe à plusieurs vitesses. Ce thème était sous-jacent dans la proposition du Président Macron de créer une “Communauté politique européenne” pour accueillir les futurs membres de l’UE. Malgré sa formulation ambiguë, l’idée était prometteuse. Mais faute de soutien, elle a vite été écartée. Dommage. La mise en place d’une Europe à plusieurs vitesses – ou à cercles concentriques – est déterminante pour l’avenir de l’UE. Sans le moteur d’un noyau dur, l’Union restera au milieu du gué et peu audible sur le plan international. Il n’est pas trop tard, d’autant que beaucoup d’Européens ne se raidissent plus face à la perspective d’une révision des Traités qui irait dans ce sens. Et le temps presse.

Michel Dévoluy

Août 2022

Université de Strasbourg

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