L’électricité à l’ancan

Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),

La déréglementation dans le secteur de l’électricité, commencée il y a près de dix ans, vient de franchir un pas décisif en France avec le changement de statut d’EDF. Depuis juillet dernier, l’ouverture du marché de l’électricité est totale pour les entreprises. Le nouveau marché de l’électricité qui se constitue, fait progressivement apparaître des spécificités qui soulignent le besoin d’une régulation forte.

Mots-clefs : déréglementation, libéralisation des marchés, marché d’électricité, monopole naturel, politique de concurrence, service universel.

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Damien Broussolle « L’électricité à l’ancan », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 11, 20 - 23, Hiver 2004.

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La France a sauté un pas important en juillet dernier. Le parlement a adopté le changement de statut d’EDF et de GDF. Ce vote représente un aboutissement essentiel du processus de déréglementation commencé il y a près de dix ans, mais dont la fin ultime ne sera atteinte qu’en 2007.

Au cours de ce processus, les compagnies d’électricité, traditionnellement organisées sous la forme de monopole ou de quasi monopoles publics nationaux intégrés, ont progressivement rejoint un cadre de marché plus standard.

C’est à partir des années 1990 que la Commission européenne a cherché à libéraliser le secteur de l’énergie. Elle souhaitait constituer un véritable marché unique concurrentiel pour l’électricité. Il s’agissait d’accroître l’intégration économique, de tirer partie d’économies d’échelles et d’abaisser les coûts de production. Cela devait aussi permettre de constituer des entreprises « européennes » là où pour l’instant il n’existait que des entreprises nationales.

La déréglementation s’est appuyée sur un renouvellement de la réflexion économique du « monopole naturel ».

Il y a monopole naturel lorsque dans un secteur il est plus avantageux pour la collectivité que la production soit réservée à une seule entreprise. C’est le cas lorsque les coûts fixes sont très élevés. Dans ces circonstances, plus on produit, plus les coûts moyen et marginaux baissent. Cela correspond principalement aux industries de réseau. Une fois le réseau installé, il est plus efficace de l’utiliser au maximum de ses capacités. Admettre des concurrents, ce qui conduirait à dédoubler les capacités de transport, serait absurde. Cette théorie a pendant longtemps été appliquée aux entreprises du secteur énergétique, bien qu’elles soient intégrées verticalement, c’est-à-dire combinant production et distribution. Le tournant des années 1990 a notamment consisté à distinguer les deux fonctions, la théorie du monopole naturel ne valant alors plus que pour le transport (réseau). L’ouverture du marché a donc été décidée pour la partie production, alors que la partie transport restait du domaine du monopole.

Le changement supposait de séparer dans chaque ancien monopole ce qui se rapportait à l’une ou à l’autre des fonctions et aussi de reconstruire un cadre de régulation pour le nouveau marché ouvert. Ce fut la mission des différentes directives européennes qui se sont succédées. Les modifications n’allaient cependant pas de soi, elles suscitaient de nombreuses craintes, et restent sujettes à des questions nombreuses.

Un processus progressif

La première étape fut la directive de 1996 qui a déterminé les grands axes à partir desquels la concurrence a pu commencer à se développer. Elle a fixé les grands principes et les nouvelles règles qui devaient s’appliquer au secteur. Elle n’était cependant qu’un moment vers la libéralisation totale du marché de l’électricité.

Du côté des grands principes, elle a introduit la liberté d’établissement, le libre choix pour les entreprises et les consommateurs, la neutralité et le droit d’accès pour le réseau. Dans le même temps, elle a reconnu aux États la possibilité d’imposer des obligations de service public (« service universel ») aux opérateurs.

Du côté des nouvelles règles d’organisation, en application de la nouvelle doctrine, la directive introduit la concurrence au niveau de la production, mais reconnaît l’existence d’un monopole naturel dans le domaine du transport (lignes à haute tension) et de la distribution (moyenne et basse tensions). Elle impose cependant aux propriétaires et aux exploitants de garantir un accès libre aux tiers. Les États membres doivent désigner des gestionnaires neutres pour les réseaux et le transport. Les activités des gestionnaires doivent au moins être séparées de façon comptable de celles des opérateurs auxquels ils peuvent éventuellement appartenir.

L’ouverture des échanges est progressive. Elle concerne d’abord les grandes entreprises, la part de marché soumise à concurrence devait être au minimum de 33% en février 2003.

Enfin la régulation du secteur devait être assurée par une agence indépendante.

La directive a permis le développement d’un marché de gros de l’électricité. Elle n’était cependant qu’une étape vers une libéralisation plus poussée, prélude à une intégration européenne plus complète des marchés. Elle a aussi permis à la fois l’apparition de nouveaux producteurs, mais également la transnationalisation des opérateurs nationaux historiques. Ainsi, en juin 2002, EDF se trouvait à la tête d’un groupe disposant de filiales dans huit pays de l’U.E.15 et dans deux pays d’Europe centrale, sans compter dix implantations dans le reste du monde.

En novembre 2002, le Conseil décidait de poursuivre le processus d’ouverture au delà des grandes entreprises.

L’ouverture totale des marchés du gaz et de l’électricité est alors prévue pour l’ensemble des professionnels en juillet 2004 et pour les ménages en juillet 2007. Le Conseil renforce les conditions d’indépendance des gestionnaires de réseau dont la séparation juridique doit devenir effective, pour le transport en 2004 et pour la distribution en 2007. Toutefois, la séparation juridique n’impliquera pas nécessairement une séparation de propriété si l’entreprise est verticalement intégrée. Les obligations de service public devront être confirmées et clarifiées, de façon à garantir aux ménages, comme aux PME, un approvisionnement stable à un prix raisonnable. Les factures d’électricité devront préciser l’origine des sources d’énergie, notamment en termes d’émission de CO2 et de déchets radioactifs. La Commission est en outre chargée, préalablement à l’ouverture aux ménages en 2007, de faire un bilan d’impact des décisions antérieures. Les livraisons entre pays de l’UE 15 ne représentant que 8% du total de la consommation, le Conseil a fixé l’objectif de 10 % pour 2005. Ces nouvelles options sont consignées dans la directive du 26 juin 2003.

Les changements en France

Du fait des particularités de l’organisation du secteur et des réticences face à la déréglementation, la transposition de la directive de 1996 dans la loi française n’a été faite qu’en 2000. En application de la démarche communautaire ont donc été créés dès 2000 la Commission de Régulation de L’Electricité (CRE) et le gestionnaire du réseau de transport (Réseau de Transport d’Electricité, RTE). La CRE est chargée de veiller au bon fonctionnement du marché de l’électricité, de garantir un accès équitable, transparent et sans discrimination au réseau de transport. Elle fixe le tarif du transport du courant. Elle dispose également de capacité d’investigation et de sanction. Le RTE, ancienne division de l’exploitation et du transport d’EDF, est une entité indépendante à l’intérieur d’EDF. Il est chargé d’acheminer de façon efficace, transparente et non discriminatoire l’électricité en France. Il est propriétaire des lignes à haute et très haute tensions, soit 100 000 kilomètres sur tout le territoire. Le tarif de transport est fixé à partir de ses coûts de fonctionnement. En novembre 2001, la France s’est également dotée d’une bourse d’échange de l’électricité de gros nommée Powernext, filiale de RTE.

La directive de 2003 fixait des impératifs dont certains avaient pour date butoir juillet 2004. Malgré de fortes oppositions l’assemblée nationale a donc adopté, le 19 juillet dernier, le texte sur le changement de statut d’EDF-GDF, transposant ainsi la directive en droit français. La loi a finalement été publiée le 9 août. Outre l’application du calendrier de libéralisation, sa principale disposition prévoit la transformation du statut de l’entreprise en société anonyme de droit commun. L’article 24 précise que l’Etat en détient plus de 70%. La loi organise également la séparation juridique du gestionnaire du réseau, avec statut de société anonyme. RTE doit donc être filialisé par rapport à EDF. La loi prévoit aussi la modification du système d’assurance vieillesse pour le personnel. Celui ci rejoint le régime général des salariés, moyennant une soulte pour EDF, dont le montant devrait être de 7 milliards d’euros.

Des débats encore vifs

La fin d’une époque ?

C’est tout un pan de l’histoire économique de la France depuis la seconde guerre mondiale qui se trouve ainsi tourné, avec ses erreurs, mais aussi sa grandeur. Pendant longtemps EDF a en effet représenté l’archétype de l’entreprise de service public, rendant accessible à tous le progrès, mais aussi un instrument d’orientation de l’économie française, dans la perspective de la planification indicative.

Aux missions de service public, se substitue à présent le service universel qui doit faire l’objet d’une définition claire et dont les coûts doivent être bien identifiés. Il peut alors être assumé, de façon totale ou partielle, par différents opérateurs, publics comme privés. Il comprend le droit d’être raccordé au réseau et d’être approvisionné en électricité, dans le cadre d’une sorte de « droit à l’énergie ». Il s’agit d’éviter que certains consommateurs ne soient exclus parce que considérés comme non solvables. Pour ce faire, un fournisseur peut être obligé d’approvisionner tous les clients dans une zone géographique donnée. Les consommateurs vulnérables (personnes âgées, chômeurs, handicapés) doivent être garantis contre toute coupure injustifiée de leur approvisionnement. Le prestataire doit fournir un abonnement à un tarif « produit de première nécessité ».

Le coût des missions de service universel est réparti entre l’ensemble des consommateurs. La CRE est chargée de l’évaluer et de répartir les versements à ceux des opérateurs qui en ont effectivement assumé la charge. Il représente actuellement 0,45 centimes d’euro par kwh et figure explicitement sur la facture. Le service universel ne recouvre pas l’ensemble des missions de service public « à la française », dont les contours étaient relativement flous et évolutifs, mais dont le contenu affectif était certainement fort. Le supplément d’âme dont elles restent investies vise à rendre compte du fait qu’elles expriment tout à la fois la cohésion sociale (tenir compte des plus démunis), l’égalité des citoyens (péréquation tarifaire sur l’ensemble du territoire) et une offre de service censée éviter le mercantilisme du secteur privé.

Un secteur particulier : la sécurité et la formation des prix en questions

Au delà de son caractère stratégique, l’électricité est un produit particulier.

Du fait de l’impossibilité de la stocker, la production d’électricité doit correspondre à tout moment à la demande. Il n’est pas envisageable de produire trop, ou de ne servir qu’une partie de demande. Du fait de l’interconnexion de l’ensemble des réseaux, toute chute de tension se transmet et peut conduire, par précaution, à une coupure de l’alimentation et à une panne généralisée par réaction en chaîne (cas de l’Italie en 2003). Puisque l’équilibre instantané doit être maintenu en permanence, la qualité (disponibilité) et la capacité du réseau sont donc fondamentales pour assurer la sécurité et la stabilité du système. En outre, pour faire face aux imprévus, il est nécessaire de conserver constamment des capacités en réserve. Les installations doivent également être dimensionnées de façon à pouvoir faire face aux pointes annuelles. La nécessité de conserver des réserves de capacité inutilisées grève les coûts de production. Elles doivent donc être réparties entre l’ensemble des producteurs.

Le gestionnaire du réseau appelle, si besoin est, les capacités en réserve en fonction d’offres prix-volume, en parties indexées sur le marché spot. Sur ce dernier marché le prix est fixé par l’entreprise marginale, qui est la moins performante, plutôt que la plus concurrentielle. Cette situation provient du fait que les capacités de production les plus efficaces couvrent la partie la plus stable de la demande. Les investissements de capacité sont en outre longs et coûteux à mettre en œuvre. Enfin, les capacités de transports entre pays européens restent réduites. Le nouveau cadre de marché peut du reste autoriser des comportements malthusiens qu’une entreprise publique n’avait aucun intérêt à pratiquer.

L’évolution des prix inquiète. Alors que les prix baissaient depuis les années 1990, l’approfondissement de l’ouverture s’accompagne d’une remontée (CF graphique). En Allemagne, par exemple, le prix de gros de l’électricité a augmenté de 30% entre 2002 et 2003. Cela dit, les prix restent à un niveau inférieur de 15% en moyenne de ceux de 1995.

Ce phénomène contraire à ce qui était attendu par la Commission et de nombreux observateurs, peut cependant s’expliquer par différents facteurs, dont certains sont malencontreusement durables.

Certains éléments conjoncturels interviennent, notamment la remontée des prix des matières premières qui entrent dans la production d’électricité, comme le charbon, le pétrole et le gaz. Mais d’autres éléments plus structurels apparaissent, singulièrement les besoins d’investissement et les coûts environnementaux croissants. La Commission en arrive à écrire : « cette tendance [hausse des prix] devrait se poursuivre et même s’accélérer plus particulièrement vers 2010 », le principal avantage affiché de la déréglementation devient les gains d’efficacité attendu à long terme et la Commission de prêcher pour la patience : il faut aussi garder à l’esprit que les effets de l’ouverture des marchés ne sont pas immédiats » (Com 2004 p. 15). C’est que l’exemple des pays qui ont connu la libéralisation plus tôt n’est pas toujours encourageant.

D’autres éléments de la montée et de la volatilité des prix spots, proviennent ainsi de caractéristiques du secteur. L’exemple des pays plus avancés dans la déréglementation fait en effet naître une suspicion de manipulation de prix par les producteurs. L’aptitude à réduire ou sous estimer les capacités de production leur assurerait un certain pouvoir de marché (Méritet 2003).

Dans un marché normal ce genre de stratégie ne serait pas efficace à cause des substituts possibles, de l’élasticité de la demande et des possibilités de déstocker en période de pénurie. Néanmoins, dans le cas de l’électricité il n’y a pas de substitut, la demande est très peu élastique et il n’y a pas de stocks d’intervention imaginables. Les contraintes de transport limitent en outre la possibilité de faire appel à des producteurs éloignés (ampleur des pertes en lignes et débits insuffisants). La manipulation des prix peut du reste jouer à très court terme pour engendrer des pics en fonction de disponibilités réelles ou supposées des équipements. Les opportunités changent constamment en fonction de la demande instantanée et des capacités encore disponibles. La volatilité des prix exprime en partie cette situation.

Outre des gains indus pour les manipulateurs, ces pratiques conduisent à un phénomène de ciseau déstabilisateur. D’un côté l’électricité est vendue, à une partie de la clientèle, à un tarif contractuel fixé à l’avance, de l’autre côté le coût au jour le jour de la ressource électrique s’accroît fragilisant les intermédiaires. Il semble que ce phénomène ait joué dans la crise californienne.

L’ensemble de ces éléments souligne que dans le secteur électrique la place du régulateur est encore plus fondamentale que dans d’autres secteurs. Elle dépasse largement la conception habituelle de la préservation de la concurrence. Comme le rappelle Merlin (2003), le marché est relativement myope, ses signaux prix sont insuffisants ou trop tardifs, compte tenu des délais de réalisation des grands ouvrages de production ou de transport. Le régulateur doit donc surveiller, voire organiser la production, y compris en veillant à ce que les projets d’investissements soient suffisants pour l’avenir.

Evolution des prix d’électricité entre 1994 et 2005 pour les consommateurs industriels (UE-15)

Commission Européenne [2004], « Energie transports bilan d’activité 2000-2004 », juillet.

Commission européenne, directive 2003/54/CE concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 96/92/CE, JOUE 15/07/2003.

Loi n° 2004-803 du 9 août relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières JORF 11/08/2004.

Mériter. S [2003], « L’émergence du pouvoir de marché : l’exemple de l’électricité aux Etats-Unis », Economies et Société n°2/3.

Merlin. A [2003], « La sûreté du réseau de transport d’électricité et l’ouverture des marchés », La revue de l’énergie, décembre.

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