Les incertitudes de la politique régionale européenne : un reflet des ambivalences de la construction européenne

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

En dépit des propositions pour le nouveau cadre financier pluriannuel (CFP) et des documents de réflexion émanant de la Commission européenne, il manque encore aux européens une information claire sur le devenir de la politique de cohésion pour la période 2021-2027. Les États doivent encore se prononcer sur une feuille de route consensuelle, mais la route pour y parvenir promet d’être longue et tumultueuse. Cette absence de visibilité propre à la période intérimaire actuelle reflète l’ambivalence de cette politique qui était jusqu’au début des années 2000 la plus lisible, la plus consensuelle et la plus intégrative des politiques européennes. Depuis la politique régionale européenne (PRE), désormais annexée à la stratégie de l’UE a bifurqué vers une forme de soutien à la compétitivité européenne et mondiale des acteurs régionaux, tout en prétendant viser la cohésion. En préférant les mécanismes de marché pour assurer la cohésion, la PRE reflète bien les ambivalences de la construction européenne. De plus les régions doivent concevoir leur développement dans un cadre général qui, bien qu’il prenne mieux en compte le dynamisme économique local (place-based), ne permet plus aux spécificités socio-culturelles régionales d’influencer le modèle de développement lui-même.

Mots-clefs : gouvernance territoriale multi-niveau, politique de cohésion, politique régionale.

Citer cet article

René Kahn « Les incertitudes de la politique régionale européenne : un reflet des ambivalences de la construction européenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 41, 59 - 65, Hiver 2019.

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Les documents de réflexion, de proposition budgétaire émanant de la Commission européenne et relatifs au nouveau cadre d’utilisation des fonds structurels (COM 2018a, 2018b) se veulent volontaires et ambitieux dans les procédures de simplification et dans la résolution d’un large éventail de problèmes (chômage des jeunes, changement climatique, accueil des migrants, etc.). Des négociations entre tous les partenaires sont ouvertes au sujet du CFP, l’objectif étant de parvenir à un accord avant la fin de l’année 2019. Des négociations complémentaires portent sur la feuille de route et les modalités des politiques européennes dont la PRE.

Pour cette dernière, en dehors du fait que les procédures seront simplifiées et que les priorités porteront d’une part sur les régions en retard de développement, d’autre part, sur une organisation internationale de la spécialisation intelligente [1], beaucoup de questions restent en suspens. En dépit des propositions fortes de la Commission, des incertitudes demeurent : budget alloué à la PRE, définition des priorités, répartition des fonds entre les États membres, seuils de cofinancement, critères d’éligibilité, conditions préalables d’utilisation, degré d’autonomie des régions dans l’utilisation des fonds, etc. Tout cela doit être négocié et les désaccords entre les États membres sont encore plus nombreux (Casalino 2018).

Ne disposant pas, faute d’intégration politique, de la possibilité d’une coordination positive des politiques nationales, l’Europe est sérieusement ébranlée par la montée des options nationalistes, identitaires et populistes. Ses dirigeants tentent de se ressaisir, de surmonter leurs divisions, de relégitimer les valeurs et les politiques communes, notamment en vue de reconduire la politique régionale (cf. déclaration de Sibiu du 9 mai 2019). Dans le contexte actuel, ce n’est pas acquis. La période intérimaire peut être l’occasion de réfléchir sur la nature exacte de la PRE dite de cohésion (économique sociale et territoriale) à partir des évolutions suivies ces dernières décennies et des infléchissements en cours de la PRE. Conçus initialement comme des instruments de rattrapage économique des régions en retard de développement ou en difficulté transitoire (reconversion industrielle, modernisation des infrastructures, problèmes sociaux liés au marché du travail ou aux insuffisances du système éducatif), les fonds structurels [2] ont surtout été mis au service d’une certaine conception de l’Europe et du rôle des territoires infranationaux dans la concrétisation de cette vision.

Une vue d’ensemble sur les grandes évolutions de la PRE

La PRE opérationnelle grâce à des moyens financiers croissants depuis 1975, rebaptisée en 1999 politique de « cohésion territoriale » puis en 2007, « politique de cohésion économique, sociale et territoriale  », illustre pourtant parfaitement les limites actuelles et les ambiguïtés de la solidarité européenne. La PRE se veut redistributive en favorisant en théorie le rattrapage des régions en retard de développement et la convergence entre les 28 États membres (27 après le Brexit) et les 281 régions (niveaux NUTS 2). Elle l’est mais sous une forme incitative, favorisant à travers des cofinancements d’investissements par les fonds structurels, la création d’emplois, la création d’infrastructures, l’entrepreneuriat, la modernisation, le renforcement des réseaux internationaux de formation et de recherche, les gains de compétitivité, la croissance. La PRE ne fixe pas ses propres objectifs, pas plus qu’elle n’autorise les régions à définir les leurs, sauf s’ils correspondent aux orientations stratégiques communautaires. Elle est ancrée sur la stratégie à long terme de la Commission européenne. Les pratiques de développement local ont cédé le pas à la concurrence mondiale dans laquelle toutes les régions semblent engagées.

Attentes, difficultés et écueils

Analyser la PRE et ses impacts représente un défi pour quiconque veut la saisir dans sa globalité. Cela exige des connaissances pratiques et théoriques qui peuvent s’élargir à l’infini (dans le champ économique, juridique, institutionnel, en science régionale, en science politique). Ce sont des centaines d’articles théoriques, des milliers de documents de travail, de rapports, de bilan, de textes techniques. Il s’agit d’une politique qui a soutenu et continue de soutenir des dizaines de milliers de projets dans chacun des 28 États membres aux économies et aux caractéristiques socio-politiques et institutionnelles très différentes. Les méthodologies d’appréciation de son impact en économie se fondent généralement sur le taux de croissance régional. La croissance étant également dépendante d’autres variables que les fonds européens (investissement régional total, dépenses de R & D, densité de population, niveau de formation, accessibilité, qualité des institutions locales, etc.), un grand nombre d’études économétriques ne permettent pas de conclure à l’existence d’un effet positif pour l’ensemble des régions en Europe. Des travaux plus approfondis, mettant en œuvre de nouvelles techniques d’analyse (Bourdin 2018), montrent que l’effet des fonds européens sur la croissance régionale est variable et différenciée suivant les régions (hétérogénéité spatiale de l’efficacité des fonds structurels perçus). L’impact économique, en termes de gain de croissance est donc variable selon le statut géographique (central ou périphérique), selon la qualité des institutions régionales, le potentiel de croissance régional, le dynamisme des régions limitrophes, etc. Le perfectionnement des méthodes d’analyses et la prise de conscience des effets différenciés laissent à penser que la prochaine période de programmation tiendra davantage compte du niveau d’efficacité régional des fonds structurels (clubs de convergence, spécialisation intelligence, approche place based [3], investissements territoriaux intégrés). Cette évolution visant à adapter la politique au contexte géographique est de nature à renforcer les disparités dans certains cas et à les résorber dans d’autres cas. Cela rend les négociations plus complexes encore.

La résorption des disparités régionales était initialement une nécessité pour pouvoir pousser plus loin l’intégration économique et politique européenne. Mais, faute d’intégration politique, seul le processus économique est actif et c’est aujourd’hui un mécanisme qui peine à atteindre ses objectifs, parce qu’il en poursuit plusieurs (croissance, convergence, compétitivité, innovation). Enfin, la PRE repose sur des prémisses théoriques parfois discutables et elle a souvent changé d’orientations. C’est une politique qui a une histoire constamment évolutive depuis les années soixante-dix.

Les grandes étapes d’évolution de la PRE

Une présentation superficielle et quantitative du bilan pourrait laisser entendre que, dans les grandes lignes, les orientations de la PRE n’ont guère changé et que seul le montant des sommes consacrées a augmenté. Certes, ils ont progressé considérablement. On est passé de 20 milliards € (équivalents €) dans les années 80, à 150 milliards € pour 1993-1999 et 352 milliards € pour la période actuelle (2014-2020)

En fait, la PRE a considérablement évolué avec les stratégies européennes, la mondialisation, la situation économique de l’Europe, la concurrence internationale, la nécessité du développement durable, les nouvelles technologies numériques d’information et de communication (NTIC), la place des métropoles, la crise de 2008, la crise des dettes souveraines. Schématiquement, on peut voir que la PRE a traversé 4 phases. Elle a été successivement :

  1. Une politique de soutien aux politiques nationales d’aménagement du territoire et de développement qui ne concernait au départ qu’un petit nombre de régions (les régions en difficulté) avant 1993.
  2. Une politique plus massive de soutien aux initiatives régionales avec un objectif explicite et unique de convergence (objectif de cohésion économique et sociale) à partir de l’entrée en vigueur de Maastricht (1993) qui accompagne le projet d’intégration économique et monétaire, qui préconise la subsidiarité, crée le Comité des régions à caractère consultatif. Avec le Traité d’Amsterdam, on ajoute l’idée de cohésion territoriale et un Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC). La période 1993-2000 représente l’âge d’or de la PRE.
  3. A partir de la stratégie de Lisbonne (2000) et après l’élargissement de 2004, la PRE traverse une période d’hésitation. On commence à douter de la faisabilité de la convergence, on prend conscience de l’importance économique de la concentration spatiale (plutôt que l’homogénéité et l’égalité territoriale) et on met en avant la concurrence territoriale. La PRE hésite entre la convergence et autre chose.
  4. Un nouveau virage est pris en 2007. Toutes les régions européennes sont englobées dans la PRE (les plus dynamiques comme les autres). L’amarrage complet en 2014 de la PRE à la stratégie Europe 2020 confirme cette orientation. La PRE devient une politique économique territoriale fondée sur la compétition (attractivité et compétitivité) au service d’une politique macroéconomique européenne incomplète (qui renonce au fédéralisme et à un budget fédéral) et qui se veut à la fois structurelle et durable, marchande et inclusive.

En définitive, la lisibilité des finalités est brouillée. Sur les dernières périodes de programmation (2007-2013 / 2014-2020), la PRE se veut polyvalente. Elle revendique les résultats de trois politiques économiques habituellement distinctes :

  • Une politique économique conjoncturelle contrariée au sens où elle impacte des variables conjoncturelles : croissance, emploi, chômage, etc., sans être revendiquée et qualifiée ainsi. La PRE revendique : 1,2 millions emplois créés sur 10 ans ; des points de croissance gagnés ; des entreprises soutenues (2 millions sur la dernière période) ;
  • Une politique structurelle classique d’aménagement, d’équipement, de développement durable et de réduction des disparités spatiales de développement avec trois catégories de régions (développées, en transition, moins développées) [4] et des investissements publics cofinancés, notamment dans le domaine des infrastructures de santé, de l’interconnexion spatiale, des réseaux d’eau potable et de traitement des eaux usées, de réseaux énergétiques (smart grids/ réseaux intelligents), etc. ;
  • Une seconde politique structurelle (au sens libéral) d’activation des ressources territoriales et de rationalisation des politiques régionales et urbaines (conditions préalables, libéralisation, flexibilisation des marchés locaux, spécialisation intelligente, etc.).

Les ambivalences de la PRE

Comme les autres politiques européennes, la PRE est subordonnée aux objectifs généraux et aux orientations stratégiques top down de l’UE (Europe 2020 puis Europe 2025 et 2030). Certes, dans sa philosophie, la smart specialisation strategy (S3) prétend être plutôt bottom up, mais c’est la Commission européenne qui définit la stratégie (la compétitivité et l’excellence dans le contexte mondial) et les régions sont invitées à mettre à son service le meilleur de leurs ressources. Par son adhésion sans réserve aux mécanismes de marché qu’elle renforce en stimulant la concurrence entre les individus, les firmes, les institutions, les régions, les métropoles, etc., la stratégie européenne génère dans un même mouvement de nouvelles inégalités inter- et intra-régionales, économiques et sociales entre tous les acteurs de cette course sans fin à la performance et au classement.

Voilà donc une politique de cohésion qui produit des résultats tangibles (elle contribue à soutenir des centaines de milliers de projets) mais dont le modèle de développement porteur de contradictions, contribue indirectement et involontairement à accroître les inégalités sociales et les désordres écosystémiques qu’elle est supposée combattre. Ces contradictions, dont elle doit gérer les effets, la Commission ne les impute pas à un modèle de développement particulier (par exemple au capitalisme) mais à la nature même de la marche économique normale du monde. Elle ne remet pas en cause la suprématie des mécanismes de marché et laisse les États déterminer le dosage de coopération qu’ils souhaitent dans un cadre donné. La Commission européenne a ainsi proposé, dès 2017, aux États membres, différents scénarios possibles d’évolution de la construction européenne. Ces options indiquent des combinaisons variables de fédéralisme, de coopération intergouvernementale, de concurrence (s’en tenir au seul marché ou faire plus ou moins ensemble) ainsi qu’une mise en œuvre commune des objectifs du développement durable consignés par les Nations unies, appelant à plus de lien social et d’écologie. Cependant, la progression de la coopération et l’acceptation des principes de développement durable ne signifient pas ici moins de concurrence marchande, bien au contraire. La Commission européenne s’engage sur la voie du développement durable « à haute valeur environnementale et sociale  », médiée par les technologies numériques et l’écologie marchande. Non seulement la Commission ne questionne pas les principes marchéistes et concurrencialistes mais elle leur ouvre de nouvelles possibilités de déploiement à une échelle jusqu’alors inédite. On retrouve ici les fondements ordolibéraux de la construction européenne : le cadre coopératif et les principes de croissance durable ne sont conçus que pour garantir une meilleure application des règles de la concurrence, un surcroît de croissance et un élargissement (à l’échelle mondiale) des échanges marchands de biens et de services.

Les textes de la Commission européenne (le livre blanc sur l’avenir de l’Europe de 2017 et les documents de réflexion qui l’accompagnent) concentrent par conséquent les ambiguïtés propres à notre époque. La Commission européenne place sur un même plan des défis concrets (la cohésion sociale, le changement climatique, la pérennité de l’UE, etc.) et d’autres défis propres au capitalisme contemporain qui compte tenu des priorités actuelles comportent toujours une part d’imaginaire (contrebalancer la perte du poids démographique de l’Europe dans le monde, réussir la révolution numérique, participer activement à la mondialisation, etc.). Elle fait usage de formules rassurantes, ambitieuses, soucieuses du bien-être individuel qui dissimulent mal un contexte belliciste, une philosophie néolibérale (une réduction du périmètre des compétences et des moyens des pouvoirs publics) et une certaine dose d’assurance conquérante (il s’agit toujours de viser une première place mondiale).

Un bilan en demi-teinte

Il s’agit d’une politique dont les fondements théoriques sont actuellement hétéroclites (ils sont keynésiens avec les multiplicateurs (sur le modèle du multiplicateur keynésien d’investissement, en calculant les retombées d’un euro investi par l’UE), classiques avec l’importance accordée aux mécanismes de marché, ordolibéraux avec le cadre institutionnel budgétaire, monétaire et social, et enfin néolibéraux (la concurrence étendue aux territoires, la renonciation à une politique économique conjoncturelle keynésienne, la surveillance des pouvoirs publics). La PRE actuellement privilégie la concentration spatiale (densification urbaine) et les effets associés (en termes de gains de productivité, d’innovation, de développement durable) et notamment la métropolisation. La DG 16 (Direction de la politique régionale) est devenue la direction de la politique régionale et urbaine.

Compte tenu de ces différents volets, il est difficile de tirer un bilan global en termes d’efficacité et d’objectifs atteints, mais il est déjà perceptible que la PRE va poursuivre la voie sur laquelle elle est engagée.

Les effets positifs sont incontestables, on peut schématiquement en distinguer trois :

  • La part de l’UE dans l’investissement public est significative. Cette part est même très importante pour certains pays, de l’ordre de 60 à 70 % pour le Portugal, les pays Baltes, les PECO. Sa contribution en période de basse conjoncture n’est pas non plus contestable car les fonds structurels fonctionnent un peu comme des stabilisateurs automatiques de l’investissement public en période de crise.
  • La PRE a également initié des progrès dans l’analyse des territoires et des mécanismes territoriaux. On peut citer la mise en place de la NUTS, les progrès des indicateurs statistiques régionaux et des outils d’analyse (bases de données et techniques d’exploitation, le réseau ESPON/ORATE, etc.).
  • La PRE a permis une meilleure compréhension des enjeux régionaux et des dynamiques de territoires. Elle a en particulier contribué à la prise de conscience du rôle des régions et des territoires pour le développement économique, au renforcement des prérogatives des collectivités territoriales (décentralisation / dévolution) (Lamarino et al. 2017). Elle a aussi favorisé la coopération interrégionale et transfrontalière.

En sa qualité de financeur des projets régionaux qui satisfont (ou pas) les critères des objectifs communautaires, la PRE constitue aujourd’hui le principal levier doctrinal des politiques nationales, régionales et locales de développement territorial. C’est l’Europe qui indique aux territoires à partir de normes appliquées pour l’éligibilité aux fonds structurels, comment évoluer et ce qu’il convient de faire en matière de développement. Donnons des exemples : servir des prestations sociales minimales permettant aux pauvres de vivre dans la dignité, donner aux femmes plus d’autonomie par un accès facilité au marché du travail, renforcer la compétitivité coût et hors-coût des entreprises, lutter contre l’obésité, augmenter la part de l’agriculture biologique, etc. Il s’agit là de choix éminemment culturels. La PRE a ainsi induit une mutation des fonctions territoriales. Elle commande aux territoires de s’adapter à la mondialisation et aux disruptions technologiques et climatiques. L’UE aurait pu avoir l’ambition de peser davantage sur le modèle de développement et promouvoir ainsi un modèle de concertation politique et de développement plus spécifiquement européen.

Les aspects problématiques de la PRE

La diversité des objectifs n’est pas sans générer des contradictions. Si l’objectif principal demeure la convergence, il y a aujourd’hui des contradictions possibles avec les objectifs de compétitivité et d’attractivité (d’intégration à la mondialisation). C’est l’éternel débat sur la balance entre efficacité et équité, entre concurrence et solidarité. La PRE est en partie compensatrice des effets globaux de l’économie libérale mondialisée, en partie accompagnatrice de ce modèle de développement et génératrice d’inégalités sociales et territoriales (la mondialisation génère des inégalités). Il y a au minimum une ambivalence dans la PRE qui revendique simultanément une action sur la compétitivité génératrice de concurrence et donc de divergences (notamment dans la logique the winner takes all) et une attente de résultats en termes de convergence, de cohésion et d’Europe pacifiée [5].

Pour l’heure, outre la poursuite de la stratégie macrorégionale et de la coopération transfrontalière, la PRE favorise surtout les villes et les métropoles. Cela n’est pas exclusivement une conséquence de la volonté européenne, cela tient également au nombre et à l’importance des projets en milieu urbain (compte tenu du principe d’additionnalité dans l’attribution des fonds structurels). L’idée générale est que les grandes villes mondialisées qui concentrent une part croissante de population (métropolisation) sont les véritables lieux de la création d’emplois, de l’innovation et de l’expérimentation des modes de vie futurs. Mais malheureusement, les mécanismes de diffusion spatiale de la croissance et du développement ne fonctionnent plus autant que par le passé (Scott et Storper 2003 ; Lamarino et al. 2017). Si les disparités nationales sont réduites, si les régions NUTS 2 convergent lentement et seulement sur certaines périodes, force est néanmoins de constater que les disparités entre les métropoles et les villes de rang inférieur (notamment les villes moyennes et les communes rurales) s’accroissent et que les inégalités socio-économiques et les ségrégations spatiales intra-régionales explosent (notamment au niveau local).

Quel avenir pour la PRE ?

A ce jour, bien que les institutions européennes aient déjà posé des jalons et formulé des propositions, nul ne sait encore ce que va devenir la politique régionale de l’UE au cours de la prochaine période de programmation 2021-2027. Non pas que la PRE risque réellement de complètement disparaître (ce risque n’est cependant pas nul). Un cadre financier, adopté depuis par le Conseil, a été posé en 2018, une feuille de route budgétaire et des propositions de budget général ont d’ores et déjà été formulées en 2019 par la Commission et le Parlement qui laissent chacun entrevoir une reconduction partielle ou totale des moyens financiers de la PRE. Cependant, les prises de position divergentes des principaux acteurs de la PRE et la possibilité de coalitions d’États membres (pays du nord, pays du sud, groupe de Visegrad, etc.) pour refuser certaines formes de coordination et de solidarité, laissent entrevoir des désaccords de fond, des retards et des difficultés dans la mise en application de cette politique.

La situation mondiale et la situation européenne ont changé. Les crises économiques et politiques se sont multipliées, entraînant une défiance des citoyens et de certains élus vis-à-vis des élites européennes et des politiques européennes. L’usage généralisé des technologies numérique (objets connectés, évaluation généralisée des performances dans tous les domaines de l’action individuelle et institutionnelle, usage économique généralisé des données individuelles, des algorithmes et du Big data), tout ce nouveau contexte inaugure une ère nouvelle pour les territoires, leurs habitants mais aussi pour la construction européenne et la PRE. Des invariants cohabitent avec des nouveautés : la Commission européenne continue à appeler les États membres et les collectivités territoriales à la discipline budgétaire mais ajoute aux conditionnalités, le respect des valeurs fondamentales de l’Union. Aussi les premières négociations intergouvernementales se sont-elles ouvertes dans un contexte inédit de tensions et de risques de désaccords entre la Commission et les États membres et au niveau des États membres entre eux (Casalino 2018) En effet, la Commission a en mai 2018 fait plusieurs propositions de modifications du règlement des fonds structurels parmi lesquels :

  • Une baisse probable des dotations de la PAC et des fonds structurels, arguant de la perte de recettes inhérente au Brexit. Bien qu’il existe déjà une proposition visant à faire passer la limite supérieure d’éligibilité aux fonds structurels de 90 % à 100 % de la moyenne communautaire, certaines régions en difficulté craignent de pâtir de la réduction du budget alloué à la PRE.
  • Une obligation de lien plus étroit avec le semestre européen [6], à travers les nouvelles orientations spécifiques pour les investissements (OSI) qui vont dans le sens de l’assainissement des comptes publics et la mise en œuvre des réformes structurelles suivant les recommandations spécifiques par pays (RSP). La dimension étatique de cette conditionnalité fait craindre une recentralisation nationale des dispositifs. Les régions pourraient être sanctionnées en cas de manquements de la part des États. Toutes ces obligations associées aux politiques macroéconomiques nationales renforcent le penchant actuel top-down de la PRE : la stratégie européenne et les priorités nationales priment sur les schémas régionaux de développement.
  • Une simplification des procédures et une flexibilité accrue de l’utilisation du FEDER et du FSE à l’intérieur des programmes pour de nouveaux usages (asile, immigration, etc.).

Conclusion sur les inflexions en cours dans la gouvernance territoriale

L’UE, dans sa réflexion concernant la mise en place de la nouvelle PRE sur la période 2021-2027, prend également en compte les changements profonds qui sont intervenus ces dernières années dans l’organisation territoriale. Ces changements n’ont pas seulement affecté les régions dans leurs caractéristiques démographiques et économiques usuelles, ils ont affecté la notion même de gouvernance régionale et territoriale : l’ensemble des acteurs (territoires, entreprises, citoyens) sont désormais interconnectés, évalués, responsabilisés sur un ensemble très large de « performances économiques, sociales et écologiques », désormais quantifiables et communiquées à tous en temps réel. Grâce aux nouvelles technologies une nouvelle ère du jeu catallactique (au sens de Hayek) [7] peut commencer. Si la PRE a été initialement conçue pour rapprocher les situations socio-économiques des espaces régionaux (aider les régions en retard de développement, les régions en crise ou en reconversion), elle prend une orientation nouvelle. Le défi inclut désormais la gestion régionale des problèmes environnementaux, les migrations de population, la gestion et l’approvisionnement des populations en ressources vitales (eau, énergie, nourriture), la mobilité des actifs, la gestion des inégalités socio-économiques et environnementales, l’accès à la santé, l’attractivité des territoires pour les firmes, les touristes, les populations « créatives », l’adaptation des capacités de formation et d’innovation, la gouvernance urbaine et territoriale médiatisée par les NTIC. Cette diversité d’objectifs illustre bien le manque d’orientation politique. La concurrence est très largement exacerbée par cette extension presque sans limites des responsabilités des collectivités territoriales. Les régions qui adhérent fortement à cette conception européenne individualisante du développement et disposent de porteurs de projets dynamiques, seront aidées pour opérer cette mutation. Mais dans le même temps, les solidarités intra-territoriales traditionnelles sont fragilisées. Les cultures régionales de développement s’effacent devant un modèle concurrentialiste unique. Un processus de déculturation et acculturation des territoires aux règles européennes est aujourd’hui à l’œuvre. En renforçant les mécanismes concurrentiels, la Commission européenne pense sûrement participer à l’intérêt général et au bien commun mais, pour cela, il conviendrait d’accorder aux régions une respiration créatrice dans la solidarité et le respect de leurs modèles culturels de développement (Kahn 2014). La reconnaissance de l’hétérogénéité des préférences nationales et régionales ne peut se rabattre sur le principe : « Que le meilleur gagne ».

Références bibliographiques

Bourdin, Sébastien (2018). « Analyse spatiale de l’efficacité des fonds structurels européens sur la croissance régionale », Revue d’Économie Régionale & Urbaine 2, 243-270.

Casalino, Paolo (2018). « Politique de cohésion après 2020 : enjeux et perspectives dans le contexte des négociations du cadre financier pluriannuel », Policy Paper, Question d’Europe, n° 488, Fondation Robert Schuman.

COM (2018a). « Un budget de l’UE pour l’avenir, Développement régional et cohésion »documents KN-01-18-550-FR-N / KN-04-18-510-FR-N / KN-04-18-511-FR-N / KN-01-18-551-FR-N. Voir aussi « Politique régionale » sur le site de l’Union européenne.

COM (2018b). Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au Fonds européen de développement régional et au Fonds de cohésion, COM (2018) 372 final.

Kahn, René (2014). « Le statut de la culture régionale dans les théories du développement territorial », dans Kahn R., Le Squère R. & Kosianski J.M. (dir.), Cultures régionales, développement économique, L’Harmattan, 51-74.

Lamarino, Simona, Andrés Rodriguez-Pose & & Michael Storper (2017). « Why Regional Development matters for Europe’s Economic Future », Working Papers WP07, Publications Office of the European Union.

Scott, Allen J. & Michael Storper (2003). « Regions, Globalization, Development », Regional Studies 37(6&7), 579–593.


[1Il s’agit d’une politique européenne de soutien à l’innovation régionale qui évite les doublons et le saupoudrage en mobilisant les ressources régionales spécifiques et en privilégiant les visions volontaristes de chaque territoire (cf. l’article de Jean-Alain Héraud consacré à la S3 (smart specialisation strategy) dans le numéro 30 du bulletin de l’OPEE - Été 2014).

[2FC (Fonds de cohésion), FEDER, FSE, FEADER, FEAMP, Fonds européens d’ajustement à la mondialisation, auxquels viendront s’ajouter trois fonds spécifiques hors PRE : FAMI (Asile et migration), FSI (Sécurité intérieure et IGFV (instrument relatif à la gestion des frontières et des visas).

[3Il s’agit d’une approche qui tient compte des spécificités socio-économiques spatiales.

[4Après la crise de 2008, à partir de 2014, les disparités interrégionales recommencent à se résorber lentement mais les disparités intra-régionales augmentent fortement, au profit des zones urbaines denses et au détriment des villes moyennes et des espaces ruraux.

[5Certains hauts responsables ne voient pas là de contradiction. Le ministre portugais de l’aménagement Pedro Marquez dit vouloir « soutenir la compétitivité pour parvenir à la convergence ». Comprenne qui pourra.

[6Le semestre européen, concentré sur les six premiers mois de l’année, est dans le cadre de la gouvernance de l’Union, un cycle de coordination des politiques économiques et budgétaires portant sur les réformes structurelles, le respect de règles qui encadrent la politique budgétaire et la prévention des déséquilibres macroéconomiques excessifs.

[7Hayek n’adhère pas aux conclusions du modèle walrasien (à l’équilibre général correspondant à un optimum individuel et collectif), il conçoit le marché comme une émanation involontaire et sans objectif précis (un ordre spontané) de la pratique de l’échange marchand, un lieu de coordination et d’expérimentation des plans individuels, où chacun apporte ses compétences, ses efforts et ses talents, sans être en droit d’attendre une rétribution proportionnelle ou équitable. En ce sens seulement, le marché est « juste ». Il requalifie ainsi, en théorie mais de façon réaliste, l’ordre engendré par le marché concurrentiel.

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