Une cartographie des régions et villes européennes au début de la crise

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

Plusieurs rapports et documents concernant les régions et la politique régionale (en particulier le septième rapport d’étape et l’annuaire régional Eurostat 2011) sont mis à la disposition des chercheurs et du public par la Commission européenne. Ils révèlent les orientations futures de la politique régionale européenne et permettent de faire le point sur la situation actuelle des régions. Certains de ces documents, que l’on peut croiser avec une analyse de la situation financière des collectivités locales montrent clairement l’émergence de nouvelles disparités et l’apparition de nouvelles fractures territoriales nord-sud, est-ouest comme au cœur de l’Europe. Ces fractures sont provoquées par des divergences, entre des situations nationales et plus encore régionales, qu’une intégration européenne insuffisante ne parvient plus à compenser.

Mots-clefs : cartographie, développement régional, Europe 2020, politique de cohésion.

Citer cet article

René Kahn « Une cartographie des régions et villes européennes au début de la crise », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 26, 33 - 36, Été 2012.

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Des régions pour prolonger la stratégie Europe 2020.

Ne réunissant pas des moyens et instruments nécessaires pour engager une véritable politique économique conjoncturelle et structurelle, l’Europe dispose cependant d’un terrain d’action économique avec les régions. Il est désormais clair que la politique régionale européenne (dite politique de cohésion économique, sociale et territoriale) s’inscrit dans le droit fil de la stratégie« Europe 2020 » visant à restaurer en Europe une croissance « intelligente, durable et inclusive ». Cette stratégie compte sur la mobilisation de l’intelligence au profit de l’économie (formation, recherche, innovation, créativité) pour retrouver la croissance. Elle fait également l’hypothèse que les politiques de développement du capital humain peuvent être en partie déconcentrées et décentralisées et rappelle que les processus d’innovation sont souvent territorialisés. Il y est réaffirmé que : « La politique de cohésion constitue un mécanisme clé pour la concrétisation des objectifs de la stratégie Europe 2020 ». Les régions et d’une manière générale les territoires infranationaux sont reconnus comme des échelons efficaces pour la mise en œuvre des politiques publiques qui prolongent cette stratégie. Cela signifie que les régions et les villes, à travers les programmes nationaux de réforme (PNR) et grâce aux mécanismes de la gouvernance et de l’organisation économique territoriale (clusters, pôles et métropoles) sont pleinement enrôlées dans un projet général de restauration de la compétitivité européenne.

Cela implique également une approche nouvelle des objectifs de la politique régionale européenne. Il ne s’agit plus de lutter comme cela se faisait jusqu’en 2004 contre les fortes concentrations spatiales d’activités et de spécialités en poursuivant un objectif classique de développement homogène et de convergence des niveaux de développement. Les institutions européennes distinguent les bonnes concentrations spatiales dont les vertus sont désormais reconnues (à ce titre les agglomérations urbaines sont réhabilitées) des mauvaises : poches de difficultés et de sous-développement. L’objectif est aujourd’hui davantage de combattre les phénomènes de concentration spatiale de la pauvreté et de l’exclusion. Pour ce faire il s’agit, avec le concours des autorités nationales et régionales, de partir de la situation de chacune des régions, de prendre en compte de façon précise ses forces et faiblesses et d’appliquer les principaux enseignements de la théorie du capital humain en misant sur les ressorts de l’éducation, de la recherche et de l’innovation. Il est donc préconisé, tout à la fois, à l’échelle régionale ou locale, d’augmenter la proportion des diplômés de l’enseignement supérieur,de diminuer la proportion de jeunes quittant prématurément l’école, d’encourager l’innovation sous toutes ses formes (pas seulement dans les domaines scientifiques et technologiques), d’activer les mécanismes de l’inclusion et de satisfaire les impératifs de la croissance durable.

De nouveaux indicateurs et une cartographie précise pour des politiques plus ciblées

L’Europe est dotée d’un appareil statistique (SEC/EUROSTAT/DG REGIO /ORATE) très complet qui fait honneur aux européens. Si pour l’essentiel le cadre analytique de cet appareil statistique est conçu pour fournir un ensemble d’agrégats qui autorisent des comparaisons entre les économies nationales, il comporte également un grand nombre de données régionalisées, ce qui permet non seulement d’établir un bilan périodique de la politique de cohésion, de la situation de la cohésion économique sociale et territoriale de l’Union, mais également de caractériser de plus en plus finement chaque région. En outre, cet appareil statistique est complété par de nombreuses études ponctuelles commandées par la Commission européenne à des instituts d’analyse économique et économétrique portant sur toutes sortes de sujets comme la compétitivité régionale, les dépenses régionales de développement, l’impact de la globalisation sur les régions, le stock régional de capital, etc. (1) C’est ainsi que grâce à une batterie d’indicateurs synthétiques, les documents périodiquement réactualisés de la Direction Générale de la politique régionale, complétés par les travaux du réseau ORATE et de nombreux instituts de recherche, permettent de mesurer les performances de chacune des 269 régions NUTS 2 ou 1291 régions NUTS 3 (2), de mesurer l’impact sur les régions des évolutions technologiques et climatiques, d’apprécier leurs dotations en facteurs, leurs forces et faiblesses socio-économiques, de quantifier les risques qu’elles encourent et désormais d’assigner à chacune des objectifs socio-économiques précis tant par rapport aux objectifs d’Europe 2020 que par rapport aux objectifs nationaux en prenant en compte les capacités des régions elles-mêmes. Par exemple, la totalité des régions de l’Europe de l’est et du Portugal ainsi que certaines régions du sud de l’Espagne (Estrémadure, Castille), apparaissent comme étant très vulnérables à la mondialisation, le nord-est de l’Allemagne, soumis à un processus de vieillissement démographique sans capacité d’adaptation suffisante, la Wallonie en situation de forte vulnérabilité énergétique et risque d’appauvrissement. D’autres régions européennes comme la Picardie, leLanguedoc-Roussillon, l’Irlande du Nord, le nord-ouest et le sud de l’Italie, l’est de la Roumanie, parmi d’autres, présentent un écart significatif de décrochage scolaire des 18-24 ans, alors que l’exposition régionale au changement climatique est jugée maximale en Frise et Hollande du nord (Regional challenges in the perspective of 2020 ;« Régions 2020 »Évaluation des défis qui se poseront aux régions de l’UE  ;Septième rapport d’étape etCinquième rapportsur la cohésionéconomique sociale et territoriale). Les mesures prises dans le cadre de la nouvelle politique de cohésion s’attacheront à remédier à ces singularités régionales.

Les métropoles à l’honneur

La nouvelle stratégie européenne de développement régional, en rupture avec la politique traditionnelle de cohésion qui visait à réduire les effets de concentration spatiale et à répartir de manière plus homogène les facteurs de développement, mise aujourd’hui plus fortement sur les agglomérations urbaines et les grandes métropoles. Le dilemme longtemps entretenu entre l’objectif d’un espace européen caractérisé par un développement homogène et les effets positifs attendus de la concentration géographique des populations et des activités est maintenant tranché. La politique régionale européenne qui continue d’œuvrer en faveur de la convergence régionale (les régions de convergence et de transitions absorbent l’essentiel des fonds structurels) semble dans le même temps opter pour le renforcement de l’avantage métropolitain : villes globales (global cities),aires métropolitaines européennes de forte croissance(Metropolitan European Growth Areas - MEGAs) et « zones urbaines élargies ». Les métropoles dont le niveau de productivité est supérieur de 50 % à celui du reste des pays ainsi que les agglomérations de 200 000 à 3 millions d’habitants ne sont pas simplement identifiées comme des espaces de diversité, déconcentration géographique de populations, d’activités et des creusets d’interactions économiques. Dans une conception où le territoire devient un méta-système productif (où l’économie compétitive apparaît comme la première des fonctions sociétales avant les fonctions résidentielles de proximité), l’accent est mis surla capacité des villes européennes à prendre des initiatives, à mobiliser des nombreuses ressources humaines matérielles et immatérielles, à interagir avec d’autres espaces, d’autres ressources,à redevenir des acteurs à part entière lorsque la contrainte d’Etat se desserre, comme du temps des cités-Etats. Les objectifs de l’UE pour 2020 sont ambitieux : retrouver la croissance, résorber le chômage, réduire de 20 millions le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion, alors même que les villes, dans les Etats-membres les plus développés, sont structurellement moins inclusives (au sens où elles écartent certaines populations des possibilités d’emploi) et qu’avec la crise de nouvelles fractures territoriales apparaissent. Il n’est pas certain que l’individuation des stratégies urbaines et régionales contribue véritablement au renforcement de la cohésion territoriale en Europe. Des régions voient leurs performances et leur rayonnement s’accroître, d’autres au contraire sont en situation de décrochage.

L’installation des nouvelles fractures territoriales au cœur de l’Europe

Plusieurs documents révèlent une dynamique des économies nationales et régionales préoccupante. En effet, des problèmes socio-économiques habituellement concentrés dans les pays périphériques de l’UE ou récemment intégrés à l’Union européenne depuis 2004 et 2007(pays de la cohésion) continuent d’y sévir mais ils concernent désormais également un certain nombre de pays et de régions qui se situent au cœur de l’Europe réputée riche et dynamique. La cartographie générale des régions vulnérables aux risques comme celles des performances économiques (par exemple la carte du taux de chômage en 2009 dans les régions - niveau NUTS 3- ; la carte de la productivité du travail en 2007, celle de l’indice synthétique du potentiel d’innovation en 2008 ou celle de la compétitivité en 2010 – niveau NUTS 2) montrent comme l’on peut s’y attendre que les régions de la dorsale européenne restent largement privilégiées. Cependant cette dorsale elle-même tend à se fracturer : quelques régions centrales (nord de la France, Wallonie, Ruhr) présentent un taux de chômage supérieur à 12%. Plusieurs régions du Land Rhénanie Palatinat ainsi que la Sarre constituent du point de vue de l’innovation, de la compétitivité et de la productivité du travail, une zone de moindre performance. De façon analogue la carte 2009 du risque de pauvreté et d’exclusion montre que ce risque concerne désormais entre 19 et 25 % de la population totale du Royaume Uni, de l’Allemagne et du Portugal. Corrélativement des problèmes démographiques (faiblesse structurelle du taux de croissance naturel) affectent l’Allemagne du nord et de l’ouest, l’ouest de l’Espagne et de la France. Du fait d’une exposition multi-scalaire aux risques (sociaux, énergétiques, démographiques, économiques, climatiques, etc.) la fracture est multidimensionnelle et concerne, selon les thèmes considérés,des régions différentes (cf. ÖIR, Regional challenges in perspective of 2020).

Une simulation de l’éligibilité aux fonds structurels pour la période 2014-2020, basée sur le PIB par habitant(Politique de cohésion 2014-2020,p.16), révèle une situation nouvelle : une vingtaine de régions dans plusieurs pays du cœur de l’Europe ont aujourd’hui un PIB par habitant compris entre 75 % et 90 % de la moyenne communautaire et passent ainsi du statut de régions de la compétitivité régionale et emploi (régions CRE sur la carte des fonds structurel 2007-2013) à celui de régions « en transition » pour la période : 2014-2020. Des cartes complémentaires annexées au septième rapport d’étape, portant sur le PIB par habitant en 2008 et la variation de cet indicateur de richesse sur la période 2000-2008 montre l’amorce d’une détérioration de certaines régions de la dorsale européenne (nord de l’Italie, est de la France, Belgique wallonne, sud de l’Angleterre). Cet affaiblissement dans ce qui a toujours constitué depuis les débuts de la construction européenne, le socle puissant de l’Europe de la centralité ne traduit pas seulement l’impact de la crise économique et financière mondiale sur certaines régions fragilisées, il dénote une fragilité structurelle du territoire européen.

Le retour du cadre national

Un autre phénomène mérite d’être souligné. Il concerne le maintien ou parfois même le retour des régions dans letrendde l’économie nationale mais également la suprématie nationale pour les données extra-économiques. C’est le cas lorsque les performances économiques relèvent de la législation nationale (le coût du travail, la part du revenu disponible des ménages dans le revenu primaire, le taux d’emploi, le risque de pauvreté ou d’exclusion). Ce phénomène est visible pour certaines données structurelles, par exemple le niveau d’éducation des 15-24 ans (Regional yearbookEUROSTAT 2011, Education, p.63) ou l’état de santé des populations. C’est également vrai pour certaines variables conjoncturelles comme la variation du taux de chômage en 2009 par rapport à celui de 2005, la part du chômage de longue durée, la part du chômage des jeunes (Regional yearbook EUROSTAT 2011, Labour market,p.41-43) ou encore, à l’exception des régions capitales, du PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat. L’hétérogénéité est davantage européenne que nationale. Cette cartographie tend à montrer la persistance au début de la crise d’une certaine homogénéité nationale et le maintien d’une forte hétérogénéité de l’espace européen, en dépit d’un fort degré d’intégration économique. Il y a cependant des domaines ou l’hétérogénéité régionale reste encore très forte y compris dans chaque espace national, c’est notamment le cas pour la science, la technologie et l’innovation où les phénomènes de polarisation, de concentration et de spécialisation s’accentuent (intensité régionale de la R & D ; part des chercheurs dans l’emploi total, nombre de brevets déposés à l’Office européen des brevets (Regional yearbook EUROSTAT 2011, Science technology and innovation).

L’approche régionale montre les effets de la crise et les carences européennes d’intégration économique et politique

Les territoires infranationaux européens se trouvent depuis le début de la crise économique et financière de 2008dans une situation paradoxale : alors même qu’ils étaient porteurs d’un modèle économique et social européen fondé sur des traditions, des spécificités régionales et locales, et des inégalités de développement corrigées par des mécanismes nationaux et européens de péréquation, ils sont aujourd’hui invités à entrer dans une concurrence mondiale qu’il leur faut affronter presque directement. Politiquement marginalisés dans la poursuite du processus déconstruction européenne, repris en main par les Etats et désormais engagées dans une nouvelle phase de libéralisation, les régions sont toutefois enrôlées par les institutions européennes pour atteindre un objectif général de renforcement de la compétitivité européenne à partir du territoire. Cette nouvelle mission des régions les place dans une situation de concurrence généralisée et s’accompagne d’une modification sensible des situations, d’une évolution des positions relatives et des dynamiques régionales déjà visibles sur les documents cartographiques disponibles. Il sera intéressant de revisiter cette cartographie de l’Europe (à l’échelleNUTS 2 et NUTS 3) lorsqu’on pourra enregistrer les effets d’une crise durable qui marque en profondeur la géographie économique européenne.

  1. ÖIR (2011)Regional challenges in perspectives of 2020 ;ETEPS (2012),The regional impact of technological change in 2020, synthesis report, final version ;Cambridge econometrics (2010) ;PilotStudy on the Estimation of Regional Capital Stocks ; ISMERI EUROPA & APPLICA (2010),Distribution of Competences in relation to Regional Development Policies in the Member States of the European Union ; IGEAT – ULB / Politecnico di Milano /UMS Riate (2008) “The impact of globalisation and increased trade liberalisation on European regions” Study for DG Regio, Final report ;JRC & IPSC, Paola Annoni and Kornelia Kozovska,{{}}(2010),EU Regional Competitiveness Index.
  2. La NUTS ou Nomenclature (à 3 niveaux) des Unités Territoriales Statistiques, à laquelle l’UE se réfère systématiquement depuis 1972 dans les rapports et pour mettre en œuvre la politique de cohésion, contribue à harmoniser les données et stabiliser les séries statistiques. Elle opère une partition, de l’espace géographique européen, fondée sur la démographie et, dans la mesure du possible, sur les périmètres administratifs infranationaux de chaque pays, de façon à autoriser des comparaisons en dépit du caractère totalement hétérogène des collectivités territoriales en Europe. Ainsi NUTS 1 correspond au découpage de la France en 9 grandes régions (dont 8 en métropole) appelées par la DATAR :zones économiques d’aménagement du territoire  ;NUTS 2,correspond au périmètre de la collectivité territoriale régionale et NUTS 3,à celui du département.

Références bibliographiques & sites

DIDELON Clarisse, RICHARD Yann & VAN HAMME Gilles, (2011), Le territoire européen, PUF, Paris.

HALBERT Ludovic, (2010), L’avantage métropolitain, PUF, Paris.

KAHN René & RUGRAFF Eric (2011), « Une nouvelle géographie territoriale du modèle économique et social européen »in DEVOLUY Michel & KOENIG Gilbert (dir.), L’Europe économique et sociale. Singularités, doutes et perspectives, PUF, Strasbourg, pp. 251-276.

LE GALES Patrick, (2011), Le retour des villes européennes, Sciences PO. Les Presses

ROBERT Jacques (2011), Le territoire européen. Des racines aux enjeux globaux, ILV Edition.

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Le site inforegio comportant les études les plus récentes.

La dimension urbaine et régionale de la stratégie Europe 2020, Septième rapport d’étape sur la cohésion économique, sociale et territoriale.

Eurostat Regional yearbook 2011 et version française 2010 de l’annuaire régional

Politique de cohésion 2014-2020. Investir dans la croissance et l’emploi

Rapports préparatoires à la politique de cohésion

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