Une crise économique ou une crise morale de l’économie ?

Jamel Trabelsi, Université de Strasbourg (BETA)

Depuis la grande dépression de 1929, nous n’avons pas assisté à une crise économique aussi profonde. C’est une crise jumelle, bancaire et boursière dont les canaux de transmission ne sont pas seulement économiques. Cette crise pourrait être, en effet qualifié de crise morale car elle est le résultat d’une série de mouvements de spéculations irrationnels. Cependant, même si les conséquences de cette crise seront néfastes sur l’économie mondiale, elle va permettre de rompre avec un climat international entaché de tensions et qui a fortement contribué à la détérioration de l’économie mondiale.

Mots-clefs : aléa moral, anticipations non-rationnelles, comportements irrationnels, crise bancaire, crise boursière, crise de change, crise de dette souveraine, crise financière, crise financière globale, risque moral.

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Jamel Trabelsi « Une crise économique ou une crise morale de l’économie ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 19, 22 - 24, Hiver 2008.

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Nous avons assisté au cours des ces deux dernières décennies à la multiplication des crises financières qui ont été classées par les économistes suivant trois générations. Cependant, ces crises concernaient des pays émergents avec une structure financière et une intégration financière « moyennement rodées ». Il était relativement facile d’expliquer sur la base d’arguments économiques les canaux de transmission et les processus suivant lesquels cette crise s’est propagée et ensuite atténuée.

Avant de discuter de la crise actuelle et essayer de proposer les canaux à travers lesquels elle s’est déclenchée, puis s’est propagée, il sera intéressant de synthétiser les mécanismes d’émergence des crises antérieures et essayer de vérifier s’il existe un lien entre elles et si la crise actuelle s’inscrit dans la continuité des trois autres crises.

Les académiciens ont essayé d’apporter des réponses aux différentes interrogations suscitées par la crise : les causes sont de nature structurelle ou émanent de l’irrationalité des marchés ? Comment les spéculateurs réagissent-ils et coordonnent-ils ? Peut-on prévenir la crise ? Comment peut-on résister et contenir la crise ?

Krugman (1979) a tenté d’expliquer la première génération de crise (la crise de dettes), survenue dans les pays de l’Amérique latine au cours des années quatre vingt. Il avance que cette crise a une origine « fondamentale » et non irrationnelle. L’incompatibilité entre une politique de déficits persistants de balance des paiements et un niveau élevé du taux d’inflation interne avec les changes fixes en constitue la source principale.

La deuxième génération de crise est auto-réalisatrice (Obsfeld 1986). Contrairement à la première, elle ne suppose pas l’existence préalable d’un dysfonctionnement macroéconomique. « Le caractère auto-réalisateur de la spéculation provient d’un lien de circularité entre les anticipations du marché et la politique des autorités monétaires [1]. ». Ces modèles introduisent de nouveaux fondamentaux appelés fondamentaux élargis comme le taux de chômage et le canal de crédit (Aglietta, 2001).

Après les crises de première et de deuxième génération, nous avons assisté à une combinaison de crise bancaire et de change (une crise jumelle). Ce cumul de crises porteur d’un risque de système, est le résultat des engagements croisés dans un environnement d’instabilité financière mondiale (la crise asiatique 1997). Le coût de cette crise en termes de production est largement plus élevé que dans le cas des crises bancaire et de change. Le tableau ci-dessous nous indique que la reprise économique est beaucoup plus lente dans le cas d’une crise jumelle que dans le cas des autres crises. En effet, Pour ce type de crise, le taux de croissance passe de 4,9 % à l’instant t-1 (une période avant le déclenchement de la crise) à 0,7 % à l’instant t (la période du déclenchement de la crise) pour atteindre 2,1 % deux périodes après la survenue de la crise. Un niveau de croissance largement plus faible à celui obtenu dans le cas d’une crise de change ou bancaire. Ceci illustre parfaitement l’ampleur d’une crise jumelle sur le système macroéconomique relativement aux deux autres types de crise.

Tableau 1 : Le coût des crises dans les pays émergents entre 1975 et 1997
t-2 t-1 t t+1 t+2
Crise de change 4,0 2,7 1,4 1,7 3,6
Crise bancaire 5,1 5,1 1,0 5,9 6,5
Crise jumelle 4,3 4,9 0,7 1,.0 2,1

Source : Hutchinson et Noy (2005).

La crise actuelle est aussi une crise jumelle. Cependant, elle est le cumul d’une crise bancaire et d’une crise boursière. Elle pourrait être considérée comme étant irrationnelle et soudaine même si plusieurs signaux de vulnérabilité se sont manifestés à travers la crise de subprimes. Cette crise est avant tout une crise morale, elle émane essentiellement d’un processus de rupture par rapport aux fondamentaux. Les agents économiques, principalement ceux qui opèrent sur les différents marchés boursiers se sont en effet totalement détachés des fondamentaux économiques pour s’inscrire uniquement dans une logique du risque démesurée et irrationnelle.

Pour comprendre le processus générant cette crise, il faut remonter à l’époque de l’émergence de la nouvelle économie. En effet, la naissance des start-up avec leur système de stock option a généré des nouvelles valeurs boursières à rendement élevé. Le titre Google en constitue la parfaite illustration de cette haute volatilité. Lors de son introduction en bourse cette valeur ne coûtait, en effet que $ 85 pour atteindre plus tard les $800. L’ambition initiale de 3 milliard de dollars a été largement sous-estimée puisque Google a vendu 19.6 millions d’actions à 85 dollars pièces soit 1.67 milliards de dollars. La multiplication de phénomène a généré une liquidité abondante, consolidée par le caractère international de ces valeurs.

Cette forte capitalisation du marché boursier et la saturation des places boursières classiques ont généré une forte diversification internationale de portefeuille et surtout le développement des institutions de crédit, particulièrement aux États-Unis et en Grande Bretagne. Une grande partie de la rente boursière induite par les titres à forte rentabilité a été investie dans la sphère immobilière. Rien que le marché des prêts immobiliers totalise environ 5800 milliards de dollars en janvier 2007 [2]. À la fin de 2006, les prêts subprimes (à risque) représentaient environ 15 % de l’encours des prêts hypothécaires aux États-Unis. La défaillance de ce processus de prêts à risque a généré une envolée du taux d’intérêt et une crise de liquidité bancaire, laquelle a amené les banques centrales à procéder à des injections massives de liquidités. Ces initiatives de la part de ces banques visent essentiellement à contrecarrer l’effondrement du secteur bancaire.

Ce processus de volatilisation de la liquidité a été a amplifié par la bulle spéculative et le phénomène de mimétisme qui ont entaché les placements sur les marchés émergents. L’augmentation des prix de pétrole a permis aux pays producteurs et particulièrement les pays du Golfe d’investir leurs rentes pétrolières dans les produits alimentaires et les matières premières. La flambée de leurs prix a généré un transfert des placements internationaux vers les marchés émergents. Seulement, la baisse de la demande mondiale induite par l’état de récession aux États-Unis et dans la zone euro a généré la baisse de la demande des produits énergétiques et par conséquent l’atténuation des mouvements de spéculations sur les produits alimentaires et les matières premières. Les places boursières des pays émergents ne constituent plus, par conséquent un refuge idéal pour les investisseurs internationaux ce qui a réduit considérablement les opportunités de placements boursiers. Ce facteur a contribué en partie au déclenchement de la crise boursière.

Cette crise jumelle, bancaire et boursière est profonde puisque les retombées sur la sphère financière persistent. Il est par ailleurs, difficile de prévoir la durée de l’instabilité boursière, en revanche, les retombées de cette crise jumelle sur les fondamentaux économiques seront réelles pourront s’inscrire dans la continuité à cause de l’état de récession que traversent les économies occidentales. En effet, les principaux indicateurs macroéconomiques laissent prévoir une période de récession dans la zone euro dont la durée va dépendre de la capacité des entreprises européenne à contenir les retombés de la crise et surtout la vitesse avec laquelle les places boursières vont retrouver une dynamique plus stable.

Il est regrettable que cette crise constitue un facteur de neutralisation à court terme et d’amortissement à long terme de l’effet Obama. Cet effet, pourrait régénérer un climat de confiance et un environnement international plus sain et plus coopératif. Il faut espérer que l’ère Obama coïncidera, une fois la crise absorbée avec le retour aux fondamentaux et à une situation d’échanges internationaux « moins biaisée « . Malgré la profondeur de la crise et ses retombés sur la croissance et l’emploi, l’avenir est prometteur car les décideurs politiques se sont inscrits dans une dynamique constructive et ont adopté une ligne de conduite commune. Une stratégie qui a fait défaut à la communauté internationale ces dernières années et qui a fortement contribué à la détérioration actuelle de l’économie mondiale.


[1D. Plihon (1999), « Les Taux de Change », La Découverte.

[2« La mondialisation : chocs et mesure », Jean Louis Mucchielli, Hachette Supérieur, 2008.

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