Le refus wallon du CETA et la question du débat démocratique dans l’UE
Laurence Jacquet, Université de Cergy-Pontoise, THEMA (UMR CNRS 8184)
Nous examinons la récente crise du CETA (le traité de libre-échange ’nouvelle génération’ entre l’Union Européenne et le Canada) à l’aune de sa spécificité d’une part et des enseignements qu’il est possible d’en tirer pour l’Union Européenne d’autre part.
Mots-clefs : accord de libre-échange, CETA, négociations commerciales internationales, politique commerciale.
Citer cet article
Laurence Jacquet « Le refus wallon du CETA et la question du débat démocratique dans l’UE », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 35, 5 - 7, Hiver 2016.
La ratification du CETA [1], l’accord commercial de libre-échange entre l’Union Européenne (UE) et le Canada, devait initialement avoir lieu le 27 octobre 2016. Toutefois, l’opposition de deux des entités fédérées belges, la Fédération Wallonie-Bruxelles et la Région wallonne, a conduit au blocage puis à « l’amendement » de l’accord, finalement signé le 30 octobre. Cet amendement prend en fait la forme d’une déclaration interprétative propre au royaume de Belgique, déclaration qui a permis la signature du CETA sous certaines conditions. La principale en est un droit de regard sur les mécanismes d’arbitrage ICS [2] censés permettre de trancher les différends entre une entreprise multinationale et un Etat, accompagné d’une demande d’avis devant être introduite auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).
Il est instructif de revenir ici sur ces évènements, qui présentent un caractère à la fois inédit et porteur d’enseignements pour l’avenir de l’UE. Pour comprendre le caractère inédit (ou à tout le moins inhabituel) de ces évènements, il est utile de rappeler que l’UE a deux législateurs : le Parlement européen (l’organe législatif directement élu par les électeurs des vingt-huit Etats membres) et le Conseil des ministres (dit aussi Conseil) des vingt-huit États qui se décline au niveau ministériel en fonction des domaines de compétences (Conseil des ministres du commerce, Conseil des ministres des finances, Conseil des ministres de l’agriculture, etc.). Ces ministres sont investis du pouvoir de contester un accord négocié par l’UE, comme l’ont fait le premier ministre bulgare Boïko Borissov et le président roumain Klaus Iohannis, qui ont conditionné leur acceptation du CETA à l’abandon par le Canada du visa d’entrée pour les ressortissants de leurs pays. Ce type de blocage n’est pas nouveau : en 2012, le traité anti-contrefaçon ACTA, porté par le commissaire européen Karel de Gucht, avait été rejeté car cinq Etats-membres refusaient de le signer.
Le caractère inédit de la crise du CETA
Dans le cas de la Belgique, toutefois, la situation est sensiblement différente : l’Etat fédéral, représenté par M. Reynders, ministre des Affaires étrangères, était désireux de ratifier le CETA dans sa formulation première. Mais il n’en avait pas le pouvoir, car le gouvernement fédéral ne peut donner son accord à l’UE sans avoir l’aval préalable des gouvernements des entités fédérées (ce qui est une spécificité du fédéralisme belge). Or, dans l’affaire du CETA, cet aval [3] lui a été refusé par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (une communauté fédérée représentant les francophones de Belgique) et le Parlement wallon (assemblée législative de la Région wallonne). Le blocage du CETA a donc été permis par un degré d’autonomie assez rarement observé chez des entités fédérées, degré d’autonomie qui étend leurs prérogatives aux décisions relevant des affaires internationales. Ce degré d’autonomie accordé aux entités fédérées belges résulte largement de la volonté des partis flamands qui ont, au cours des années 1990, œuvré pour l’obtenir (il a été inscrit dans la constitution belge en 1994). Dans le cas de la crise du CETA, toutefois, le résultat de leurs efforts passés les a desservis, dans la mesure où le Parlement flamand, favorable au CETA, ne pouvait pas s’opposer au refus des Parlements wallons et francophone. Au-delà de ces divergences entre entités fédérées, le gouvernement fédéral lui-même a eu les mains liées par le refus du gouvernement d’une communauté et d’un gouvernement régional. C’est en cela que le blocage du CETA présente un aspect inédit.
Outre cet aspect inédit, la controverse intra-belge à propos du CETA reflète au sein d’un pays les malaises pouvant survenir à l’intérieur de l’UE : ici, des Etats-membres peuvent s’opposer au sein de l’Union, là des entités fédérées peuvent s’opposer au sein d’une nation fédérale, bloquant dans les deux cas le processus décisionnel. Dans le cas du CETA, ce blocage est possible car la règle de l’unanimité prévaut tant au niveau de l’UE qu’au niveau de la Belgique. Il convient donc, en démocratie, de laisser les entités concernées exercer leurs prérogatives tout au long des négociations. Pourtant, la Commission européenne ne semble avoir prêté attention aux revendications du Parlement wallon que très tardivement, alors même que les négociations entre l’UE et le Canada étaient entamées depuis environ sept ans. Et l’opposition wallonne, pourtant légitime dans le cadre du processus de décision existant, a amené les partisans du CETA, tant au niveau de l’UE que de la Belgique, à s’interroger sur le bien-fondé dudit processus. [4]
Pourtant, encore une fois, le processus de décision à l’unanimité à l’œuvre dans la crise du CETA résulte bien d’un choix démocratique fait au sein d’un Etat-membre de l’UE. Il convient donc de le respecter. Ce que met en lumière la crise du CETA est qu’il est difficile de trouver un processus de décision communautaire conciliant exigences de démocratie et efficacité. Il convient peut-être là de faire intervenir le principe de subsidiarité, qui, au sein de l’UE, consiste à confier le pouvoir de décision à un niveau inférieur (entités fédérées, par exemple) tant que le niveau supérieur (état membre, par exemple) ne peut pas agir plus efficacement. La crise du CETA a illustré que la mise en pratique de ce principe est moins évidente qu’il n’y paraît, en dépit de l’existence de « tests de subsidiarité ». Ici en effet, selon le point de vue adopté (pro- ou anti-CETA), l’intervention du niveau inférieur semblera moins efficace ou plus efficace.
Enseignements pour l’UE
L’objet du présent article n’est pas d’avancer des arguments en faveur ou à l’encontre du CETA, mais de tirer de la crise du CETA des enseignements pour l’UE. Il convient en effet de souligner que le blocage du CETA par la région wallonne (en dépit des pressions de l’UE, de plusieurs Etats-membres dont la France et de l’Etat fédéral belge) pose une question fondamentale pour l’avenir de l’Union : un Etat membre peut-il refuser une décision que l’UE a, de facto, déjà approuvée ? Cette question doit être formulée ainsi car il est d’usage d’appliquer provisoirement une partie des accords commerciaux après l’approbation du Conseil de l’UE sans attendre celle des parlements nationaux.
Pour une proportion croissante de citoyens européens, la réponse est affirmative. Dès lors, deux voies se dessinent pour l’avenir de l’Europe : l’une consiste à étouffer la critique, pourtant légitime, du modèle européen actuel, au nom du désir de « faire l’Europe » et de faciliter la prise de décisions. Cela risque de nourrir chez les citoyens européens un sentiment d’injustice et de rejet, une incompréhension et une colère susceptibles de renforcer les partis extrémistes, populistes et eurosceptiques. Le Brexit en est une illustration récente.
L’autre voie consiste à permettre le débat, à accueillir la critique constructive et, si nécessaire, à réformer le modèle européen, de l’intérieur et à partir de sa base (les citoyens), pour faire de l’UE une véritable union politique consultant et surtout informant davantage ses citoyens. Lorsqu’un gouvernement national utilise l’UE pour excuser des réformes impopulaires auxquelles ses élus ont activement participé (que ces réformes soient in fine utiles ou non) mais auxquelles ses concitoyens n’ont pas été suffisamment associés, il met à mal le modèle de l’UE. Lorsqu’un gouvernement omet de souligner les bienfaits que l’UE a apportés et apporte à ses concitoyens, tout en mettant en cause de façon simpliste le pouvoir de « Bruxelles » pour justifier des problèmes économiques qu’il peine à résoudre, il met à mal le modèle de l’UE. Etre pro-européen et aimer l’Europe, c’est pointer du doigt ses faiblesses pour mieux les corriger et souligner ses forces, afin de rendre l’Europe plus appréciée de l’immense majorité de ses citoyens.
Le choix entre ces deux voies devrait s’appuyer sur une véritable information et concertation auprès des citoyens européens. Peut-être l’UE s’est-elle déjà trop engagée sur la première voie. Dans le cas du CETA, en effet, la crise d’octobre 2016 a débouché, nous l’avons dit, sur un accord, dans lequel il était spécifié que la Belgique demanderait un avis à la CJUE sur la compatibilité du mécanisme d’arbitrage ICS avec les traités européens. Cet avis devait s’appuyer sur un avis préexistant, supposément le n° 1/2014. Or, au moment où nous écrivons ces lignes, le Premier Ministre belge Charles Michel, favorable au CETA, tarde à demander cet avis à la CJUE, selon la presse belge. [5] Si cela invalidait les efforts du parlement wallon, il est à craindre que les citoyens wallons (et plus largement les citoyens européens opposés au CETA et ayant vu dans l’action wallonne un espoir de salut) se sentent floués. Ils auraient sans doute l’impression d’avoir été manipulés par des politiciens habiles, de connivence avec une technocratie européenne maîtrisant un appareillage juridique des plus opaques pour le citoyen ordinaire. Cela leur donnerait alors le sentiment que leurs revendications sont superbement méprisées par ladite technocratie, et viendrait alimenter le ressentiment anti-européen déjà évoqué plus haut.
[1] Comprehensive Economic and Trade Agreement, soit « Accord Economique et Commercial Global. »
[2] Investment Court System.
[3] Cet aval sous-entend l’accord des parlements des trois Régions et de deux Communautés, la Communauté germanophone et la Fédération Wallonie-Bruxelles.
[4] Au niveau de la Belgique, cette interrogation a surtout été le fait des partis flamands, alors même que le mode de décision existant est largement le fruit de leurs efforts passés (ainsi que nous l’avons souligné dans le paragraphe précédent). Bien entendu, les opposants au CETA se sont félicités, quant à eux, lorsque le processus mettait en suspens la ratification du traité.
[5] Voir par exemple l’article de la Libre Belgique intitulé « Les wallons ont-ils été grugés sur le CETA et par qui ? », en date du 30 novembre 2016 : http://www.lalibre.be/archive/les-wallons-ont-ils-ete-gruges-sur-le-ceta-et-par-qui-583f2cd1cd7003fc4010d7fa.
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