Elargissement de l’UE et CEFTA : recomposition d’une zone de libre échange dans les Balkans

Alexandre Sokic, Pôle Leonard de Vinci, Paris École supérieure du commerce extérieur

Les deux derniers élargissements de l’UE ont fait évoluer la zone de libre échange CEFTA en une zone de libre échange balkanique liant les anciennes républiques de l’ex-Yougoslavie (Slovénie exceptée) à l’Albanie et la Moldavie. Le nouvel accord CEFTA signé à Bucarest en décembre 2006 remplace ainsi un réseau de 32 accords bilatéraux de libre échange développé entre les entités de cette zone depuis 1999. L’article propose de retracer l’évolution de l’accord CEFTA vers sa reconfiguration aux Balkans dans un contexte où l’UE montre aujourd’hui des signes d’hésitation dans son processus d’élargissement.

Mots-clefs : CEFTA - Central European Free Trade Agreement, élargissement de l’UE, les Balkans, relations économiques entre l’UE et le reste du monde, zone de libre-échange.

Citer cet article

Alexandre Sokic « Elargissement de l’UE et CEFTA : recomposition d’une zone de libre échange dans les Balkans », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 17, 21 - 24, Hiver 2007.

Télécharger la citation

Entre 2004 et 2007 dix pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) issus du bloc socialiste achèvent un processus de réintégration majeur en rejoignant l’Union Européenne [1](UE) aboutissant à un niveau d’intégration économique jamais atteint au sein du Conseil d’Assistance Économique et Mutuelle [2] (CAEM). Ce processus d’intégration à l’UE, affirmé comme une priorité par ces pays dès le début des années 90, a été progressif et a débuté avec la signature d’Accords d’Association (les Accords de l’Europe). Il s’est réalisé parallèlement à des processus d’intégrations régionales fondés sur la signature d’accords multilatéraux de libre échange très fortement soutenus par l’UE : les zones de libre échanges BFTA (Baltic Free Trade Agreement) et CEFTA (Central European Free Trade Agreement).

En revanche, les pays des Balkans, ou pays de l’Europe du Sud Est (ESE) [3], c’est-à-dire les pays issus de l’éclatement de la fédération yougoslave et l’Albanie, restent pendant une longue période à l’écart des processus d’intégrations européenne et régionale en œuvre dans l’est de l’Europe [4]. En effet, la plupart de ces pays connaissent pendant la décennie 90 des conflits armés tragiques qui entraînent sanctions internationales et régressions économiques marquées. Avec la fin des derniers conflits armés dans les Balkans à la fin des années 90 la communauté internationale s’efforce de favoriser une intégration commerciale de la région. Ces efforts, menés sous l’égide du Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud Est (PSESE) [5], permettent la création et le développement d’un réseau d’accords bilatéraux de libre échange dans la région : 32 accords seront opérationnels en 2006. Les cinquième et sixième élargissements de l’UE provoquent la disparition de la zone BFTA et le redimensionnement de la zone CEFTA [6]. Ce dernier est l’occasion de fournir un cadre multilatéral aux 32 accords bilatéraux en vigueur dans les Balkans avec l’extension de la zone CEFTA aux pays de la région de l’ESE restés hors UE.

Cette étape est franchie le 19 décembre 2006 à Bucarest avec l’extension de la zone CEFTA à l’Albanie, la Bosnie Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, le territoire du Kosovo sous administration des Nations Unies, et la Moldavie à compter du 1er mai 2007. Fin septembre 2007, tous les pays signataires de ce nouvel Accord avaient procédé à sa ratification. L’article retrace l’évolution et le redimensionnement de l’accord CEFTA qui s’inscrit entre les problématiques d’intégration régionale et européenne.

De la désintégration du CAEM à la réintégration dans le cadre de CEFTA

L’intégration commerciale dans le cadre du CAEM était relativement inefficace : la part des échanges intra-CAEM dans le total des échanges était en déclin pendant presque toute la durée du CAEM. La constitution de la zone CEFTA devait être, d’un point de vue technique, un exercice de réintégration. Toutefois, après l’effondrement du socialisme les projets de réintégration régionale dans cette région d’Europe se trouvaient confrontés à une opposition très marquée de la part des pays concernés. Cette opposition s’expliquait par une aversion générale de la part de ces pays envers toute nouvelle forme de coopération multilatérale avec les anciens alliés socialistes : le ‘syndrome CAEM’ (voir Dangerfield, 2004). Toute avancée vers une forme de coopération multilatérale entre les PECO ne pouvait trouver son origine qu’à l’extérieur de la région.

Bien que les Accords d’Association signés avec l’UE ne prévoyaient pas de coopération régionale, l’UE réussit à convaincre ces pays que des efforts en direction d’une réintégration régionale étaient de nature à favoriser le processus de rapprochement avec l’UE. Les pays du groupe de Visegrad, Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie, furent ainsi incités à coopérer dans un cadre multilatéral. Le libre échange fut choisi comme principe de réintégration et conduisit aux négociations pour l’établissement de la zone CEFTA. Ces négociations se déroulèrent dans un contexte relativement difficile caractérisé par la grave récession économique de ces économies en transition, des crises politiques en Pologne (changements de gouvernement fréquents) et Tchécoslovaquie (discussions sur la séparation de l’État commun), ainsi que des tensions entre la Slovaquie et la Hongrie. Dans ces conditions il était difficile de fonder une réintégration de la région au-delà du principe du libre échange. La signature du traité de Cracovie en décembre 1992 établissant la zone de libre échange CEFTA pouvait donc être considérée comme un véritable succès.

Le traité établissant la zone de libre échange CEFTA fut signé en décembre 1992 à Cracovie entre la Pologne, la république Tchèque, la Slovaquie [7], et la Hongrie. Sa mise en œuvre débuta le 1er mars 1993. Il prévoyait l’établissement d’une zone de libre échange pour les produits industriels à l’horizon de 2001, une libéralisation partielle du commerce des produits agricoles et la suppression de certaines barrières non tarifaires. La conception de ce traité fut réalisée sur le modèle des chapitres commerciaux des Accords d’Association avec l’UE tant sur le contenu des dispositions que sur le calendrier de transition vers le libre échange.

Dès 1995 les pays membres de la zone CEFTA réalisèrent les aspects positifs de ce projet. L’intégration régionale ne constituait en aucun cas un frein à leurs processus d’intégration européenne respectifs et les avantages économiques étaient de plus en plus évidents. En effet, les échanges intra-zone connurent une très forte augmentation. Entre 1993 et 1996, les exportations tchèques vers les pays de la zone CEFTA augmentèrent de près de 175%, tandis que celles de la Hongrie, de la Pologne et de la Slovaquie augmentèrent de 151%, 117% et 126% respectivement (voir Dangerfield, 2006). L’enthousiasme suscité par le succès du développement des échanges intra-zone entraîna la signature d’une succession d’amendements au traité initial. Ces derniers visaient à réduire la période de transition vers le libre échange pour les produits industriels de huit à quatre ans, à accroître l’étendue de la libéralisation des échanges agricoles et à permettre l’élargissement de la zone à d’autres PECO.

Élargissements initiaux et premières sorties de la zone CEFTA

Les succès initiaux de cette intégration régionale élevèrent son attractivité pour les autres pays post-socialistes des PECO. Le traité de Cracovie ne prévoyait pas de clauses d’élargissement car les quatre pays fondateurs n’avaient pas envisagé d’étendre la zone CEFTA, mais la question de l’élargissement se posa assez rapidement. En juillet 1995, la Slovénie ayant signé des accords de libre échange avec chacun des quatre pays fondateurs, son adhésion à la zone CEFTA était de facto opérationnelle. En 1995 le traité de Cracovie fut amendé pour permettre l’accession de nouveaux membres. L’article 39a établit alors que la zone CEFTA était ouverte à tout État européen qui (i) était membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), (ii) avait des accords de libre échange avec l’UE, (iii) avait signé des accords de libre échange avec tous les membres de la zone CEFTA, et (iv) dont la candidature était unanimement approuvée par les membres. Dans ces conditions, l’élargissement de la zone CEFTA vers les pays de l’ESE s’opère progressivement sur plus d’une dizaine d’années : la Slovénie rejoint la zone en 1995, la Roumanie en 1997, la Bulgarie en 1999, la Croatie en 2003 et l’ex-république yougoslave de Macédoine (ERYM) en 2006.

Parallèlement à cette phase d’élargissement de la zone CEFTA, se préparait également le processus d’intégration à l’UE pour la plupart des pays membres de la zone. Dès 2003 le traité de Cracovie est amendé pour prévoir la sortie automatique des pays membres rejoignant l’UE. En conséquence, le cinquième élargissement de l’UE de mai 2004 devait réduire la zone CEFTA à la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie, et le sixième élargissement de l’UE en janvier 2007 la ramenait à la Croatie et l’ERYM. 

Extension de la zone CEFTA aux Balkans

Le cinquième élargissement de l’UE fit évoluer la zone CEFTA en une entité sud-est européenne. À partir de la fin 2004 le PSESE forme le projet d’établir dans cette région de l’Europe un cadre multilatéral de libre échange. Deux options font alors l’objet de discussions. La première option consistait en l’extension de la zone CEFTA aux autres pays restants de l’ESE. La deuxième option envisageait de faire évoluer le réseau des 32 accords bilatéraux de libre échange entre les pays de la région en un nouvel accord multilatéral - la zone SEEFTA (South East European Free Trade Area). La deuxième option fut confrontée à une ferme opposition politique, notamment de la part de la Croatie qui redoutait une intégration régionale ‘balkanique’ [8]. La première option, quant à elle, se heurtait aux conditions d’entrée strictes qui prévalaient dans l’accord CEFTA.

Une percée politique était nécessaire et eut lieu en 2005 et 2006. En juin 2005 à Sofia les pays de l’ESE s’engagèrent à former un cadre multilatéral de libre échange basé sur l’accord CEFTA. En novembre 2005, lors d’un sommet CEFTA, la décision fut prise d’assouplir les conditions d’entrée dans la zone de la manière suivante : le pays candidat devrait (i) avoir signé des accords de libre échange avec tous les membres ; (ii) avoir signé un ASA avec l’UE ou être en négociations pour signer un ASA ; (iii) être membre de l’OMC ou s’engager à respecter les règles de l’OMC.

Avec ces conditions d’entrée assouplies il était désormais possible au restant des pays de l’ESE de rejoindre la zone CEFTA. Finalement, le 19 décembre 2006 à Bucarest le nouvel accord CEFTA était signé et permettait à la zone CEFTA de s’étendre à l’Albanie, la Bosnie Herzégovine, le Monténégro (indépendant depuis juin 2006), la Serbie, le territoire du Kosovo administré par les Nations Unies [9], et la Moldavie. La nouvelle zone CEFTA réunit donc à partir de 2007 l’ensemble des anciennes républiques de l’ex-Yougoslavie (Slovénie exceptée), l’Albanie et la Moldavie.

La nouvelle configuration de la zone CEFTA aux Balkans devrait favoriser l’intégration européenne des membres comme l’a montré l’expérience des pays fondateurs et des premiers accédants. Dans un premier temps, en tout cas, l’intégration commerciale de facto avec l’UE devrait se poursuivre avant d’aboutir à une intégration de jure. Les perspectives d’intégration européenne de jure, qui avaient été le moteur de la construction initiale de la zone CEFTA et son attractivité parmi les autres PECO, semblent aujourd’hui beaucoup plus longues qu’elles ne l’avaient été pour les premiers membres de la zone CEFTA. La pause déclarée par la Commission Européenne et les différents doutes exprimés par certains États membres au sujet du processus d’élargissement ont suscité quelques inquiétudes parmi les pays des Balkans quant à leurs perspectives d’intégration à l’UE. Ces pays pourraient alors considérer la reconfiguration de la zone CEFTA comme un substitut plutôt qu’un activateur de l’intégration européenne.

Éléments de bibliographie

Dangerfield M. (2004), « CEFTA : between the CMEA and the European Union », European Integration, vol. 26, n°3, pp. 309-338.

Dangerfield M. (2006), « Subregional integration and EU enlargement : where next for CEFTA ? », Journal of Comparative Business Studies, vol. 44, n°2, pp. 305- 324.

Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud Est (2006), Stability Pact Newsletter, n°25, disponible sur www.stabilitypact.org.


[1La Pologne, la république Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie et les trois pays baltes Estonie, Lituanie et Lettonie rejoignent l’UE en mai 2004. La Roumanie et la Bulgarie rejoignent l’UE en janvier 2007.

[2La Slovénie, ancienne république de la fédération yougoslave, n’était pas membre du CAEM.

[3La Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie exceptés.

[4La Croatie et l’ex-république yougoslave de Macédoine (ERYM) signent leurs premiers Accords de Stabilisation et d’Association (ASA) avec l’UE en 2001.

[5Le PSESE a été adopté à Cologne le 10 juin 1999 sur l’initiative de l’UE et avec le soutien de plus de quarante pays et organisations internationales. Il vise à coordonner les initiatives régionales et internationales en faveur de cette région dans trois domaines : démocratisation et droits de l’Homme ; reconstruction économique, développement et coopération régionale ; et sécurité. Les initiatives d’accords régionaux de libre échange sont coordonnées sous les auspices du Groupe de Travail sur le Commerce du Pacte de Stabilité.

[6Avec l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie au 1 er janvier 2007 la zone CEFTA se trouvait réduite à la Croatie et à l’ERYM à compter de cette même date.

[7À la date de signature du traité la république Tchèque et la Slovaquie étaient encore réunis au sein de la Tchécoslovaquie.

[8De façon similaire au ‘syndrome CAEM’ on pourrait parler de ‘syndrome yougoslave’ dans le cas de la Croatie face à la perspective d’intégration balkanique. Erhard Busek, coordinateur spécial pour le PSESE, se sentit obligé de spécifier que « personne à Bruxelles ne planifie secrètement de recréer la Yougoslavie » (Stability Pact Newsletter, 2006).

[9Le territoire du Kosovo est administré par la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK) dans le cadre de la résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations Unies depuis juin 1999.

Droits et Permissions

Accès libre (open access) : Cet article est distribué selon les termes de la licence internationale Creative Commons Attribution 4.0.

Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

D'autres articles qui pourraient vous intéresser


Partager