Euro fort, dollar faible, faux problème

Gilbert Koenig, Université de Strasbourg (BETA)

L’évolution des valeurs internationales de l’euro et du dollar qui suscite des craintes dans certains milieux économiques et dans l’opinion publique ne semble pas constituer un danger important pour les responsables américains et européens de la politique de change. En effet, les pouvoirs publics américains s’efforcent prioritairement d’éviter un effondrement de leur système financier et une récession économique sans trop se préoccuper de la valeur internationale du dollar dans l’immédiat, mais en espérant qu’à terme le redressement de l’économie aboutira à celui du dollar. Par contre, la BCE s’accommode d’un euro fort pour combattre l’inflation sans trop se préoccuper de ses incidences sur l’activité économique dans l’immédiat, mais en espérant que son action redressera l’économie à terme. Ces deux attitudes reflètent des conceptions différentes d’une monnaie forte ou faible.

Mots-clefs : euro fort, Politique de change, politique du taux d’intérêt, régime de change flexible, taux de change, taux de change euro/dollar.

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Gilbert Koenig « Euro fort, dollar faible, faux problème », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 18, 4 - 8, Eté 2008.

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Au cours de ces derniers mois, des débats nombreux se sont développés sur les valeurs externes des deux devises mondiales les plus importantes, l’euro et le dollar. Mais curieusement les institutions habilitées aux États-Unis et en Europe à exprimer leurs avis sur ces valeurs sont restées très discrètes à ce sujet. On peut donc supposer que l’évolution des valeurs internationales de ces deux monnaies n’a pas d’incidences importantes sur les économies des États-Unis et de la zone euro. Ce n’est que récemment que Henry Polson, secrétaire du Trésor américain a déclaré qu’un dollar fort est dans l’intérêt de l’économie américaine. Son intervention faisait suite à une déclaration du président des États-Unis exprimant son inquiétude sur l’évolution de la valeur internationale du dollar. Par contre, les autorités européennes ne se prononcent pas explicitement en faveur d’un euro fort ou faible. En effet, le Conseil des ministres des finances de l’Union européenne qui est habilité à spécifier les principes de la politique des changes de l’Europe se contente d’exprimer, dans le communiqué final de la réunion de mars 2008, les préoccupations de ses membres concernant « les mouvements excessifs des taux de change », car « une volatilité excessive et des mouvements désordonnés des taux de change ne sont pas souhaitables pour la croissance économique ». Ce communiqué est repris intégralement, une semaine plus tard, dans les conclusions de la réunion du Conseil Européen. Si l’on rapproche la déclaration de Henry Polson en faveur d’un dollar fort et l’acceptation implicite d’un euro fort par les autorités monétaires européennes, on pourrait s’attendre à des politiques convergentes de la BCE et de la Fed. Or ces politiques semblent plutôt divergentes probablement parce que les responsables monétaires n’ont pas la même conception d’une monnaie forte ou faible et que, de ce fait, ils n’accordent pas la même priorité à la défense de la valeur internationale de leurs monnaies.

1. Les concepts d’euro fort et de dollar faible

Les concepts de monnaie forte ou faible peuvent avoir plusieurs significations [1]. On en retiendra deux qui semblent être implicitement retenues dans les débats.

Selon une première définition, une monnaie forte ou faible est une monnaie qui s’apprécie ou se déprécie régulièrement par rapport aux principales autres monnaies. Dans cette optique, l’euro et le dollar peuvent être considérés respectivement comme une monnaie forte et une monnaie faible. En effet, le taux de change effectif de l’euro qui est une moyenne pondérée des taux de changes bilatéraux de cette monnaie par rapport aux devises des principaux partenaires commerciaux de la zone euro a augmenté d’environ 30 % de 2001 à 2007. Par contre le taux de change effectif du dollar a baissé. L’appréciation de l’euro et la dépréciation du dollar sont plus prononcées si l’on considère l’évolution suivante des taux de change nominaux bilatéraux entre l’euro
et le dollar :

Cours bilatéraux euro/dollar
Année Cours
2001 0,89
2002 0,94
2003 1,13
2004 1,24
2005 1,24
2006 1,25
2007 1,37
Avril 2008 1,60

La phase de hausse des cours bilatéraux euro/dollar qui s’est traduite par une appréciation de 80 % de l’euro par rapport au dollar de 2001 à 2008 a suivi une période de dépréciation de l’euro qui a perdu 20 % de sa valeur par rapport au dollar de 1999 à 2000. Du fait de l’ampleur et de la durée très différente du cours de l’euro dans ces deux phases, on ne peut pas considérer ces deux mouvements comme une traduction des fluctuations de cours qui se produisent normalement dans un régime de changes flexibles. On est plutôt incité à penser que l’évolution des cours bilatéraux euro/dollar de 2001 à 2008 a conduit à un euro trop fort et à un dollar trop faible. Mais dans ce cas, il convient de spécifier le cours par rapport auquel il y a excès ou insuffisance. Or les modèles théoriques ne sont pas suffisamment élaborés pour définir un tel cours. Selon différentes estimations, ce cours devrait se fixer à long terme entre 1,1 et 1,4 dollar pour un euro.

Selon une seconde définition, une monnaie forte est une monnaie qui permet d’assurer de bonnes performances dans son pays d’émission et qui est crédible sur le plan international. Les performances internes du dollar et de l’euro peuvent être mesurées par l’évolution du taux d’inflation dont dépend la stabilité interne de la monnaie, par celles du taux de croissance économique et du taux de chômage.

Les performances économiques des États-Unis et de la zone euro
Années Taux d’inflation Taux de croissance Taux de chômage
États-Unis Zone euro États-Unis Zone euro États-Unis Zone euro
2001 2,8 4,5 0,8 1,6 4,8 8,0
2002 1,6 3,1 1,9 0,9 5,8 8,4
2003 2,3 2,1 2,5 0,8 6,0 8,6
2004 2,7 2,1 3,6 1,9 5,5 8,8
2005 3,4 2,2 3,1 1,8 5,1 8,8
2006 3,2 2,2 2,9 2,6 4,6 8,2
2007 2,9 2,1 2,2 2,2 4,6 7,4

Sources : Bulletin mensuel de la BCE, décembre 2007 et mars 2008.

Selon ces données, la croissance américaine est assez satisfaisante jusqu’en 2007 par rapport à celles de la plupart des pays industrialisés, notamment par rapport à celles de l’Europe. Le taux d’inflation américain subit des fluctuations plus importantes qu’en Europe, mais ses valeurs restent faibles, notamment si l’on considère que l’inflation n’est pas l’objectif prioritaire des autorités américaines. Dans le système monétaire international, le dollar occupe une place plus importante dans les principales fonctions d’une monnaie internationale que l’euro et le yen.

Compte tenu de ces caractéristiques, le dollar peut être considéré comme une monnaie plus forte que l’euro si l’on retient la seconde définition donnée ci-dessus d’une monnaie forte. En effet le taux de croissance européen est plus faible que celui de la plupart des grands pays industrialisés et son taux de chômage est égal ou supérieur à 8 % de 2001 à 2006. Par contre, l’euro est une monnaie très stable depuis 2003, dans la mesure où le taux d’inflation fluctue peu et reste proche de l’objectif fixé par la BCE. Il convient cependant de noter que les citoyens perçoivent, depuis quelques années, une inflation plus importante que celle mesurée par l’indice des prix à la consommation harmonisé et qu’une partie d’entre eux rend l’euro responsable de ce phénomène [2].

Sur le plan international, l’euro s’est progressivement imposé comme une monnaie susceptible de concurrencer le dollar et le yen. Elle a acquis notamment une crédibilité internationale en tant que moyen de paiement, d’instrument de réserves et de monnaie d’émission de créances internationales [3].

Le ralentissement de la croissance et la hausse de l’inflation qui se manifestent en 2008 aux États-Unis et dans la zone euro affaiblissent leurs monnaies en réduisant leurs performances internes. Les pouvoirs publics américains tentent de corriger cette évolution par des mesures visant à améliorer la croissance et à réduire le chômage sans trop se préoccuper de la valeur internationale du dollar. Par contre, la BCE réagit en défendant la valeur internationale de l’euro afin de lutter contre la montée de l’inflation sans tenir compte des effets de sa politique sur la croissance et le chômage, au moins à court terme.

2. Le benign neglect des autorités monétaires américaines

La valeur internationale du dollar ne constitue généralement pas une préoccupation essentielle des autorités monétaires américaines. Cette attitude a d’ailleurs été illustrée en 1971 par le secrétaire du Trésor américain, John Connoly, qui s’adressant aux partenaires des États-Unis a affirmé que « le dollar est notre monnaie, mais votre problème ».

Cette position qui se traduit dans la pratique monétaire américaine par une douce négligence (benign neglect) envers la valeur internationale du dollar est appelée à se poursuivre. En effet, à l’heure actuelle, la banque centrale américaine s’efforce prioritairement d’éviter un effondrement du système financier des États-Unis et une récession économique en injectant des milliards de dollars dans les circuits bancaires et en réduisant ses taux d’intérêt d’une façon importante.

Une telle politique semble être en contradiction avec les voeux formulés par l’actuel secrétaire américain du Trésor en faveur d’un dollar fort puisqu’en l’absence d’une coordination monétaire internationale la baisse des taux d’intérêt américains réoriente les capitaux vers d’autres devises, ce qui accélère la dépréciation du dollar. Cette contradiction est cependant moins évidente si l’on admet que les autorités américaines retiennent la seconde définition d’une monnaie forte. En effet, l’activisme monétaire américain permet, en cas de réussite, de rétablir les conditions internes pouvant assurer à terme un redressement de la valeur du dollar et de renforcer ainsi la crédibilité internationale de la monnaie américaine. Un dollar fort doit donc être le reflet d’une économie forte et non la conséquence d’interventions publiques sur le marché des changes. D’ailleurs en s’exprimant en faveur d’un dollar fort, Henry Polson semble plutôt faire appel à la Chine pour qu’elle laisse le marché fixer la valeur du yuan que souhaiter une intervention sur le marché des changes.

Dans cette optique, la dépréciation du dollar qu’induit dans le court terme cette politique ne semble pas préoccuper fortement les responsables américains. D’ailleurs, sur le plan interne, elle ne paraît pas exercer un effet important sur le taux d’inflation américain dans la mesure où les importations ne représentent que 15 % du PIB américain. Au niveau international, la Chine qui possède 1300 milliards de dollars de réserves et les fonds souverains continuent à acquérir des dollars, ce qui freine la dépréciation de cette monnaie.

La dépréciation du dollar peut même avoir des effets bénéfiques dans l’immédiat en réduisant le déficit commercial, ce qui diminue la pression sur le dollar, et en stimulant les exportations, ce qui favorise la croissance économique. En fait, l’incidence de la dépréciation actuelle du dollar sur le solde de la balance commerciale n’est pas assurée. En effet, il n’est pas certain que les exportations soient très sensibles aux baisses des prix. De plus, les exportateurs étrangers vers les États-Unis ne répercutent souvent pas l’appréciation de leurs monnaies sur les prix pour conserver leurs parts de marchés. De toutes façons, la dépréciation actuelle du dollar a peu de chance de résoudre le problème du déficit commercial américain (environ 5 % du PIB) qui tient en grande partie à la faible épargne interne. De ce fait, les États-Unis devront continuer à trouver tous les mois environ 60 milliards de dollars de capitaux pour équilibrer leur balance des paiements. La permanence de ce besoin nécessitera une hausse du taux d’intérêt américain, ce qui va à l’encontre de la politique monétaire actuelle.

3. La défense implicite d’un euro fort

À la différence des États-Unis, les autorités monétaires européennes semblent privilégier la première définition ci-dessus d’une monnaie forte ou faible. Dans cette optique, elles adoptent une position différente en cas d’appréciation et de dépréciation de l’euro. C’est ainsi qu’au cours de la période 1999-2001 caractérisée par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar de 20 %, la BCE a augmenté son taux d’intérêt directeur de 72 %. Par contre, depuis 2003, le taux d’intérêt européen a doublé pour se stabiliser à 4 % depuis 2007, alors que l’euro s’est apprécié par rapport au dollar d’environ 40 % au cours de cette période. En janvier 2008, le président de la BCE a même menacé d’accroître le taux d’intérêt dans le cas où les salaires européens augmenteraient. Ces mesures qui favorisent l’appréciation de l’euro semble être en contradiction avec les déclarations de Jean-Claude Trichet en faveur d’un dollar fort, puisqu’elles augmentent l’attrait des capitaux pour l’Europe au détriment des États-Unis.

La BCE justifie sa position au nom de la lutte contre l’inflation qui constitue son objectif privilégié. Elle considère que l’appréciation de l’euro par rapport au dollar constitue un rempart contre l’inflation importée sans menacer excessivement la compétitivité européenne.

En effet, la faiblesse du dollar permet de protéger l’Europe contre la hausse du prix des importations de pétrole et de matières premières exprimées en dollars. Mais ces prix n’augmenteraient probablement pas autant si le dollar ne se dépréciait pas d’une façon aussi importante. En effet, comme les pays pétroliers vendent leurs produits en dollars ils subissent une baisse de leur rente du fait de la dépréciation de cette monnaie, ce qui les incitent à accroître leurs prix. De plus, le pétrole et certaines matières premières sont devenus des valeurs refuges pour les opérateurs de marché qui abandonnent les actifs financiers libellés en dollars.

Quant à l’incidence de l’euro fort sur la compétitivité européenne, elle paraît effectivement assez faible en moyenne si l’on considère que la part des exportations hors zone euro n’est pas très importante et que l’euro s’est moins apprécié par rapport aux devises des principaux partenaires commerciaux de la zone (28 % de 2001 à 2007) que par rapport au dollar. D’ailleurs, d’après les derniers chiffres provisoires fournis par la BCE, la balance courante de la zone euro est excédentaire de 17,8 milliards d’euros sur une période cumulée de 12 mois. On a même soutenu que l’euro fort pouvait inciter les pays de la zone à améliorer leur compétitivité internationale en prenant comme exemple l’Allemagne qui a réussi à développer ses exportations au cours de ces dernières années.

En fait, le succès allemand est dû en partie à une supériorité industrielle qui a favorisé une bonne implantation sur les marchés internationaux bien avant l’appréciation de l’euro. Il résulte également de la stratégie adoptée dans certains secteurs par des entreprises allemandes qui ont pratiqué une politique de délocalisation dans des pays de l’Europe de l’Est à bas niveaux de salaires et qui ont importés de ces pays les produits finis et semi-finis vendus hors de l’Europe. Il n’est pas certain que de telles pratiques qui génèrent du chômage dans les pays qui les pratiquent soient généralisables.

Comme la sensibilité des exportations par rapport aux variations de la valeur internationale de l’euro est assez différente entre les pays de la zone euro, certains d’entre eux souffrent plus que d’autres de la baisse de compétitivité induite par l’appréciation de l’euro. De ce fait, le maintien d’une politique d’euro fort risque de mettre en cause la cohésion européenne. L’absence de référence à l’euro fort dans les conclusions de la dernière réunion des ministres des finances européens semble traduire les difficultés d’obtenir une position commune en matière de changes.

Conclusion

Les orientations actuelles des politiques macroéconomiques aux États-Unis et dans la zone euro ne permettent pas de prévoir dans les prochains mois un changement dans l’évolution relative des valeurs internationales du dollar et de l’euro, même lorsque l’euro s’échange contre 1,6 dollar, ce qui constituait, dans un passé récent, un seuil d’intervention sur le marché des changes.

Pour les États-Unis, il s’agit de résoudre prioritairement la crise financière et d’éviter une récession économique. Pour cela, les autorités publiques mettent en œuvre une politique budgétaire et une politique monétaire très énergiques. Dans leur optique, le redressement du dollar sur le marché des changes constitue un sous- produit de leurs actions.

Dans la zone euro, la seule politique macroéconomique européenne est celle menée par la BCE. Pour celle-ci, c’est la valeur de l’euro qui est importante dans la mesure où l’euro fort permet d’assurer une stabilité des prix et d’évincer éventuellement le dollar dans ses fonctions de monnaie internationale. Dans cette optique, la BCE est incitée à maintenir ses taux d’intérêt et éventuellement à les augmenter, au moins tant que le taux d’inflation européen reste nettement supérieur à 2 %.

Cette inertie semble dangereuse dans le contexte actuel. En effet, le ralentissement économique américain engendré par la crise financière risque de se propager dans les pays européens. De plus, cette crise financière que l’on croyait initialement limitée aux États-Unis s’étend à l’Europe, comme le montrent les milliards de pertes annoncés par la Deutsche Bank, la Bayerische LB et la banque suisse UBS. La restriction de crédit qui peut en résulter risque d’accentuer la répercussion du ralentissement de l’économie américaine sur l’Europe. Enfin, certaines autorités budgétaires nationales sont incitées à prendre des mesures restrictives pour respecter les dispositions du pacte de stabilité. C’est ainsi que les pouvoirs publics français ont décidé, en avril 2008, de mettre sur pied un plan de rigueur au moment où les instances internationales prévoient un ralentissement important de la croissance européenne. La politique de l’euro fort que mène actuellement la BCE ressemble à la politique du franc fort des années 90 qui a permis de réduire d’une façon très importante le taux d’inflation français mais au prix d’un chômage supérieur à 10 % pendant 8 ans.


[1M. Dai considère que l’on peut attribuer quatre sens au concept de monnaie forte. Voir M. Dai (2002), L’euro fort et l’identité européenne, dans G. Koenig (ed), L’euro, vecteur d’identité européenne, Presse Universitaire de Strasbourg, p. 119-121.

[2Voir G. Koenig, « La perception de l’euro par les ménages européens en 2005 », Bulletin de l’OPEE, n °14, p.3-8.

[3Voir l’analyse de l’évolution du rôle internationale de l’euro et du dollar dans G. Koenig (2007), « L’euro huit ans après », Bulletin de l’OPEE, n°16, p.3-9.

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