L’intégration commerciale européenne et la souveraineté nationale : de la concurrence sur les produits à la concurrence sur les réglementations et les modèles sociaux

Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),

L’approfondissement de l’intégration commerciale en Europe, qu’il s’agisse d’une fin en soi ou du substitut à une intégration politique plus poussée, met en compétition de plus en plus directe les espaces socio-économiques, dans une UE à 25. La méthode actuelle d’intégration exprime en même temps l’abandon d’une démarche plus politique du type harmonisation et met de plus en plus en cause la souveraineté, comme les modèles nationaux. Le cas de la directive services illustre cette situation et les problèmes qu’elle pose.

Mots-clefs : conception européenne de la concurrence, Directive services (directive Bolkestein), modèle économique et social européen, politique de concurrence, relations économiques entre l’UE et le reste du monde, souveraineté nationale et supranationalité.

Citer cet article

Damien Broussolle « L’intégration commerciale européenne et la souveraineté nationale : de la concurrence sur les produits à la concurrence sur les réglementations et les modèles sociaux  », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 15, 15 - 22, Hiver 2006.

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L’ambition communautaire était de constituer une entité politique commune ou du moins s’appuyant sur des politiques communes. On sait que le refus parlementaire de la Communauté Européenne de Défense (CED) conduisit à s’orienter vers l’intégration économique, soit comme seul domaine d’intégration possible, soit comme instrument pour atteindre une intégration politique. Ainsi dès l’origine, l’idée européenne a été confrontée à la souveraineté nationale. Bien que cela puisse être déploré car conduisant à ralentir le processus d’intégration, la souveraineté nationale reste malgré tout, au-delà des nationalismes étriqués, la principale manière d’exprimer la démocratie.

Cet article souhaite rendre compte d’un processus de dessaisissement progressif du politique dans la démarche d’intégration commerciale qui met de plus en plus les réglementations en concurrence. La directive services sera examinée comme l’aboutissement actuel d’un tel mouvement.

Harmonisation et reconnaissance mutuelle

Une fois l’union douanière atteinte, pendant longtemps l’intégration commerciale a reposé sur des procédures d’harmonisation (art. 100 et 117 du traité de Rome). Comme elles supposent un accord collectif des différents pays concernés, elles sont respectueuses de la souveraineté nationale. Le processus d’harmonisation est toutefois lent et malaisé car, ce que l’on appelle dans le discours européen, les « égoïsmes nationaux » rendent les accords difficiles. Il faut pourtant reconnaître qu’au-delà de purs égoïsmes nationaux, il y a surtout des enjeux économiques bien palpables et que le choix d’une norme plutôt qu’une autre n’est pas qu’un choix technique.

Cela dit, la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) a donné avec son arrêt Cassis de Dijon (février 1979) le coup d’envoi d’une nouvelle démarche qui combine la reconnaissance mutuelle avec un processus d’harmonisation.

Du côté de l’harmonisation subsistent des comités de normalisation qui s’intéressent surtout aux nouveaux produits (produits électrotechniques et télécommunications). Il est en effet plus facile de s’accorder sur l’avenir plutôt que de réformer le passé. Les décisions y sont prises à la majorité qualifiée. Parallèlement pour environ un tiers des produits la nouvelle démarche consiste à fixer des exigences minimales, environnementales, de sécurité et de santé. A charge pour les entreprises de les respecter selon la méthode qui leur convient.

En complément, pour le reste des produits, le principe de reconnaissance mutuelle conduit à accepter dans chaque Etat membre les produits qui sont légalement fabriqués dans les autres.

On peut concevoir la nouvelle démarche comme un moyen de contourner la souveraineté nationale sans l’évacuer totalement. Chaque pays reste libre de fixer ses propres normes mais doit accepter celles des autres. La nouvelle démarche peut aussi être conçue comme un moyen de forcer une uniformisation des normes par la concurrence, à l’opposé d’une démarche d’harmonisation préalable. Les plus optimistes peuvent espérer que la compétition entre normes conduira à ce que les plus « efficaces » subsistent, à la manière de la compétition darwinienne. C’est-à-dire en fonction de la capacité d’adaptation à l’environnement. Dans le cas du marché, on peut considérer que les normes les plus « efficaces » sont les moins coûteuses, c’est-à-dire les moins contraignantes. Le principe de reconnaissance mutuel est donc porteur d’une spirale potentielle vers le bas (Faugère 2002). La reconnaissance mutuelle reste toutefois encadrée. Dans plusieurs domaines, par exemple celui des qualifications, elle n’est pas acquise automatiquement (Nielson 2003). Ensuite les exigences minimales ont précisément pour fonction d’éviter que cette spirale ne se déclenche, au détriment des consommateurs. Enfin, le droit du consommateur et la justice sont d’autres limitations à ce processus de moins disant normatif. Le droit local continue à s’appliquer et la santé, comme la sécurité, restent des motifs opposables aux producteurs.

Si la spirale défavorable à la qualité des produits et aux consommateurs ne s’est pas enclenchée, le principe de reconnaissance mutuel consacre cependant un premier abandon de la méthode communautaire traditionnelle de type politique (Yvars 1997 p. 102). Il inaugure en effet une démarche consistant à miser sur la concurrence pour obtenir l’uniformisation des procédures. Ce faisant, au nom de l’efficacité, la mise en concurrence des espaces socio-économiques est accrue. En effet, il est bien évident que derrière les normes techniques ce sont aussi des modèles socio-économiques qui sont en jeux. A titre d’illustration, si la Grande Bretagne avait cherché à bloquer l’importation de lait UHT, ou encore si la RFA avait tenté de bloquer l’importation de bière ou d’eau en bouteille plastique, c’est que dans chaque cas, il y avait une remise en cause du mode de vie et d’organisation traditionnels de ces sociétés. En Grande Bretagne la distribution traditionnelle du lait à domicile était menacée, alors qu’en RFA c’était l’organisation dispersée de la production et la distribution à domicile de boissons qui se trouvaient sur la sellette.

Le basculement des années 80

La démarche précédente représentait un équilibre qui réussissait à faire cohabiter une démarche politique maîtrisée (harmonisation, exigences minimales) avec une démarche non contrôlée à l’issue indéterminée (accroissement de la concurrence). Bien que destinée aux biens comme aux services, dans les faits, elle s’est appliquée surtout aux marchandises. Il faut dire que les services suivent rarement le mode traditionnel d’exportation transfrontière. Avec le marché, puis la monnaie unique, cet équilibre se trouve progressivement rompu.

Le basculement est notamment inscrit dans le traité de Maastricht avec l’ajout d’un article qui modifie l’orientation du traité de Rome. Ce nouvel article (n°4) prévoit que l’action des États membres est conduite « conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». La concurrence n’est plus un outil, mais un objectif à respecter. L’approfondissement de la concurrence prend alors nettement le pas sur l’harmonisation, le processus inorganisé sur le processus politique. C’est la période où la politique de la concurrence devient une politique phare de l’Union et où l’objectif de réduction des aides publiques surpasse celui du contrôle. Les espaces socio-économiques sont de plus en plus mis en compétition directe, alors même que la démarche d’harmonisation dans des domaines fondamentaux comme la fiscalité ou les droits sociaux est enrayée.

L’approfondissement de la concurrence devient un objectif en soi et supplée à l’intégration politique. C’est notamment ainsi que l’élargissement, avec des pays, où le niveau des prix est au mieux inférieur de moitié à celui des quinze, a été conçu. Les plus optimistes peuvent espérer que, sous la contrainte économique, les États devront harmoniser leurs politiques. C’est pourtant oublier que la concurrence fonctionne de façon non coopérative, que les États qu’elle favorise n’ont aucune raison de partager avec les autres leurs gains, et que l’horizon de chacun consiste à améliorer sa position compétitive, au détriment de celle des autres. Dans ces conditions, l’harmonisation est encore plus délicate. Les politiques conduites depuis les années 1980, exacerbent alors les rivalités nationales, sans leur substituer d’autre projet européen que l’approfondissement de l’intégration économique.

Le basculement de la doctrine économique européenne vers l’économie de l’offre (école de Chicago), vient fournir une argumentation qui dévalorise le processus politique considéré comme inefficace (poids de la bureaucratie, faiblesse vis-à-vis des groupes de pression, lenteur, incohérence). À l’inverse, l’économie de l’offre valorise d’une part, l’organisation spontanée à travers la concurrence et d’autre part, la règle intangible. C’est-à-dire d’un côté le démantèlement de l’intervention économique directe et de l’autre, la mise en place d’autorités indépendantes (Cf. BCE). Dans les deux cas, les décisions conjoncturelles sont protégées d’une influence intentionnelle : d’un côté personne n’est censé pouvoir les contrôler (situation de concurrence), de l’autre les décideurs sont mis à l’abri de toute pression. La souveraineté nationale (politique) s’en trouve drastiquement limitée. Son retrait laisse subsister une souveraineté économique, où chaque agent pèse à raison de sa richesse (consommation, investissement …), alors que dans la sphère de la souveraineté politique le principe démocratique donne à chaque citoyen une voix égale. Les deux systèmes n’aboutissent évidemment pas aux mêmes choix (Dworkin 1996).

La directive services

C’est dans ce contexte que fut lancée la directive services (dite Bolkestein) en janvier 2004, comme un élément important de la stratégie de Lisbonne. Elle représentait une étape nouvelle d’approfondissement de l’intégration commerciale et combinait plusieurs aspects originaux. En effet, il s’agissait d’une directive horizontale couvrant un champ assez vaste, modifiant la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs et enfin s’appuyant sur le principe du pays d’origine. La combinaison de ces éléments exprimait le souhait d’élargir la mise en concurrence des différents espaces socio-économiques, dans une UE à 25.

Le champ de la directive était très vaste. Horizontale dans son principe, la directive services devait s’appliquer à la plupart des services. A l’origine, seuls les secteurs liés à l’application de l’autorité publique en étaient exclus. Certes, il n’était pas non plus prévu, ce qui paraît bien naturel, qu’elle concerne les secteurs déjà couverts par une directive, comme les banques-assurances ou encore les transports, les télécommunications et l’énergie. C’était là l’illustration que, contrairement à certains commentaires, les « grands » services n’avaient pas échappés à l’ouverture commerciale. Il reste que cette même directive devait s’appliquer à tous les autres services [1]. La directive tranchait ainsi un débat entre directives sectorielles et horizontales. Jusqu’à sa publication, l’ouverture commerciale des services avait été réalisée à travers des directives sectorielles, mieux à mêmes, selon leurs partisans, de prendre en compte les particularités des secteurs concernés. À l’opposé, la Commission faisait valoir qu’il serait trop complexe de rédiger de multiples directives pour chacun des sous-secteurs envisagés. Il n’empêche que le caractère horizontal de la directive obligeait : soit à prévoir un grand nombre de cas particuliers ou d’exceptions, pour tenir compte de la diversité des secteurs couverts, rendant alors son application complexe ; soit condamnait à concevoir une cote mal taillée, au risque de mécontenter et d’inquiéter un grand nombre d’acteurs économiques. Le choix de la démarche horizontale témoignait aussi d’une certaine précipitation dans la mise en concurrence.

La directive modifiait celle de 1996 concernant le détachement temporaire des travailleurs. Nombreux sont ceux qui ont vu dans ces modifications un encouragement au non-respect des lois sociales minimales du pays de destination. A tout le moins, elle organisait un amoindrissement considérable des capacités à contrôler le respect des règles obligatoires. Dans le contexte de l’élargissement et de l’affaire Waxholm [2], il était tentant de voir dans ses dispositions une mise en concurrence directe d’espaces socio-économiques très différents, de façon à profiter des écarts de niveau de prix et salaire considérables qui existent dans l’UE 25.
Le sentiment précédent était renforcé par le recours au principe du pays d’origine. Ce principe suppose que les entreprises de services peuvent appliquer, dans le pays membre de destination, la législation économique de leur pays d’origine. Bien que découlant de celui de reconnaissance mutuelle, il n’en est pas moins d’usage récent et rare (Sénat 2005).

La directive ouvrait un même espace concurrentiel à des prestataires soumis à des niveaux d’exigence différents, alors que ces exigences conditionnent le prix final de la prestation. Elle favorisait en outre une concurrence entre réglementations dont l’issue n’était pas maîtrisée. La directive prêtait enfin le flanc à la délocalisation, réelle ou fictive, de sociétés vers les États-membres où les exigences juridiques, sociales et fiscales sont les moins contraignantes. Au total, elle faisait craindre la mise en compétition directe d’espaces économiques et sociaux, très différents, installant un cadre de concurrence déséquilibré.

La directive a finalement été amendée. Son champ a été réduit et elle ne modifie plus le texte de 1996 sur le détachement des travailleurs. La nouvelle version fait en outre disparaître la référence au Principe du Pays d’Origine, elle n’en reste pourtant pas très éloignée et restreint nettement la souveraineté réglementaire nationale (Broussolle 2006 a, b).

Une directive qui restreint radicalement la souveraineté réglementaire dans les services

La directive a pour fonction de rendre plus effective les libertés d’établissement et de prestations inscrites dans les traités (encadré). Dans le cas des services qui, pour la plupart, doivent être produits sur place, ces deux libertés se confondent. Du reste, la jurisprudence les concernant est similaire (encadré).

La libre prestation de services consiste à permettre au prestataire d’offrir à l’étranger le même produit que celui qu’il peut offrir dans son pays d’origine. Le service en question est un complexe qui combine un modèle commercial national et une manière de produire (COM 2000). Ces éléments dépendent de la réglementation locale. Lorsque les réglementations nationales d’origine et de destination diffèrent, une présomption d’obstacle aux échanges apparaît, indépendamment de toute autre considération. Cela résultait de la jurisprudence et, à présent, notamment de l’article 16 de la directive (encadré). Toute disposition nationale, même non discriminatoire, peut être récusée. A chaque fois qu’une entreprise considère que la loi locale ne lui permet pas de fournir sa prestation originelle, elle est fondée à tenter d’obtenir une modification de la législation. Le pays de destination doit alors justifier la réglementation qu’il souhaite voir appliquer par l’entreprise entrante. Ses motivations sont passées au crible des critères de la CJCE. Ces critères ne laissent la place qu’à des justifications assez restreintes, puisque les seuls motifs légitimes pour garantir une législation particulière sont la préservation de l’ordre public, de l’environnement, de la santé ; c’est-à-dire des motifs impérieux d’intérêt général (encadré).

Toutes choses égales par ailleurs, la démarche de la directive s’efface devant le consensus ou encourage la compétition entre législations.

En effet, à supposer que l’ensemble des pays ait la même conception d’un service, il n’y aura matière à modifier aucune législation. La diversité des modes de vie et de production rend cependant peu probable ce cas de figure. Dans ces conditions, la directive ouvre la porte à un vaste mouvement de concurrence entre législations au nom des libertés d’établissement et de prestation. En principe, ce mouvement s’arrêtera lorsque les différences entre législations auront disparues ou bien pourront être justifiées par des motifs impérieux d’intérêt général… Il va de soi que ce processus aura pour conséquence d’aligner progressivement les législations sur celle qui, dans l’UE 27, est la moins contraignante.

L’ampleur des secteurs concernés et la diversité des législations qui risquent d’être mises en cause peuvent inquiéter. Si la directive est utilisée comme une machine à modifier les réglementations, sans que les instances représentatives nationales ne soient consultées ou ne puissent intervenir, la souveraineté s’en trouvera nécessairement affectée. Il faut alors s’attendre à des réactions négatives. C’est ce qu’expriment Aghion et al. (2006 p. 79) : « Si toute étape supplémentaire dans l’intégration est perçue comme une libéralisation dérégulatrice, prise au mépris de la diversité des compromis sociaux nationaux, alors il est probable que le Marché unique n’ira pas beaucoup plus loin ». On peut même craindre la montée d’antagonismes nationaux.

C’est que, contrairement au cas de la reconnaissance mutuelle appliqué aux marchandises, la fonction de la réglementation concernant les services n’est pas seulement technique. Ces réglementations sont en effet des compromis entre organisation économique, équité et préférences collectives. Ces préférences, à défaut d’opinion publique européenne ou de cadre communautaire approprié, s’expriment principalement dans l’espace national.

Comme l’exprime Wölfl (2005 p. 53) : « le secteur des services a traditionnellement été un secteur très réglementé. (…) Certaines de ces réglementations peuvent être ou on été autrefois justifiées (…) par la volonté de satisfaire des objectifs non économiques pour lesquels la concurrence n’était pas perçue comme possible ou souhaitable ». La question de l’étendue des heures d’ouvertures dans le commerce ou bien celle de l’ouverture le dimanche en sont par exemple des illustrations (COM 2002 p. 65, Wölfl p.54).

Une opinion largement partagée considère que, si des produits fabriqués à l’étranger peuvent raisonnablement être réalisés conformément à une réglementation extérieure, des services, réalisés sur place, doivent respecter la législation locale. Du reste, comme le souligne le Sénat français, les traités européens portent la trace de cet état d’esprit (art. 50 TCE ou III-145 du projet de constitution) : « sans préjudice de la sous-section 2 relative à la liberté d’établissement, le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants  » (Sénat 2005). Ce raisonnement est très ancré, la Commission rappelle (COM 2002 p. 43) que la plupart des entreprises de services considèrent qu’elles doivent appliquer la réglementation des États dans lesquels elles s’installent.

Il existe donc une conception très répandue qui ne comprend pas pourquoi une réglementation étrangère, même provenant d’un autre Etat membre, devrait conduire à la modification de la réglementation locale pour permettre une production sur place.

Certes, il ne s’agit que de l’extension du principe de reconnaissance mutuelle conduisant à accepter un produit valide dans un autre pays. Cependant, en passant des biens aux services, une modification substantielle de la démarche se joue. Dans le cas des services, la nécessité de produire sur place, conduit à accepter sur le même territoire et au même moment des réglementations différentes ou plutôt à remettre en cause la réglementation existante. Ce processus n’existe pas dans le cas des biens. Les principes de libre prestation ou établissement sont donc plus « intrusifs » (Sauvé et Stern 2000) dans le cas des services, que dans celui des biens. Ils viennent contraindre la souveraineté réglementaire nationale bien plus intimement que des modifications de tarifs douaniers, de quotas ou encore l’acceptation de produits fabriqués selon des normes techniques extérieures. Sauvé et Stern (2000 p. 14) reconnaissent la réalité de ce problème, c’est-à-dire le risque de « réduire indûment la liberté réglementaire nationale », mais ne semblent pas en saisir entièrement l’acuité. Dans le même état d’esprit, Nicolaïdis et Trachtmann (2000) soulignent que des principes de proportionnalité et de nécessité (présents dans l’article 16 de la directive) sont plus contraignants que des démarches plus politiques comme l’harmonisation et la reconnaissance mutuelle.

L’article 6.3 du traité de l’UE comme l’article I-5 du projet constitutionnel déclarent que l’Union respecte les identités nationales. Les rédacteurs des traités n’avaient certainement pas pris en compte le fait que l’identité nationale pouvait s’étendre à certains aspects de l’organisation des services qu’un approfondissement de la concurrence risquait de mettre en cause. À l’avenir, ce problème pourrait prendre une ampleur certaine si le processus autorisé par la directive prenait une grande extension.

Encadré : droit d’établissement et liberté de prestation

Le droit d’établissement
Article 43 TCE

Dans le cadre des dispositions visées ci-après, les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un Etat membre dans le territoire d’un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un Etat membre établis sur le territoire d’un Etat membre.

La liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises et notamment de sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux.

Libre prestation de services
Article 49 TCE

Dans le cadre des dispositions visées ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté sont interdites à l’égard des ressortissants des Etats membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation.

Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut étendre le bénéfice des dispositions du présent chapitre aux prestataires de services ressortissants d’un Etat tiers établis à l’intérieur de la Communauté.

TCE consolidé

Synthèse de la jurisprudence concernant les articles 49 et 43 :

Les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité doivent remplir quatre condition s : qu’elles s’appliquent de manière non discriminatoire, qu’elles se justifient par des raisons impérieuses d’intérêt général, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

Article 16 de la directive (extraits)

Les États membres ne peuvent subordonner l’accès à une activité de service ou son exercice sur leur territoire à des exigences qui ne satisfont pas aux principes suivants :

  1. la non-discrimination : l’exigence ne peut être directement ou indirectement discriminatoire en raison de la nationalité ou, dans le cas de personnes morales, en raison de l’État membre dans lequel elles sont établies ;
  2. la nécessité : l’exigence doit être justifiée par des raisons d’ordre public, de sécurité publique, de santé publique ou de protection de l’environnement ;
  3. la proportionnalité : l’exigence doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

La jurisprudence comme moyen de réintroduire le Principe du Pays d’Origine ?

On a pu constater que certains principes du libre échange, traditionnellement appliqués aux marchandises, prennent des aspects particuliers lorsque appliqués aux services. Ainsi comme l’expriment Aghion et al. (2006 p. 78) : « plus on s’éloigne du commerce des biens pour se rapprocher de la prestation de services et plus se trouvent mêlés indissolublement des considérations économiques, des ordres juridiques nationaux et des modèles sociaux différents ». L’avancée de notre réflexion nous amène alors à nous interroger brièvement sur la place relative du droit de l’Union et du droit national, ainsi que celle dévolue à la jurisprudence.

Depuis 1964, la jurisprudence de la CJCE reconnaît, pour des raisons d’efficacité, la primauté du droit de l’Union sur celui des États membres, la portée de cette prééminence reste néanmoins discutée.

L’Union n’étant pas un État Fédéral la souveraineté nationale reste le fondement de la construction européenne. Tant que les domaines où le droit européen domine sont limités, la construction communautaire reste cohérente. L’article I-6 du projet de constitution constitutionnalisait pourtant la jurisprudence en étendant la primauté du droit européen aux constitutions nationales elles-mêmes. Il avait suscité d’âpres débats, puisqu’il pouvait modifier l’équilibre de la hiérarchie ultime des normes et portait atteinte à la souveraineté nationale. Ces débats avaient conduit à lui annexer une déclaration sibylline précisant que l’article n’allait pas au-delà de la jurisprudence. En parallèle, plusieurs Cours Constitutionnelles (France, Italie, Espagne) s’étaient défini une « réserve de constitutionnalité » qui maintenait la prééminence des constitutions nationales sur le droit de l’Union dans certains domaines (Priollaud Siritzky 2005).

Le principe du Pays d’Origine appliqué aux services, en permettant l’application de droits étrangers sur le territoire de destination, met en cause la souveraineté nationale ainsi que l’avait relevé le Conseil d’État : « l’application simultanée de plusieurs droits nationaux, qui sont placés en concurrence, sur un même territoire soulève plusieurs questions de principe (…) de valeur constitutionnelle tels que : la souveraineté nationale, l’égalité devant la loi et la légalité des délits et peines » (Conseil d’État 2005, p. 178 avis n°371 du 18/11/2004). Ce principe a été retiré. La directive services actuelle organise cependant la mise en concurrence des réglementations économiques nationales sur son modèle et semble bien remettre en cause la souveraineté réglementaire nationale. Face aux litiges qui ne manqueront pas d’apparaître, ce sera la CJCE qui aura le dernier mot. Certains paraissent s’en réjouir : « Il reviendra donc encore une fois à la Cour de Justice des Communautés Européennes de préciser l’interprétation d’une directive rédigée dans l’ambiguïté des compromis. Une Cour qui reste, en définitive, l’un des principaux, sinon le principal, architecte de la construction européenne » Garabiol-Furet (2006). Il est pourtant douteux que ce soit une bonne pratique. Le retrait du Principe du Pays d’Origine ne devrait pas souffrir d’équivoque. Si comme le déclarait Portalis la jurisprudence joue un rôle irremplaçable, sa fonction n’est pas de suppléer l’absence de décisions politiques fondamentales ou d’en forcer l’issue : « la science du législateur consiste à trouver dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d’étudier l’esprit de la loi quand la lettre tue, et de ne pas s’exposer au risque d’être, tour à tour, esclave et rebelle, et de désobéir par esprit de servitude ». La démarche qui consisterait à faire passer par la bande, à travers la jurisprudence, ce qui n’a pas été accepté par les représentations parlementaires n’est ni saine, ni raisonnable.

Pour aller plus loin

Broussolle. D (2006a), « A propos du débat sur la directive services : les principes applicables aux biens sont-ils transférables tels quels aux services ? », International Conference : economic relations in the enlarged EU, may 11& 12, Wrocław, Faculty Of Law And Administration.

Broussolle. D (2006b), « The new approach to international trade in services in view of services specificities : economic and regulation issues », XVIth conference of RESER, Lisbon September.

Aghion. P, Cohen. E, Pisany-Ferry. J (2006) « Politique économique et croissance en Europe », CAE La Documentation Française.

COM (2000) « Une stratégie pour un marché intérieur de services », COM (2000) 888 final du 29/12/2000.

COM (2002), « Rapport sur l’état du marché intérieur des services » COM (2002) 441 final du 30/07/2002.

Dworkin, R. [1996], « Une question de principe », Presses Universitaires de France.

Faugère. JP, « Economie Européenne », Presses de Sciences-Po. (2002), Dalloz,

Garabiol-Furet. M-D (2006), « Directive services, le compromis de Graz », Questions d’Europe, n°27, 2 mai.

Nielson. J (2003), « Trade agreement and recognition », Forum in Educational Services, Managing the internationalization of post-secondary education, OECD/ CERI 3-4 nov.

Portalis J-E (1801) « Discours préliminaire sur le projet de code civil du 1er pluviôse an IX » CNRS Ed., 1992.

Yvars. B (1997), « Economie européenne », Dalloz.


[1Un vaste conglomérat qui va du conseil en management, à l’entreprise de sécurité, en passant par le nettoyage, la publicité, le recrutement, l’intérim, la location de voitures, les agences de tourisme, le conseil juridique ou fiscal, les agences immobilières, le gardiennage, la construction, les métiers artisanaux (plombiers, peintres...) ; mais aussi les professions réglementées (architectes, géomètre, experts comptables...). Les services liés à la santé, les services à domicile comme le soutien aux personnes âgées et la culture ou encore l’enseignement étaient aussi concernés à l’origine.

[2Il s’agit d’une ville de la banlieue de Stockholm où une entreprise Lettone avait obtenu un marché de construction. L’entreprise Lettone refusait de négocier une convention collective de droit suédois arguant qu’elle appliquait sa convention collective d’origine. En Suède, comme dans plusieurs pays de l’UE, ce ne sont pas des lois qui fixent les règles sociales mais les conventions collectives.

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