Le bitcoin est-il une monnaie ?

Meixing Dai, Université de Strasbourg (BETA) et CNRS

Moïse Sidiropoulos, Université de Strasbourg (BETA)

Le bitcoin attire de plus en plus l’attention des spéculateurs, des consommateurs et des sites marchands, et augmente rapidement en capitalisation. Les autorités de régulation sont plus que jamais préoccupées par la façon dont il doit être traité du point de vue économique. Est-il une monnaie, une chaîne de Ponzi ou un actif financier très spéculatif ? Selon les réponses données à cette question, les réactions des autorités seront très différentes.


« 天欲其亡,必令其狂 »
« μωραίνει Κύριος ον βούλεται απολέσαι »

Mots-clefs : actif spéculatif, Bitcoin, bulles spéculatives, cryptomonnaie, les fonctions de la monnaie, monnaie digitale, monnaie électronique, monnaie numérique, monnaie souveraine, moyen d’échange, politique monétaire, réserve de valeur, revenue du seigneuriage, stabilité macro-financière, unité de compte.

Citer cet article

Meixing Dai , Moïse Sidiropoulos « Le bitcoin est-il une monnaie ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 37, 5 - 12, Hiver 2017.

Télécharger la citation

Le bitcoin est présenté comme une « monnaie » cryptographique dont les échanges sont assurés par un système de paiement inventé par l’informaticien mystérieux Satoshi Nakamoto (2008) et lancé en 2009. [1] La coïncidence de son lancement avec la grande crise financière globale et le fait que ce système décentralisé est fondé sur un logiciel open-source et indépendant de toute autorité ont permis à ses promoteurs de bien vendre le concept. Il a été présenté comme une alternative aux monnaies créées par les banques centrales et les banques de dépôts, critiquées pour avoir favorisé l’émergence de bulles spéculatives et donc été responsables de la crise financière globale de 2008.

La technologie utilisée est basée sur un ensemble de nœuds de réseau et un registre public a priori infalsifiable appelé « blockchain ». Celui-ci enregistre toutes les transactions vérifiées par les nœuds du réseau. L’absence d’une autorité centrale et d’un administrateur unique a trouvé son remède grâce au consensus de ces nœuds de réseau. Ce système est censé être robuste face aux attaques des pirates informatiques et aux défaillances d’une partie des nœuds car il est capable de se restaurer grâce aux nœuds non-affectés.

La nouveauté du concept et les aspects innovants de sa technologie ont rendu le bitcoin très visible dans les médias financiers dès 2013-2014, devançant largement ses concurrents qui l’imitent. Il est la plus importante « monnaie » cryptographique par sa capitalisation qui s’élève à 333 milliards de dollars le 17 décembre 2017, [2] un sommet historique qui est vingt fois plus élevé qu’au début 2017. En limitant la quantité de bitcoins à 21 millions d’unités, ses promoteurs ont créé artificiellement sa rareté. En rendant son « minage », via la résolution de problèmes mathématiques de difficulté croissante, de plus en plus énergivore, ils ont créé l’illusion que la valeur du bitcoin est déterminée par son coût de production marginal.

Le désir d’attirer l’attention et/ou la volonté de rester à la mode ont poussé des individus, des sites marchands et d’autres acteurs à accepter son usage pour les transactions commerciales. Cela a sans doute contribué à créer une demande soutenue pour cette « monnaie ». Des hommes politiques et des membres des autorités de régulation de divers pays ont soutenu l’idée que les « monnaies » basées sur les algorithmes peuvent, sans être adossées à un Etat, jouer un rôle dans le système de paiement. Ces facteurs ont favorisé l’émergence et le développement d’une spéculation importante sur le bitcoin malgré ses débuts sulfureux en raison de sa forte implication dans les échanges des biens et services illicites. Les acheteurs et les vendeurs de ces biens et services sont intéressés par l’anonymat et le secret qu’offre un tel instrument de paiement. D’ailleurs, certains de ses détenteurs l’ont utilisé pour échapper aux contrôles de capitaux.

Un bitcoin qui ne valait presque rien à ses débuts vaut 19 891 dollars dans la journée du 17 décembre 2017. L’étudiant norvégien, Kristoffer Koch, connu pour avoir acheté 5000 bitcoins pour 150 couronnes norvégiennes (environ 18 euros) aurait une fortune de 99 455 000 dollars, soit 84 668 494 euros, s’il ne les avait pas vendus entre-temps. Ce type d’anecdote contribue à alimenter une fièvre spéculative sur cette « monnaie » dont l’ascension semble irrésistible car les spéculateurs sont animés par le plus fou des rêves : si cette « monnaie » remplace une partie des grandes monnaies mondiales dans les transactions commerciales et financières, que vaut-elle ? Pour eux, le fait que l’usage insignifiant des bitcoins dans les transactions commerciales ne semble pas être un frein à l’ascension de son prix mais présage un grand potentiel de progression de son usage dans le système économique et financier mondial et donc de son cours.

Cette « monnaie » cryptographique a attiré une attention croissante des économistes. Plusieurs questions importantes se posent. Le bitcoin peut-il être vraiment considéré comme une monnaie à part entière ? Le fonctionnement du système bitcoin ne ressemble-t-il pas à celui d’un schéma de Ponzi, voué à échouer en emportant des milliards d’euros dans le vent ? Ou encore, peut-il devenir une monnaie internationale et ainsi rivaliser avec les grandes monnaies émises et garanties par des États ?


Les cinq fonctions de la monnaie


Les économistes s’accordent généralement sur les trois fonctions essentielles de la monnaie, déjà spécifiées par Aristote dans l’antiquité, à savoir : moyen d’échange, unité de compte et réserve de valeur. [3]

Une monnaie peut prendre différentes formes. Une fiction avancée en économie monétaire suggère que les premières monnaies sont des biens (or, argent, coquillages, bœufs, etc.) qui ont pris le rôle de la monnaie dans les processus d’échange grâce à leur propriété spécifique en tant que bien (ayant une grande valeur par unité de poids, étant durable et facile à conserver et à transporter). On passe ainsi d’une économie de troc à une économie monétaire. Cette fiction ne permet pas d’expliquer tous les faits observés, notamment l’utilisation de certains biens lourds et de faible valeur comme moyen d’échange et de réserve de valeur.

La monnaie au sens moderne émerge avec l’exploitation de ses trois fonctions par les pouvoirs politiques, ce qui amène la monnaie à se doter progressivement de deux autres fonctions, à savoir la fonction de procurer des revenus de seigneuriage et la fonction de stabilisation macroéconomique et financière.

En imposant l’usage des pièces de monnaie standardisées, l’État s’octroie des pouvoirs très importants. Outre les facilités pour les collectes d’impôts et de taxes et les paiements de dépenses, les Etats à travers le monde ont compris qu’il est possible de frapper des pièces de monnaie contenant moins de métaux précieux que ces pièces sont censées contenir, tirant ainsi un revenu de seigneuriage. Théoriquement, ce privilégie peut être exploité à son maximum si la monnaie en métal est remplacée par la monnaie papier ou fiduciaire. Les billets bancaires apparaissent pour la première fois en Chine au 11e siècle. L’émission officielle des billets fut mise en place par plusieurs dynasties chinoises et termina en général par une hyperinflation et leur remplacement par une monnaie en métal. En Europe, les billets bancaires apparurent dès le 16e siècle. Leur utilisation a été bridée par l’idée selon laquelle il faut garantir leur valeur en métal précieux tel que l’or. La déconnexion entre les monnaies et l’or ne fut achevée qu’après l’effondrement du système Bretton Woods, un système d’étalon-change-or axé autour du dollar américain instauré après la 2e guerre mondiale par les pays industrialisés.

Dans cette évolution, on constate l’émergence de multiples émetteurs de monnaie. La monnaie n’est pas émise seulement par la banque centrale via son crédit à l’économie (prêts aux banques et aux entreprises privées non financières), à l’Etat (achat des obligations publiques) et à l’extérieur (achat des devises et d’or). Elle peut aussi être créée par les banques de dépôts. Le système bancaire dans son ensemble est capable de créer de la monnaie en faisant des crédits. Ces crédits se transforment en dépôts : soit ils restent dans les comptes bancaires des emprunteurs, soit ils sont dépensés et deviennent les dépôts des autres agents économiques. Toutefois, la création monétaire par le système bancaire n’est pas infinie. Dans ce processus de création monétaire, une partie des crédits est retirée sous forme de billets et de pièces de monnaie. Comme la création monétaire est fondée sur un mécanisme fragile, qui consiste à financer des crédits à une échéance plus ou moins longue avec des dépôts pouvant être retirés à tout moment, il est nécessaire pour la banque centrale de réguler cette activité en imposant des réserves obligatoires sur les dépôts. Ces réserves sont déposées auprès de la banque centrale. Par ailleurs, les banques commerciales par prudence constituent elles-mêmes des réserves excédentaires pour faire face à des épisodes de manque de liquidités. En réalité, sans une régulation bancaire, les banques pourraient prendre trop de risques et constituent des réserves insuffisantes pour faire face à une crise financière systémique, qui entraînerait une chute brutale de la quantité de monnaie créée par le système bancaire. Pour éviter ces épisodes de crise grave de liquidités, les autorités de régulation ne cessent de renforcer les régulations bancaires et financières. Ainsi les régulations introduites suite à Bâle III ont renforcé un ensemble d’instruments de régulation micro-prudentielle et a introduit des régulations macro-prudentielles (Barry et Dai, 2013).

L’avènement de la monnaie scripturale entraîne une séparation entre la monnaie (dépôts gérés par les banques) et les instruments de paiement (chèques, virements, cartes bancaires, cartes prépayées, portemonnaie électronique, Paypal…) qui la font circuler, contrairement aux pièces et billets qui sont à la fois monnaie et instruments de paiement. Les instruments de paiement scripturaux se sont diversifiés au cours du temps et ont eux-mêmes suivi un processus de dématérialisation. Les instruments papiers ont peu à peu cédé leur place aux instruments électroniques. On attribue le nom « monnaie électronique » à certains de ces instruments tels que carte bancaire, carte prépayée, portemonnaie électronique, ou encore le compte Paypal et le bitcoin stockés à distance sur un serveur. [4] Curieusement, cette appellation n’est pas attribuée aux dépôts bancaires bien que ces derniers sont actuellement dématérialisés et donc sous forme de données électroniques.

Par ailleurs, les innovations financières introduites depuis les années 1980 ont brouillé de plus en plus les frontières entre la monnaie et les actifs financiers, d’autant plus que le développement des marchés financiers a permis d’échanger rapidement des actifs financiers contre les moyens de paiement à faible coût de transaction et sans un risque de perte excessive de valeur. Ainsi, la monnaie devient un concept très complexe dans une économie moderne, comme le montrent les différents agrégats monétaires définis par les banques centrales.

La BCE, outre la base monétaire qui est la monnaie émise par la banque centrale, distingue trois agrégats monétaires : M1 (pièces et billets en circulation + les dépôts à vue, M2 (M1 + les dépôts à termes ≤ 2 ans + les dépôts remboursables avec un préavis ≤ 3 mois), et M3 (M2 + les prises en pension + les instruments négociables sur le marché monétaire émis par les institutions financières monétaires + les titres de créances ≤ 2 ans). Certaines banques centrales introduisent même un agrégat monétaire M4 qui est égal à M3 plus les bons du Trésor, les billets de trésorerie et les bons à moyen terme émis par les sociétés non financières.

En modifiant la disponibilité de liquidités sous différentes formes, la banque centrale est censée pouvoir influencer la conjoncture à court terme, notamment en période de crise financière et économique. L’un des objectifs importants assignés à une banque centrale moderne est la stabilité des prix. Selon le pays, l’objectif de stabiliser la croissance peut être plus ou moins important. En déconnectant la valeur de la monnaie des métaux précieux, la banque centrale peut assurer une bonne stabilisation de l’inflation et de la croissance en temps normal. La politique monétaire peut influencer le niveau du revenu national à court terme en raison de l’existence de rigidité des prix et des salaires, mais son effet sur la croissance est censé être transitoire. La tâche peut être compliquée par une grande crise financière comme celle qui suit l’éclatement des bulles des actifs immobiliers et des valeurs mobilières au Japon au début des années 1990 et celle des subprimes aux États-Unis en 2008, ou encore la crise bancaire et de dette souveraine dans la zone euro entre 2010 et 2012. Au lieu de mener une politique monétaire conventionnelle, il faut alors intervenir via des mesures non-conventionnelles consistant à acheter des actifs publics (et même privés) de différentes maturités et à abaisser des taux d’intérêt directeurs parfois même en-dessous de zéro. Dans cette perspective, la monnaie a des fonctions dont l’importance dépasse celle de ses trois fonctions communément admises car elle constitue un moyen capital pour les autorités publiques d’intervenir dans le fonctionnement de l’économie.

En tant que monnaie des monnaies, le dollar américain s’octroie des pouvoirs exorbitants. La réponse de John Connally, secrétaire au Trésor US dans l’administration du président Richard Nixon sur la période 1971-72, à la plainte à l’égard du privilège exorbitant et des fortes fluctuations du dollar par des responsables politiques français et européens est elle-même une illustration : « le dollar est notre monnaie mais votre problème ». La domination du dollar dans le système financier international ne s’est pas affaiblie après l’effondrement du système Bretton Woods car le monde a besoin d’une monnaie de réserve et d’une monnaie qui fait l’intermédiaire d’échange entre les monnaies afin de réduire les coûts de transaction. L’euro et le yuan qui montent en puissance dans leur rôle de monnaie internationale ne semblent pas pour l’instant menacer la domination du dollar américain dans le système monétaire international.


Dans quel sens le bitcoin est-il une monnaie ?


Plusieurs études ont examiné si le bitcoin remplissait les trois fonctions classiques de la monnaie, à savoir moyen d’échange, unité de compte et réserve de valeur, et ont parfois discuté les deux autres fonctions de la monnaie sans l’expliciter, à savoir moyen de procurer du revenu de seigneuriage et moyen de stabilisation macroéconomique et financière (Velde 2013, Yermack 2015, Dupré et al. 2015, Ciaian et al. 2016a). Le bitcoin répond quelque peu au premier de ces critères, car un nombre croissant de marchands, en particulier des marchands en ligne, semblent disposés à l’accepter comme moyen de paiement. Cependant, l’utilisation commerciale du bitcoin reste insignifiante au niveau mondial car peu de gens l’utilisent comme moyen d’échange.


Moyen d’échange

Pour l’instant, l’utilisation du bitcoin dans le commerce quotidien est plutôt anecdotique. Il est accepté surtout par des sociétés qui vendent des logiciels et du matériel informatique au service du fonctionnement du système bitcoin ainsi que par les plateformes fournissant des services aux spéculateurs sur le marché du bitcoin. Étant donnée sa faible utilité en tant que moyen de paiement dans les transactions commerciales, le bitcoin n’a pas de valeur intrinsèque significative.

Un aperçu de l’adoption du bitcoin peut être obtenu à partir des données tirées du grand livre de compte enregistrant les transactions en bitcoin. Le nombre de transactions par jour avoisine 380 000 fin novembre 2017. [5] La majeure partie de ces transactions impliquent des transferts entre des spéculateurs. Les achats de biens et services représentent seulement 10 à 20 % de ces transactions. Cela semble très peu, vu le grand nombre de commerces en ligne et hors ligne annonçant l’acceptation du paiement en bitcoin.

Le bitcoin n’est pas efficace pour assurer la fonction de moyen de paiement. Un obstacle sérieux résulte de la difficulté de se fournir en nouveaux bitcoins. Un consommateur peut se procurer des bitcoins en tant que « mineur » de bitcoin. Cette activité n’est plus rentable actuellement pour un mineur individuel disposant de moyens techniques limités car le résultat ne couvre pas les coûts en matériel et en énergie. L’activité de minage est actuellement dominée par des acteurs disposant des superordinateurs très onéreux. Il est donc obligé de se procurer des bitcoins auprès des plateformes de marché ou des revendeurs en ligne avec la charge pour lui de trouver un moyen de les stocker en toute sécurité. Le paiement de ces achats est peu pratique puisque ceci doit généralement se faire par un virement bancaire ou en liant un compte bancaire existant à la transaction. Les marchés de bitcoin sont peu liquides, ce qui implique des écarts importants entre prix d’achat et de vente. Par ailleurs, les coûts de transactions et les risques liés à l’exécution des ordres et à la conservation des bitcoins sont non négligeables. Même si les premières cartes de débit existent déjà, il est dangereux pour un consommateur d’utiliser une telle carte pour payer ses dépenses en bitcoin car cela représente un risque énorme tant que cette « monnaie » cryptographique se trouve dans une dynamique spéculative frénétique et ne trouve pas une stabilité de sa valeur nominale exprimée en monnaies officielles.


Unité de compte

Pour qu’une monnaie puisse servir comme unité de compte, il faut que les agents privés l’acceptent comme un numéraire de référence pour exprimer et comparer des prix des biens et services, des actifs et des facteurs de production, et l’utilisent dans leurs calculs économiques et dans leurs comptabilités.

La forte volatilité du prix du bitcoin l’empêche de devenir une unité de compte. Un changement trop fort et trop fréquent du prix du bitcoin ne permet pas aux vendeurs d’afficher un prix fixe durant une certaine durée sans subir de risque. Le changement fréquent du prix entraînerait un coût non négligeable et créerait de la confusion pour les acheteurs qui auraient du mal à comparer les prix en bitcoin chez différents vendeurs. Les bitcoins reçus posent aussi un problème de risque de change qui semble trop important pour les vendeurs ayant un gros volume de transactions en bitcoin à cause de la forte variation quotidienne de son prix.

Outre ce problème, il y a aussi celui dû à la grande divergence des prix du bitcoin à un moment donné sur les différentes plateformes de marché. Cette disparité constitue une violation flagrante de la loi d’unicité des prix. Le calcul des prix moyens par certains sites web ne résout pas le problème d’information concernant le prix effectif de l’achat ou de la vente d’un bitcoin au moment où les acheteurs et les vendeurs veulent réaliser une transaction en bitcoin. Ils sont frustrés par le fait de ne pas pouvoir vendre librement là où le prix de bitcoin est le plus élevé et acheter là où il est le moins cher. La difficulté de faire des arbitrages sur les différents marchés pour des raisons techniques implique que cette situation puisse persister pour longtemps. Cela n’arrive pas pour les monnaies officielles qui sont quotidiennement échangées sur les marchés de change interconnectés.

Ces obstacles pourraient être éliminés par les développements ultérieurs apportés par les acteurs impliqués au fur et à mesure que le bitcoin devenait une monnaie importante pour les transactions commerciales et financières. Le fait de limiter la quantité de bitcoins à 21 millions d’unités peut générer une tendance déflationniste très forte si son adoption est généralisée. Une déflation associée au bitcoin serait beaucoup plus néfaste que celles observées dans l’histoire économique, étant donné le rythme de hausse de la valeur du bitcoin prévisible suite à la généralisation de son usage. Or, la déflation est généralement associée à des périodes très difficiles pour l’activité économique comme le montrent la Grande dépression aux États-Unis dans les années 1930 et les deux décennies perdues par l’économie japonaise depuis le début des années 1990. En effet, la déflation génère des difficultés macroéconomiques très sérieuses qui sont dues d’une part à l’ajustement lent des taux d’intérêt, des prix et des salaires nominaux pour s’adapter au taux d’inflation négatif, et d’autre part à l’anticipation selon laquelle il vaut mieux reporter les achats dans le futur pour profiter des gains de pouvoir d’achat liés à la baisse anticipée des prix des biens et services. Cette déflation peut donc remettre en cause la généralisation du bitcoin en tant que monnaie exerçant toutes ses fonctions essentielles. En outre, il y a un risque considérable qu’un tel projet échoue et entraîne des pertes colossales pour les agents privés qui ont acheté les bitcoins à un prix trop élevé. Il est évident que les autorités régulatrices ne peuvent que dissuader l’acquisition de bitcoins par les agents privés et leur usage dans l’économie. [6]

Le développement de l’usage du bitcoin dans le commerce se heurte à une autre grande difficulté, souvent négligée ou sous-estimée par les promoteurs du bitcoin, qui résulte du fait que la valeur unitaire du bitcoin est très élevée par rapport à la plupart des produits et services ordinaires. Cela oblige les commerçants à fixer des prix de la plupart des biens et services en quatre décimales ou plus car la limite de la division des bitcoins est de huit décimales. Or, les agents privés peuvent ne pas comprendre ces prix d’autant plus qu’ils sont habitués à avoir des prix en zéro ou deux décimales dans les monnaies officielles sauf sur les marchés de change. Cela implique aussi une évolution des logiciels de gestion et de comptabilité puisqu’ils sont généralement programmés pour n’accepter que deux décimales. Dans beaucoup de pays, les consommateurs négligent les décimales dans le prix des biens et services puisque celles-ci représentent une valeur peu importante dans leur monnaie officielle.


Réserve de valeur

La fonction de la monnaie en tant que réserve de valeur traduit sa capacité de permettre à son détenteur de reporter la consommation à une date future incertaine sans perdre trop de valeur. Dans cette fonction, la monnaie est jugée sur deux critères :

  • La monnaie doit être facile à conserver en sécurité, notamment contre les vols ou la perte. Dans le système monétaire officiel, les détenteurs de monnaie peuvent réduire considérablement les vols ou la perte en la conservant à la banque.
  • La valeur de la monnaie doit être stable dans le temps. Les banques centrales s’efforcent à l’heure actuelle de stabiliser le taux d’inflation à un niveau faible, ce qui permet de donner confiance aux agents économiques en la capacité de la monnaie officielle à conserver de la valeur pour le futur.

Pour l’instant, le bitcoin a du mal à satisfaire ces deux critères. Concernant la conservation, les bitcoins doivent être détenus dans des comptes informatiques ou des disques durs connus sous le nom de « portefeuilles numériques ». La sécurité de ces portefeuilles est une difficulté majeure pour le fonctionnement du système bitcoin. En tant que réserve de valeur, le bitcoin fait face à de grands défis en raison d’attaques informatiques, de vols et d’autres problèmes liés à la sécurité. [7] Il est possible de souscrire des contrats d’assurance contre les vols, mais cela implique des coûts de détention assez significatifs.

Outre ce problème de sécurité, ses détenteurs sont confrontés à un problème de gestion du risque résultant de la volatilité élevée de la valeur du bitcoin. Les études statistiques montrent que la volatilité du bitcoin est comparable à celle des actions les plus spéculatives, dépassant 100 % contre une volatilité autour de 10 % pour les devises officielles et de 20 % pour le prix de l’or. La détention de bitcoins, même pendant une courte période, est très risquée, ce qui est incompatible avec une monnaie servant comme réserve de valeur et remet en cause la capacité d’une monnaie à fonctionner comme unité de compte. Bien que la possibilité d’une hausse fulgurante du prix du bitcoin attire les spéculateurs, les périodes de forte baisse suivant l’éclatement d’une grosse bulle sur son prix seront cauchemardesques pour ses détenteurs dont l’objectif principal est de transférer des pouvoirs d’achat des biens et services vers le futur.

Les études empiriques montrent que la dynamique du prix du bitcoin suit une logique spéculative et est indépendante des événements macroéconomiques contrairement à celle des cours de diverses monnaies officielles et de l’or. Le taux de change quotidien du bitcoin par rapport au dollar américain n’affiche pratiquement aucune corrélation avec les taux de change du dollar exprimés en termes d’autres devises importantes comme l’euro, le yen, le franc suisse ou la livre sterling, ainsi que le prix du dollar exprimés en or. Par conséquent, il est presque impossible pour les entreprises et les consommateurs de se couvrir contre tout risque susceptible d’affecter la valeur du bitcoin. En plus, il est plus ou moins inutile en tant qu’outil de gestion de risques de change des monnaies officielles.


Droit de seigneuriage

Le droit de seigneuriage représente une source de revenu importante pour le budget de l’État. Par exemple, en 2016, la Fed a versé 92 milliards de ses profits nets au gouvernement fédéral des États-Unis. [8] En Europe, les profits nets de la BCE varient entre 10 et 30 milliards d’euros sur la période 2002-2015 (Gros 2016).

Les crypto-monnaies telles que le bitcoin privatisent les revenus de seigneuriage. Pour l’instant, la création de bitcoins a enrichi énormément ses créateurs et des spéculateurs qui ont acquis les bitcoins à un prix dérisoire.

Dans le système financier actuel, les banques commerciales privées réalisent aussi des revenus de seigneuriage grâce à leur activité de création monétaire via les activités de crédits et de dépôts, qui sont à hauteur de 1 % à 3 % du PIB au Royaume-Uni et de 0.2 % à 1 % du PIB au Danemark selon les estimations de Bjerg et al (2017). Toutefois, il y a un certain équilibre dans le partage des revenus de seigneuriage entre les banques privées et la banque centrale. L’apparition de crypto-monnaies brise cet équilibre. Dans le cas extrême, où les monnaies souveraines sont entièrement remplacées par les crypto-monnaies qui ont pris une grande importance dans les échanges commerciaux et financiers, les Etats perdent leur droit de seigneuriage et donc une part importante de leurs recettes. Si cela s’avère vrai, on peut anticiper que les États vont prendre, d’une manière ou d’une autre, le contrôle de la création des crypto-monnaies pour récupérer ces revenus de seigneuriage.

Toutefois, pour éviter les conséquences néfastes et les désordres financiers engendrés par une nationalisation des crypto-monnaies dans l’avenir, certains pays préfèrent interdire leur utilisation dès maintenant. La Banque centrale de Chine a même commencé à créer sa propre crypto-monnaie basé sur le « blockchain ». Par contre, d’autres pays tels que les États-Unis, l’Allemagne, le Japon et la France, sans encourager l’utilisation des crypto-monnaies par le grand public, ont actuellement adopté une approche plutôt bienveillante en acceptant leur utilisation dans le commerce et leur échange sur les marchés financiers via des cotations des fonds investis en bitcoin.


Stabilisation macroéconomique et financière

Le bitcoin remplit mal les fonctions de moyen d’échange, d’unité de compte et de réserve de valeur associées à une monnaie. Le bitcoin, par son principe de création et de fonctionnement, ne remplit pas la fonction régulatrice d’une monnaie officielle dans l’économie moderne.

En effet, une des raisons du remplacement de l’or par la monnaie fiduciaire est que sa production limitée ne suit pas le rythme de croissance de l’économie mondiale et génère de la déflation, à laquelle les économies ont du mal à s’adapter. Bien que la déflation ait pu se développer dans une économie se servant uniquement d’une monnaie fiduciaire, comme c’est le cas au Japon, il est possible d’y remédier en pratiquant une politique monétaire suffisamment accommodante. La pratique des taux d’intérêt nominaux négatifs par des banques centrales européennes et japonaises ces dernières années s’inscrivent dans cette logique.

Un obstacle majeur pour que le bitcoin remplisse le rôle d’une monnaie régulatrice de la production et de l’inflation provient de ce que sa quantité est limitée, conformément au principe fixé par ses promoteurs pour attirer des spéculateurs. Ce principe remet en cause son existence en tant que monnaie ayant un rôle régulateur de l’économie. L’ascension fulgurante de son cours depuis sa création implique un taux de déflation très important pour les prix des biens et services exprimés en termes de bitcoins. Relâcher la contrainte de limitation de la production de bitcoins enlèverait tout intérêt spéculatif du bitcoin et peut conduire à l’effondrement des désirs de détention exprimés par les spéculateurs et d’autres agents économiques.

Le bitcoin en tant qu’actif spéculatif souffre de l’inefficience des marchés sur lesquels il est échangé. Jusqu’à une date récente, il ne pouvait pas être vendu à découvert, et les dérivés financiers tels que les contrats à terme et les swaps qui sont routiniers pour d’autres devises ou actifs financiers n’existent pas pour le bitcoin. L’absence de ces outils d’arbitrage permettant de corriger le mauvais fonctionnement du marché du bitcoin semble être l’explication de la facilité avec laquelle sont formées les bulles spéculatives spectaculaires sur le prix du bitcoin pendant plusieurs épisodes, ce qui amène certains à parler d’une chaîne de Ponzi. [9] Le lancement des contrats à terme sur le bitcoin par le groupe CME de Chicago aux Etats-Unis le 18 décembre 2017 et le lancement prochain des fonds indiciels adossés au bitcoin par la bourse de New York et d’autres bourses pourraient un peu changer la donne, bien que l’arbitrage entre ces contrats/fonds et les bitcoins côtés sur les plateformes décentralisées reste difficile.


En guise de conclusion


Malgré sa popularité croissante depuis quelques années, le bitcoin a pour l’instant surtout des caractéristiques d’un actif très spéculatif avec la formation régulière de bulles spéculatives très exubérantes. Cette spéculation repose sur l’anticipation selon laquelle le bitcoin sera utilisé largement dans les transactions commerciales et financières, mais l’existence d’une telle spéculation remet en cause une généralisation de l’usage du bitcoin en tant que monnaie avec ses fonctions essentielles. Néanmoins, le bitcoin exerce certaines fonctions de la monnaie, notamment la fonction de moyen d’échange, mais de façon très insatisfaisante en raison des difficultés de se procurer des bitcoins, des coûts et des délais de transaction importants, et des problèmes de sécurité liés à la conservation des bitcoins acquis. La forte volatilité de son prix ne lui confie pas les fonctions d’unité de compte et de réserve de valeur. En outre, la forte déflation induite par son usage généralisé pour une offre de bitcoins plafonnée implique un risque de crise économique et financière très sérieux, ce qui met aussi en cause la possibilité de généraliser son usage. Par ailleurs, son usage implique une privatisation des revenus de seigneuriage et leur capture par des acteurs privilégiés, privant les États des revenus substantiels pour assurer des dépenses publiques et sociales. Cela pourrait conduire les États à reprendre le contrôle des échanges de bitcoin si celui-ci est largement adopté dans les transactions commerciales et financières.

Références bibliographiques :

Barry, François, & Meixing Dai (2013), « La dimension macro-prudentielle de la régulation financière introduite par Bâle III, » Bulletin de l’OPEE 28(1), 23-32.

Bjerg, Ole, Duncan McCann, Laurie Macfarlane, Rasmus Hougaard Nielsen, & Josh Ryan-Collins (2017), “Seigniorage in the 21st Century : A study of the profits from money creation in the United Kingdom and Denmark,” CBS Working Paper.

Böhme, Rainer, Nicolas Christin, Benjamin Edelman, & Tyler Moore (2015), “Bitcoin : Economics, Technology, and Governance,” Journal of Economic Perspectives 29(2), 213–238.

Cheah, Eng-Tuck, & John Fry (2015), “Speculative bubbles in Bitcoin markets ? An empirical investigation into the fundamental value of Bitcoin,” Economics Letters 130, 32-36.

Ciaian, Pavel, Miroslava Rajcaniova, & d’Artis Kancs (2016a), “The digital agenda of virtual currencies : Can BitCoin become a global currency ?” Information Systems and e-Business Management 14, 883-919.

Ciaian, Pavel, Miroslava Rajcaniova, & d’Artis Kancs (2016b), “The economics of BitCoin price formation,” Applied Economics 48(19), 1799-1815.

Dupré, Denis, Jean-François Ponsot, & Jean-Michel Servet (2015), « Le bitcoin contre la révolution des communs, » HAL Id : hal-01169131.

Gros, Daniel (2016), “Negative Rates and Seigniorage : Turning the central bank business model upside down ? The special case of the ECB,” CEPS Policy Brief, No. 344.

McCallum, Bennett T. (2015), “The Bitcoin Revolution,” Cato Journal 35(2), 347-356.

Nakamoto, Satoshi (2008), “Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System,” manuscript, retrieved at https://bitcoin.org/bitcoin.pdf.

Tichit, Ariane, Pascal Lafourcade, & Vincent Mazenod (2017), « Les monnaies virtuelles décentralisées sont-elles des outils d’avenir ? » Working Paper halshs-01467329.

Velde, François R. (2013), “Bitcoin : A primer”, Chicago Fed Letter 317, December.

Wallace, Benjamin (2011), “The Rise and Fall of Bitcoin,” Wired, November 23.

Yermack, David (2015), “Is Bitcoin a Real Currency ? An economic appraisal,” in David K.C. Lee (ed.), Handbook of Digital Currency : Bitcoin, Innovation, Financial Instruments, and Big Data, 31–43.


[1Pour une présentation détaillée du fonctionnement du système bitcoin et son évolution, voir Wallace (2011), Yermack (2014), et Bökme et al. (2015). Tichit et al. (2017) ont examiné un ensemble de monnaies virtuelles et les ont comparées avec les monnaies locales. McCallum (2015) a discuté des implications réglementaires du bitcoin.

[3Pour une explication très pédagogique de la notion de monnaie, voir Irena Asmundson et Ceyda Oner (2012), « Qu’est-ce que la monnaie ? » L’ABC de l’économie, Finances & Développement (Septembre), 52-53.

[4Certains d’entre, du fait de leur mode de stockage et d’accès via le réseau Internet, sont aussi appelés « monnaie de réseau », « monnaie cryptographique », « cyberargent » ou « cybermonnaie ».

[5Voir le site https://blockchain.info/.

[6La banque de France a mis en garde contre l’utilisation du bitcoin dans un article intitulé « Les dangers liés au développement des monnaies virtuelles : l’exemple du bitcoin », Focus n° 10 – 5 décembre 2013.

[7De nombreux incidents sont signalés. On peut citer l’exemple du détournement de 744 408 bitcoins en février 2014 suite à un piratage informatique qui a conduit à l’effondrement brutal de Mt. Gox, une plateforme d’échange de bitcoins basée à Tokyo, ou encore celui de James Howells, un Gallois qui a déclaré avoir jeté un disque dur contenant 7 500 bitcoins en 2013.

[9Voir [Pascal Ordonneau (2017), « Le Bitcoin entre monnaie et chaîne de Ponzi », Le 03/06 les Echos. Par ailleurs, Cheah et Fry (2015) ont testé l’hypothèse de bulles spéculatives sur le marché du bitcoin et confirment que la valeur fondamentale du bitcoin est égale à zéro. Pour Ciaian et al. (2016a, b), les indicateurs d’attractivité (qui dépendent en partie de l’économie liée au bitcoin) sont les principaux déterminants du prix du bitcoin.

Droits et Permissions

Accès libre (open access) : Cet article est distribué selon les termes de la licence internationale Creative Commons Attribution 4.0.

Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

D'autres articles qui pourraient vous intéresser


Partager