Questions sur l’avenir de la politique régionale européenne

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

La politique régionale européenne existe depuis plus de 30 ans. Confrontée à des défis majeurs, l’élargissement, la mondialisation, l’avènement d’une économie de la connaissance et la limitation des moyens budgétaires de l’Union européenne, elle fait aujourd’hui l’objet d’un débat âpre, entre les experts et les États, dont les enjeux sont importants pour l’avenir même de la cohésion européenne. Le présent article s’emploie à poser les jalons de ce débat.

Mots-clefs : construction européenne, élargissement de l’UE, intégration régionale, politique de cohésion, politique régionale.

Citer cet article

René Kahn « Questions sur l’avenir de la politique régionale européenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 9, 13 - 16, Hiver 2003.

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À la croisée des chemins

La politique régionale européenne s’est dotée de moyens conséquents à partir de la création du FEDER en 1975. Elle a traversé plusieurs réformes consécutives aux élargissements. A chaque fois ses moyens ont été renforcés. Ainsi le budget qui lui est alloué est passé de 5,5 milliards d’€ sur la période 1967-1979 à 213 milliards d’€ pour la période 2000-2006. Corrélativement, la part des politiques structurelles dans le budget communautaire est passée de 6% en 1975 à 35% en 2000. Actuellement, 80 % du budget de la Commission est absorbé par la PAC et les politiques régionales. Pourtant, certaines évolutions récentes de la construction communautaire incitent à reconsidérer, pour l’avenir, à la fois les moyens et les orientations de la politique régionale. Plusieurs facteurs suggèrent cette réorientation :

  • L’élargissement et la nécessité d’agir désormais en disposant de moyens limités ;
  • L’intégration de l’Europe à l’économie mondiale et à une économie de la connaissance ;
  • La nécessité de vérifier l’efficacité des mesures adoptées dans la mise en œuvre du principe de solidarité et de l’objectif de cohésion économique et sociale.

Cet article ne prétend pas révéler l’issue des débats actuellement engagés autour de la politique régionale mais s’efforce d’expliciter les principaux enjeux qui traversent ce débat et qui conditionnent l’avenir de cette politique européenne.

L’élargissement

L’élargissement de l’Union européenne à 25 puis 27 voire 28) a toutes sortes de conséquences mais, en particulier, il induit une augmentation sans précédent des disparités économiques et sociales de l’espace européen, c’est-à-dire des besoins d’intervention. Comme le montre le tableau page suivante, le passage de 15 Etats à 28 (avec la Turquie) a mécaniquement pour effet de quasiment doubler le rapport d’inégalité entre les régions les plus riches et les plus pauvres. Cependant l’Europe dans son mode de fonctionnement actuel ne dispose pas de moyens croissants. Les débats engagés sur les crédits accordés à la politique régionale sur la période 2007-1013, ont d’ores et déjà abouti à l’adoption de seuils, de façon à ce que les besoins des politiques structurelles n’excèdent pas 0,45% du budget communautaire. L’Europe se montrera à l’avenir moins généreuse que par le passé.

Les régions les plus riches et les plus pauvres dans l’UE-15 et l’UE-28
Indice moyen du PIB par habitant (*)
UE-15 UE-28
1995 2000 1995 2000
10 % des régions les plus riches (a) 133 133 145 146
10 % des régions les plus pauvres (b) 68 69 41 43
Rapport (a)/(b) 1,96 1,93 3,54 3,40
25 % des régions les plus riches © 112 111 123 122
25 % des régions les plus pauvres (d) 82 82 75 78
Rapport (c)/(d) 1,37 1,35 1,64 1,56

Notes : (*) PIB par habitant en SPA (Standards de Pouvoir d’Achat) en % de la moyenne de l’Union

Source : Eurostat

Convergence et cohésion

De nombreux travaux empiriques ont montré que le processus de convergence du produit par tête entre les Etats membres est effectif en Europe mais qu’il reste, à quelques exceptions près (Irlande) très lent. Par ailleurs, ce processus s’accompagne d’un accroissement des disparités régionales, notamment dans les pays les moins développés, venant ainsi étayer les hypothèses de « convergence conditionnelle » et de « clubs de convergence ». Cette approche légitime ainsi les politiques visant à homogénéiser les conditions structurelles de l’activité économique : infrastructures, R&D, niveau de qualification. En d’autres termes, les travaux empiriques sur la convergence tendent à suggérer un redéploiement et une réorientation des fonds structurels. Le rapport Sapir (2003) qui se concentre sur les ressorts de la croissance en Europe, abouti à des conclusions analogues. De plus, le processus d’intégration économique génère un renforcement de la concentration spatiale des activités. Le retour à une répartition plus homogène impliquerait des coûts d’ajustement considérables. L’Europe n’a ni les moyens, ni même sans doute intérêt à contrecarrer une telle dynamique. Par conséquent, la politique régionale européenne s’apparentera à l’avenir de moins en moins à une politique d’aménagement du territoire et de redistribution spatiale des activités et de plus en plus à une politique structurelle de soutien à la croissance et à la compétitivité des régions.

Les régions dans une économie basée sur la connaissance

Avec les objectifs de Göteborg et Lisbonne, l’Europe a placé la barre très haut en terme de création d’emploi (20 millions d’emplois additionnels), de performances économiques (l’économie la plus compétitive du monde) et d’entrée dans une économie de la connaissance. La question de savoir si ces objectifs sont raisonnables et si cette ambition répond démocratiquement aux aspirations des citoyens n’est pas abordée ici. Les implications de ces décisions sur les économies nationales sont nombreuses mais il faut surtout noter qu’elles engagent massivement les territoires infranationaux dans un vaste système de concurrence généralisée. À l’opposé des analyses de Paul Krugman qui conclut à l’inadéquation du concept de compétitivité aux espaces nationaux et régionaux, l’Union européenne fonde sa politique actuelle sur l’idée centrale que la compétitivité de l’Union européenne repose de plus en plus sur les territoires. En effet, l’accès à une économie de la connaissance suppose non seulement une augmentation générale des niveaux de qualification mais aussi une organisation des relations de proximité favorisant la diffusion de l’innovation et les économies d’agglomération.

Pour atteindre ses objectifs, l’Union européenne doit non seulement amener les régions les plus défavorisées à rattraper leur retard mais également améliorer substantiellement la compétitivité territoriale de toutes les régions. Il s’agit pour la politique régionale d’un tournant qualitatif important : l’objectif de cohésion économique et sociale est encore affiché mais il passe désormais moins par la redistribution que par la responsabilisation des régions et leur implication dans les programmes de développement et de renforcement des avantages comparatifs.

La remise en cause de l’efficacité de la politique régionale

L’Europe, c’est entendu, est un espace de solidarité et l’Union européenne s’est fixée un objectif général de cohésion économique et sociale. Encore faut-il que les manifestations de cette solidarité démontrent leur capacité à réduire les inégalités. C’est précisément sur ce point que la politique régionale reste fragile dans ses fondements théoriques et prête le flanc à la critique. La doctrine implicite initiale tablait sur la réalisation du marché unique puis sur l’intégration économique et monétaire pour réduire les disparités interrégionales. La persistance des inégalités laisse à penser que ces mécanismes restent insuffisants. Se pose alors la question des formes particulières d’intervention et de solidarité qui concourent efficacement à la résorption des inégalités régionales. Sur ce point, les analyses économiques se démarquent de l’optimisme de la Commission. Les travaux de la nouvelle économie géographique ne se contentent pas de relativiser l’hypothèse de convergence, ils affirment très clairement que la dynamique des économies d’échelle externes et de l’abaissement des coûts de transport induit nécessairement une concentration spatiale des activités, notamment industrielles et de R&D. De ce fait l’intégration économique se traduirait automatiquement par un renforcement des inégalités spatiales. Certains travaux vont jusqu’à suggérer que la politique régionale européenne en luttant contre les mécanismes de concentration, est contre-productive et inefficace et préconisent au minimum un réexamen des orientations actuelles.

Cette remise en cause par la théorie économique de la politique régionale n’est pas récente mais elle a été relancée cet été à partir d’une réflexion sur l’utilisation du budget européen (cf. l’article du Professeur Charles Wyplosz et la réponse de M. Barnier, Commissaire européen dans le journal Le Monde [1].

Le statut des régions dans la construction européenne

Les régions ne constituent pas seulement un champs d’intervention passif des politiques européennes, elles sont aujourd’hui de plus en plus impliquées comme partenaires dans la définition de ces mêmes politiques. Au-delà des incertitudes qui pèsent sur la politique régionale, c’est la question du statut de l’échelon régional qui est posée par la dynamique de la construction européenne. Si l’on écarte le mythe d’une Europe des régions venant supplanter l’Europe des Etats, il reste à définir les véritables fonctions des institutions et des territoires infranationaux, notamment dans le domaine économique. Une tradition séculaire de la pensée économique tend à opposer la doctrine libérale prônant un repli de l’action publique sur les seules fonctions régaliennes au courant interventionniste qui préconise le déploiement au niveau national ou européen d’instruments de politiques économiques conjoncturelles voire structurelles. Or la mondialisation de l’économie et les mutations qui l’accompagnent (tertiarisation, mobilité des activités, rôle de l’innovation, etc.) dessinent des situations intermédiaires inédites qui appellent de nouvelles formes de régulation, plus ciblées, plus localisées, dans le cadre de partenariats publics-privés. La mondialisation a fait entrer la dimension spatiale dans le calcul économique des entreprises. Les économies régionales sont ainsi soumises à des dynamiques de développement différenciées et des chocs asymétriques. Certaines valorisent leurs atouts et renforcent leur attractivité, d’autres doivent gérer des situations défavorables et se reconvertir.

La rigueur budgétaire au niveau national, induite par la discipline communautaire, ne permet plus d’opérer une péréquation suffisante. Les aides européennes, si importantes soient-elles, viennent en appui aux politiques structurelles mais elles n’ont pas l’impact d’une politique économique européenne qui pourrait s’appuyer sur un véritable fédéralisme budgétaire.

Dans un contexte d’érosion des modes de régulation nationaux et de mécanismes européens de solidarité incomplets, les initiatives régionales prennent tout leur sens. Les régions peuvent certes encore compter à court terme sur les mécanismes de la solidarité nationale (les transferts de revenus à travers le budget de l’Etat et des administrations de sécurité sociale) et à long terme sur la politique nationale d’aménagement du territoire ainsi que les fonds structurels européens, mais elles sont de plus en plus incitées à trouver en elles-mêmes les réponses aux problèmes socio-économiques rencontrés.

Dans ce contexte, les initiatives économiques régionales et locales constituent une réponse aux défis auxquels sont confrontés des espaces économiques et plus en plus individualisés et différenciés pour conserver un niveau suffisant d’emploi, d’activité, de prospérité et de cohésion sociale. L’Europe saura-t-elle fédérer et organiser ces initiatives de façon à les articuler à ses propres finalités ? Cela reste à démontrer, mais l’avenir de la cohésion européenne passe aussi par l’intégration des initiatives économiques dispersées et fébriles des 265 régions du niveau 2 de la nomenclature européenne (NUTS) ou des 1284 régions du niveau 3 de cette même nomenclature.

Bibliographie indicative

Bruzelay Alain & Achille Hannequart, Problématique régionale et cohésion dans la communauté européenne, Ed. Economica, 1994.

Dunning H. John, Regions, globalization and the knowledge based economy, Oxford University Press, 2000.

Ngo-Maï Stéphane, Dominique Torre & Elise Tosi (sous la direction de), Intégration européenne et institutions économiques Ed. D Boeck, 2002.

El Ouardighi & René Kahn, Les régions et la politique régionale européenne in Les politiques économiques européennes (sous la direction de M. Dévoluy), 2015.

Sapir André (Chairman of the report) An Agenda for a Growing Europe, European Commission, july 2003.

Scott Allen J, Les régions et l’économie mondiale, Ed de l’Harmattan, 2001.


[1Le journal Le Monde, éditions du 29.7.03 et du 7.8.03.

Droits et Permissions

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