La gestion concertée du risque systémique : la quête d’une bonne gouvernance

Gabriel Bissiriou, ‎Université de Strasbourg 2

Les récentes crises financières des pays émergents semblent avoir pour origine des instabilités bancaires plus ou moins fortes, ébranlant à maintes reprises l’édifice financier mondial. Ces instabilités témoignent de la diversité des problèmes que rencontrent les pays émergents dans l’adaptation de leurs systèmes bancaires au cadre actuel de la globalisation financière. L’abondance d’épargne internationale mal maîtrisée sur les marchés émergents d’Asie ou d’Amérique latine contraste avec la double pénurie d’épargne interne et externe des pays d’Afrique. Cette diversité des problèmes bancaires souligne l’accroissement et l’internationalisation du risque systémique (risque de liquidité, risque de contagion). D’où la question centrale que nous nous posons : comment les récents développements de la théorie de l’intermédiation financière contribuent-ils à mieux cerner les besoins d’une réglementation bancaire adaptée à la réalité multiforme actuelle des pays du Sud ? En d’autres termes, comment la gestion de ce risque systémique est-elle appréhendée par le renouvellement actuel de la théorie de l’intermédiation bancaire ? Cet article tente d’y répondre à travers une double démarche :

  • d’abord, en explorant les fondements microéconomiques qui sous-tendent la logique interne des banques dans la gestion du risque systémique,
  • ensuite, en analysant les solutions suggérées par cette théorie pour corriger les imperfections bancaires dans leur gestion du risque systémique.

Mots-clefs : aléa moral, dérégulation financière, discipline de marché, prise de risque excessif, régulation financière et bancaire, risque financier, risque moral, risque systémique.

Citer cet article

Gabriel Bissiriou « La gestion concertée du risque systémique : la quête d’une bonne gouvernance », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 7, 18 - 21, Hiver 2002.

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Les fondements microéconomiques de la gestion bancaire du risque systémique

L’approche dominante actuelle justifiant la raison d’être des banques repose sur la capacité de ces dernières à réduire l’asymétrie d’information due à l’imperfection des marchés financiers. Leur capacité unanimement reconnue fait référence à deux types d’asymétrie d’information : la première exprime la capacité des banques à assurer une liquidité optimale des dépôts de leurs clients (gestion du passif des banques) ; la seconde est relative à l’aptitude des banques à mieux gérer l’information dont elles disposent sur la rentabilité des projets financés (gestion du passif des banques). La conjonction de ces deux fonctions principales des banques peut être source, non seulement d’économies d’échelle, mais également d’instabilité du système financier, donc d’accroissement du risque systémique.

Il y a risque systémique lorsque la défaillance d’une banque importante, dans sa fonction de provision de liquidité, est susceptible de provoquer, par un effet de contagion, la faillite de l’ensemble du système financier. La compréhension de ce phénomène passe d’abord ici par l’examen succinct des principes d’une demande de liquidités délivrées et gérées par les banques, pour ensuite explorer ses extensions actuelles (contexte actuel de la globalisation financière).

1) Les principes d’une demande de liquidités délivrées et gérées par les banques

Les principes d’une demande de liquidités délivrées et gérées par les banques s’articulent autour de trois points essentiels : premièrement, les banques sont plus aptes que les marchés financiers à assurer à tout moment la liquidité des dépôts individuels de leurs clients en offrant un système optimal d’assurance-dépôts ; deuxièmement, ce contrat bancaire optimal de dépôts, défini dans le cadre d’un processus de retraits lié à l’information partielle (ou privée) détenue par chaque déposant, révèle néanmoins l’existence de situations multiples, dont notamment celles probables des ruées bancaires (afflux massif et inopiné de demandes de retraits) ; troisièmement, la généralisation possible de cette panique à l’ensemble de l’économie pose le problème de l’instabilité du système bancaire sur le plan macroéconomique.

L’instabilité bancaire tire donc sa source non seulement de l’effet conjugué des risques spécifiques à chaque déposant et du risque systémique (risque d’illiquidité, voire d’insolvabilité), mais également de l’asymétrie d’information induisant des phénomènes d’aléa de moralité (comportements erratiques de certains déposants mal informés). Cette instabilité peut être jugulée, soit par l’introduction dans le contrat d’une clause de suspension de la convertibilité des créances des déposants en liquidités en cas de ruées bancaires (fermeture des guichets), soit par le réescompte hâtif des titres bancaires auprès d’un prêteur en dernier ressort (notamment la banque centrale). Ces deux instruments, identifiables à de simples transferts, selon certains, contribueront à stabiliser les contrats bancaires tout en préservant le bien-être collectif.

Ce référentiel théorique de l’intermédiation bancaire, dont la validité et la robustesse ont été abondamment testées, se trouve désormais confronté à la globalisation financière et donc aux nouveaux défis du risque systémique.

Une des critiques majeures faites à ce référentiel théorique tient au fait que la liquidité des actifs ne soit pas liée aux activités des marchés financiers. Ceci fait abstraction du contexte actuel de la globalisation financière. Ces différentes observations montrent le besoin constant d’adaptation du corpus théorique de l’intermédiation financière endogène à l’évolution des transformations rapides de la sphère financière actuelle.

2) Les extensions du référentiel théorique au contexte actuel de la globalisation financière

Le potentiel théorique du modèle dominant est ainsi exploité dans des directions diverses. Nous retiendrons ici trois principales directions de recherche : celle de l’interaction bénéfique entre banques et marchés financiers (pertinente dans le cas des pays émergents, du fait de la faible participation des déposants aux marchés financiers peu développés), celle plus dynamique des analyses intergénérationnelles dans le cadre de la croissance durable (étude des mérites respectifs des banques et des marchés financiers dans la fourniture de liquidités) et enfin celle plus embryonnaire d’une approche plus intégrée du système financier. Si la première et la seconde voies cherchent à réduire l’asymétrie d’information due aux imperfections des marchés financiers (approche institutionnelle), la troisième (encore embryonnaire) tente d’explorer les fonctions assurées par les banques et les marchés financiers dans l’allocation permanente des ressources (approche fonctionnelle). L’idée sous-jacente à cette approche fonctionnelle est qu’à long terme, les fonctions restent plus stables que les institutions. En d’autres termes, les besoins fonctionnels persistent tandis que les institutions évoluent (changent, se transforment) dans le temps et dans l’espace (flexibilité d’adaptation aux mutations financières et technologiques). L’absence de cadre théorique solide de cette approche fonctionnelle souligne actuellement ses limites.

Ces fondements microéconomiques sont-ils suffisants pour mieux comprendre les crises actuelles et élaborer des instruments de régulation appropriés au contexte actuel de la globalisation financière ? C’est ce que nous tenterons d’apprécier dans les modes de régulation du risque systémique.

Les modes actuels de régulation du risque systémique

L’apport des théories microéconomiques de l’intermédiation bancaire aux réflexions sur les modes appropriés de régulation de l’instabilité financière globale actuelle réside, entre autres, dans le compromis néolibéral du modèle. En effet, bien que la logique sous-jacente à ce modèle souligne la primauté de la discipline de marché sur la régulation officielle, elle tente néanmoins de justifier le bien fondé d’une intervention publique renforçant les capacités optimales des banques dans la réduction de l’asymétrie d’informations due à l’imperfection des marchés financiers. En d’autres termes, la vulnérabilité intrinsèque des banques aux chocs de liquidité les amène à se prémunir contre ces risques, soit par l’introduction dans les contrats d’une clause de suspension de conversion des créances (fermeture des guichets), soit par le réescompte des titres bancaires auprès d’un prêteur en dernier ressort (banque centrale).

Les interventions régulatrices suggérées par ces fondements microéconomiques peuvent s’articuler autour de deux axes : d’abord celles des régulations visant à améliorer l’assurance-dépôts liée à l’aléa de moralité ; ensuite, celles des régulations alternatives.

1) L’efficience d’un système d’assurance-dépôt et l’aléa de moralité afférente

Le paradigme sous-jacent au rôle des banques dans la réduction de l’asymétrie d’information reste la théorie de l’équilibre général des marchés incomplets. Dans ce cadre théorique, deux thèses s’opposent :

  • celle pour qui l’existence d’un système de dépôt (privé ou public) se justifie par le caractère optimal et incitatif de partage des risques entre déposants ;
  • celle pour qui ce système de dépôts serait plutôt source de distorsions dans la structure des risques liés aux portefeuilles bancaires.

En admettant l’existence ex ante d’une clause de suspension de la convertibilité des dépôts en liquidités (fermeture des guichets), la première thèse élimine ainsi toute tentative de comportements erratiques des déposants et préserve ainsi le caractère optimal de l’assurance-dépôts. Cette thèse renforce l’opinion selon laquelle la banque fédérale américaine, en s’opposant à la fermeture des guichets bancaires, aurait suscité de bien plus graves difficultés au cours des crises antérieures (crises de 1929 et précédentes).

Selon la seconde thèse, la détention d’information privée par les banques sur la probabilité de réaliser des profits substantiels peut amener ces dernières à une prise de risques excessive en détenant des portefeuilles de titres et de prêts plus risqués. Les espérances de gains dépassent largement les risques de retraits inopinés des déposants, l’assurance-dépôt garantissant de surcroît contre le risque d liquidité. Les effets de distorsions de ces choix structurant l’actif des bilans bancaires, les deux types d’aléa moral (concernant l’asymétrie d’information sur les opportunités d’information et l’existence même de l’assurance-dépôt, n’incitant pas à la prudence), affaiblissent la discipline de marché défendue par la première thèse.

L’opposition plus ou moins tranchée de ces deux analyses reflète le compromis néolibéral des débats actuels sur la stabilité de la sphère financière internationale. L’avantage d’une assurance-dépôt complète repose sur l’élimination des ruées bancaires. L’inconvénient majeur réside dans le fait que ces agences de dépôts ont vu leurs responsabilités s’étendre aux fonctions de contrôle des actifs bancaires et de capitalisation appropriée des banques assurées. Si l’objectif d’un tel contrôle est d’éviter des investissements bancaires excessifs, il subsiste néanmoins le risque d’aléa moral engendré par l’absence de responsabilisation des banques et donc de défaut d’exercice de la discipline de marché inhérente au modèle. La maîtrise actuellement recherchée de l’instabilité financière internationale s’apparente à cette approche pragmatique privée-publique. Ce compromis pragmatique, proche du libéralisme enchâssé keynésien, reste pour l’instant inachevé dans ses réponses aux défis du risque systémique. La récurrence des crises financières des pays émergents interpelle sur les problèmes de gouvernance de la finance globalisée. Pour certains, cette finance globalisée serait, non seulement instable, mais également inégalitaire. De récentes analyses montrent que les pays émergents les moins touchés par les crises récentes et ayant tiré le meilleur bénéfice de la finance globalisée sont (la Chine et l’Inde) ceux qui ont su contrôler leur ouverture internationale, ne serait-ce qu’en attente de consolider leurs propres systèmes financiers.

2) Le rôle du prêteur en dernier ressort dans la gestion du risque systémique

L’alternative au système d’assurance-dépôt réside dans la possibilité d’intervention d’un prêteur en dernier ressort. L’intervention du prêteur en dernier ressort doit être distinguée de l’assurance-dépôt (qui assure à la fois la prévention et la gestion du risque systémique). Il s’agit d’une action de nature exceptionnelle, car elle ne se produit qu’en période de crise et constitue un acte hors-marché destiné à rétablir les conditions d’autorégulation de la discipline de marché. Ces interventions sont donc rares et utilisées dans le cadre national. C’est donc par essence un risque qui concerne en priorité les banques centrales nationales. Dans le cadre actuel de la finance globalisée, la recherche d’une gouvernance publique pour maîtriser les différentes sources d’inefficience ou de fragilité accentue la nécessité d’un prêteur en dernier ressort. Si, sur le plan des États-nations, ce rôle est clairement attribué aux banques centrales qui ont aussi le pouvoir monétaire, il suscite par contre des problèmes de coordination sur le plan international. Les débats récents sur la fonction d’un prêteur international en dernier ressort sous la forme d’une banque centrale mondiale concluent au caractère peu réaliste de cette proposition. Les alternatives à cette proposition ont trait aux moyens de garantir la crédibilité des structures collectives de gestion des crises.

Pour les fondements théoriques de cette problématique :

Diamond D. et Dybvig S. , Bank runs , deposit insurance and liquidity, Journal of political economy, 1983.

Bernanke B. et Gertler M. , Agency costs and business fluctuations, American Economic Review, 1989.

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