Les incohérences entre la politique commerciale de l’U.E et sa politique de coopération au développement dans le processus actuel de mondialisation
Francis Kern, Université de Strasbourg (BETA)
Claire Mainguy, Université de Strasbourg (BETA)
Au moment où s’achèvent les négociations sur les accords de partenariat économiques (APE) conformément à l’Accord de Cotonou signé en juin 2000 entre l’Union européenne et les 78 pays d’Afrique, des caraïbes et du pacifique (ACP), les incohérences des principes qui guident ces accords apparaissent au grand jour.
Mots-clefs : accord de Cotonou, aide publique au développement, coopération économique internationale, coopération Nord-Sud, développement économique, politique de coopération.
Citer cet article
Francis Kern , Claire Mainguy « Les incohérences entre la politique commerciale de l’U.E et sa politique de coopération au développement dans le processus actuel de mondialisation », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 17, 17 - 20, Hiver 2007.
Cet article est un premier commentaire qui permet de souligner les contradictions du bilan de Pascal LAMY comme commissaire européen au commerce international dans la commission PRODI (1999-2004) entre les positions adoptées par l’Union européenne (UE) dans les négociations commerciales internationales et leur compatibilité avec l’autre volet international des politiques de l’UE, la politique de coopération internationale et de développement. Il s’agit de souligner le risque que les règles du commerce international se définissent de plus en plus au détriment des pays les moins avancés, renforçant ainsi leur dépendance de l’aide extérieure.
Relations multilatérales, libre échange et intégration régionale
Jusqu’à la suspension du cycle de Doha en juillet 2006, l’UE a montré sa préférence pour les relations multilatérales dans le cadre de l’OMC au détriment des relations bilatérales dans lesquelles les rapports de force peuvent être encore plus déséquilibrés à l’égard des pays du Sud. A contrario, les États-Unis pourraient se satisfaire d’un échec du cycle de DOHA afin de remettre à l’ordre du jour les relations strictement bilatérales sur le plan commercial [1].
Cependant, la position de l’UE n’est pas exempte d’ambiguïtés et de contradictions. En effet, elle généralise le principe du libre échange dans les positions qu’elle adopte tant à l’OMC que dans les accords bilatéraux qu’elle peut conclure par ailleurs. Or, quand ces accords concernent des pays moins avancés (PMA), comme c’est le cas de l’accord de Cotonou, ce choix peut être contradictoire avec l’objectif de développement affiché.
Les pays en développement [2] , dont font partie les grandes puissances commerciales que sont devenus les pays émergents, peuvent bénéficier du système européen de préférences généralisées [3]. Les PMA peuvent éventuellement bénéficier de mesures plus avantageuses telle que l’Initiative « tout sauf les armes » que Pascal Lamy a lancée en 2001 [4] .
Dans le cadre de l’accord de Cotonou, des accords de partenariat économique (APE) qui doivent être signés au plus tard fin 2007, visent à établir des zones de libre-échange entre l’UE et six régions ACP (Afrique de l’ouest, Afrique de l’est, Afrique australe, Pacifique, Caraïbes et Océanie). Ces régions incluent à la fois des PMA qui pourraient bénéficier de l’initiative TSA et des non-PMA qui ne pourraient prétendre qu’au SPG.
L’initiative LAMY « Tout sauf les armes » accorde des préférences non réciproques. Elle est certes non discriminatoire car elle s’adresse à l’ensemble des PMA [5] mais, de ce fait elle ne concerne pas tous les pays ACP. Ainsi, elle entre en contradiction avec l’Accord de Cotonou de juin 2000 qui privilégie les échanges régionaux, elle apparaît comme une initiative intéressante mais unilatérale contrairement aux APE. Un PMA membre d’un ensemble régional (composé de PMA et de non PMA) qui conclurait un APE avec l’UE serait de fait privé des bénéfices de l’initiative TSA.
Les APE sont fondés sur le libre-échange alors que les échanges Nord/Sud sont fortement déséquilibrés et asymétriques : les pays européens effectuent une faible part de leur commerce avec les pays ACP alors qu’ils représentent eux-mêmes une part importante des importations et exportations des ACP [6] ; ces accords faciliteraient les exportations de produits manufacturés et de services de l’U.E. (finance, assurance, télécoms…) alors que les pays du sud ont une gamme de produits primaires limitée à exporter vers l’UE.
Ainsi la libéralisation commerciale unilatérale pour les services dans le sillage de l ‘AGCS risque de provoquer une rupture dans la dynamique des intégrations régionales préconisée et encouragée par l’Accord de Cotonou. De surcroît, les régions avec lesquelles l’UE veut un APE ne sont pas forcément celles que l’Union Africaine dans le cadre du NEPAD veut promouvoir.
Cependant, les APE présentent l’avantage de comporter deux composantes « facilitation des échanges » et « aide au commerce », destinées à améliorer la compétitivité (offre) des produits ACP. Une attention particulière doit être accordée à ces aspects et à leur réelle efficacité sans lesquels, l’accord de Cotonou risque de représenter un recul.
Un des principaux problèmes actuels réside dans l’ajustement des agendas des différents cycles de négociations : celles de Doha ne seront pas terminées dans les temps alors que pour celles de Cotonou la date butoir de fin 2007 est impérative pour l’UE. Or les APE devant respecter les règles de l’OMC, celles ci doivent être connues pour qu’un APE soit possible.
Une libéralisation des échanges à deux vitesses : les cas du sucre et du coton
Le cas du sucre illustre les effets de répartition, au détriment des pays les plus pauvres, des mesures prises par l’UE suite au jugement de l’OMC. Le cas du coton montre le décalage entre le discours et la réalité d’une part en ce qui concerne le libre-échange et d’autre part en ce qui concerne la politique européenne d’aide au développement.
Dans le cadre de l’OMC, en adoptant la libéralisation du prix du sucre, l’UE handicape ses propres producteurs, les betteraviers européens et les pays ACP producteurs de sucre de canne au bénéfice de l’agrobusiness brésilien. Le Brésil est à même de fournir le marché international en étendant ses superficies au détriment de la forêt amazonienne mais l’offre internationale du Brésil en sucre ne peut qu’être instable car, outre les facteurs climatiques propres à toute production agricole, elle dépend de deux variables, le cours du sucre et le cours du pétrole qui décidera des arbitrages entre l’exportation de sucre ou la transformation de la canne à sucre en agrocarburant.
Pour le coton principal produit d’exportation d’Afrique de l’ouest et centrale, l’U.E. est favorable à une aide budgétaire aux pays concernés pour financer un fonds de stabilisation afin de préserver les filières de production plutôt que de chercher une régulation du marché international qui réduise les distorsions. Il s’agit en quelque sorte de financer une politique d’aide pour compenser les effets dévastateurs d’un marché dérégulé et déséquilibré par les subventions américaines et européennes, plutôt que de financer un système de garantie des prix aux producteurs. Précisons que ce système serait destiné à réduire l’instabilité des cours et non à compenser le manque de compétitivité. Cette position est d’autant plus paradoxale qu’un dispositif de garanti de prix géré par les sociétés de collecte et les groupements de producteurs constituerait une politique agricole de développement dans la mesure où les revenus monétaires distribués peuvent assurer la prospérité des zones cotonnières en termes de pouvoir d’achat et de financement d’infrastructures (pistes, écoles, dispensaires…) [7].
Or, le cycle de Doha porte précisément sur la manière dont le commerce international pourrait favoriser le développement, il est à l’heure actuelle dans l’impasse car les tractations successives dans le seul domaine des produits agricoles sans parler des négociations en cascade pour les produits agricoles qui renvoient aux négociations sur les produits manufacturés puis sur les services empêchent tout règlement ponctuel. La logique de la globalisation des négociations conduit à la paralysie et à l’impasse comme en témoignait la suspension des négociations de l’été 2006 et l’issue incertaine depuis leur reprise au printemps 2007.
Pour une révision des principes qui fondent les APE et la recherche d’une cohérence entre commerce international et développement
La position adoptée par l’U.E. à l’OMC confrontée à ces deux études de cas pourrait avoir pour objet de fonder la nécessité de rechercher les modalités de cohérence entre politique commerciale et politique de coopération internationale au développement. L’UE principale puissance commerciale mondiale devrait préserver, voire promouvoir une cohérence entre le fait de privilégier les négociations commerciales multilatérales tout en poursuivant sa politique de coopération au développement. Pour atteindre cet objectif il faut que le principe du libre échange ne soit pas intangible. Les principes seraient que les marchés du nord soient accessibles aux pays du sud mais que ces derniers puissent mettre en œuvre des politiques agricoles pour renforcer leurs filières agricoles. Comme le souligne Andrew Charlton « la vraie question n’est pas de savoir si le Burkina faso doit baisser ses droits de douane, mais si la communauté internationale a raison de créer un système qui force le Burkina à le faire » [8]. L’UE devrait appliquer ce principe non seulement à l’OMC mais dans les conditions de mise en œuvre des APE, bref inverser les asymétries actuelles !
L’UE devrait adopter comme principe directeur que des limites au libre échange s’avèrent nécessaires et que ces limites sont autorisées par les clauses du traitement spécial différencié (TSD) qui doivent pouvoir s’appliquer aux 40 PMA majoritaires dans les 78 pays ACP. Les APE dans l’Accord de Cotonou devraient pouvoir généraliser ce principe en évoquant le fait que si des PMA sont inclus dans des ensembles régionaux c’est l’ensemble communautaire régional qui devrait bénéficier d’un TSD [9]. Sinon le risque est celui d’un démantèlement des ces unions régionales car les PMA bénéficiant du régime TSA n’auront aucun intérêt à signer un APE et les autres pays ACP seront soumis au système généralisé de préférences. De même le fait que dans les négociations en cours l’UE concède pour une période de transition de dix ans le maintien pour chaque pays d’une liste de « produits sensibles » sur lesquels les Etats pourraient maintenir des tarifs élevés va à l’encontre de la dynamique d’intégration régionale recherchée. « En Afrique de l’Ouest, 92% de ces produits ne sont pas communs à tous les pays de la zone. Autrement dit, cette approche interdit la création de marchés régionaux et prête le flanc aux pressions des lobbies agricoles et des Etats les plus forts, aux dépens des intérêts de la population » [10].
Les pressions actuelles pour conclure un accord avant la fin de l’année font craindre que celui-ci ne porte que sur la libéralisation des échanges de biens,, de façon à respecter les règles de l’OMC [11]. En se limitant à l’instauration d’une zone de libre-échange conventionnelle, un tel accord ôterait tout pouvoir de négociation aux pays ACP, serait contraire à l’esprit de Lomé mais irait également à l’encontre des objectifs du millénaire définis par l’ONU.
Pour approfondir
Bilal S., Rampa F., 2006, APE alternatifs et alternatives aux APE. Scénarios envisageables pour les futures relations commerciales entre les ACP et l’UE, rapport ECDPM n°11.http://www.ecdpm.org/Web_ECDPM/Web/Fr_Content/Navigation.nsf/index2?readform&http://www.ecdpm.org/Web_ECDPM/Web/Fr_Content/Content.nsf/7732def81dddfa7ac1256c240034fe65/b275737b887e6351c12572b3004e9a97?OpenDocument
Busse M., Borrmann A. and Großmann H., 2004, The Impact of ACP/EU Economic Partnership Agreements on ECOWAS Countries : An Empirical Analysis of the Trade and Budget Effects, Final Report Prepared for the Friedrich-Ebert-Stiftung.
Cadot O ., Estevadeordal A., Suwa-Eisenmann A., Verdier T. (ed), 2006, The Origin of Goods : Rules of Origin in Regional Trade Agreements, Oxford University Press.
Lipchitz A., Chedanne Ph. (dir.), 2007, Accords de partenariat économiques et dynamique des flux commerciaux régionaux, Etude réalisée par : Benoît Faivre Dupaigre, IRAM, Vanessa Alby-Flores, IRAM, Borgui Yerima, Ann Vourc’h, document de travail AFD. http://www.afd.fr/jahia/webdav/site/myjahiasite/users/administrateur/public/publications/documents-de-travail/DT39-VF.pdf
Kern F., 2006, “Clôture du cycle de Doha : les enjeux de la négociation sur le coton à l’OMC”, article introductif, Les cahiers de l’Association Tiers Monde n° 22, (2007), actes du colloque « Etat et développement », Arras.
Mainguy C., 2006, L’intégration régionale dans l’accord de Cotonou, dans C. Serfaty (dir.), Mondialisation et déséquilibres Nord-Sud, Peter Lang.
Mainguy C., 2007, L’intégration régionale : entre Savoirs et politiques. L’exemple de l’Afrique de l’Ouest, dans GEMDEV, L’état des savoirs sur le développement, Karthala (à paraître).
[1] Cette analyse est illustrée par les propositions peu convaincantes sur les baisses de subventions, faites par les représentants des États-Unis au cours de la réunion du G6 en juillet 2006. Cette position, dans un contexte de campagne électorale (novembre 2006) est considérée comme une des principales raisons de la suspension des négociations de Doha.
[2] La notion de pays en développement a des contours assez flous alors que les PMA constitue un ensemble répondant à des critères strictement définis par les Nations unies.
[3] Le nouveau SPG de l’UE est recentré sur des pays plus vulnérables.
[4] Cette initiative unilatérale permet l’entrée en franchise de tous les produits (sauf les armes), dans l’UE, à tous les produits provenant des PMA. L’entrée est progressive pour trois produits : les bananes, le sucre et le riz.
[5] Dans le cadre de l’OMC, il était reproché à l’accord de Lomé (prédécesseur de celui de Cotonou) de privilégier les pays ACP au détriment de pays au niveau de développement comparable et en particulier des PMA non-ACP.
[6] Ces échanges sont aussi à l’origine d’une part non négligeables des recettes budgétaires des États ACP de l’ordre de 15% selon Mathias Busse (2004).
[7] Des réformes internes sont en cours dans les principaux pays producteurs d’Afrique de l’ouest et du centre. Dans la plupart des cas elles remettent en cause ces fonctions de développement traditionnellement du ressort des compagnies cotonnières.
[8] Interview « Un peu plus que l’OMC », Courrier de la planète n°78 oct-dec 2005.pp 48-51.Andrew Charlton est coauteur avec Joseph Stiglitz de « Fair Trade for All. How Trade Can Promote Development » Oxford University Press, 2005.
[9] Le TSD pourrait par exemple inclure les zones de libre échange avec des PMA et autoriser une interprétation plus souple de l’article XXIV du GATT selon lequel un accord régional doit concerner « l’ essentielle du commerce » de la zone de libre-échange. Au lieu de 90% (pratique actuelle) on pourrait envisager qu’il n’y ait que 80% des échanges qui soient concernés et que cette proportion soit asymétrique (100% des importations de l’UE en provenance des ACP serait libéralisées et 60% des importations ACP en provenance de l’UE). Les chiffres donnés sont généralement moins ambitieux.
[10] Claire Delpeuch « Il existe des solutions alternatives au projet de Bruxelles », dossier « L’Afrique peut-elle survivre au libre échange avec l’Europe ? Le Monde Economie 6/11/2007.
[11] En contrepartie de la libéralisation des échanges vis-à-vis de l’UE, les APE devaient notamment comprendre des mesures de « facilitation des échanges » et « d’aide au commerce » destinées à améliorer la compétitivité des productions et exportations des ACP.
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