Note de Lecture de « La double démocratie : Une Europe politique pour la croissance »

Francis Kern, Université de Strasbourg (BETA)

Cet essai présente une note de lecture du livre « La double démocratie : Une Europe politique pour la croissance » de Michel Aglietta, Nicolas Leron, Ed. du Seuil, 2017, 197 pages.

Mot-clef : construction européenne.

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Francis Kern « Note de Lecture de « La double démocratie : Une Europe politique pour la croissance » », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. , 1, Anciens Blogs.

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Dans cet essai les auteurs adoptent une approche qui intègre l’analyse économique, juridique et politique, ou plus généralement, en terme académique, les sciences économiques, juridiques et politiques. Or toutes les analyses du processus de la construction européenne ou plus précisément de l’intégration européenne se font à partir d’une vision disciplinaire et non interdisciplinaire. C’est pourquoi les juristes à travers les traités ne cessent de nous rappeler que la grande avancée de l’intégration c’est le droit communautaire, les politistes mettent l’accent sur la naissance d’institutions nouvelles et spécifiques, et les économistes privilégient les modèles d’intégration régionale et en particulier la zone monétaire optimale que devait devenir la zone euro suite à la naissance de l’Union économique et monétaire adoptée lors du traité de Maastricht. Mais les juristes et les politistes oublient la force des logiques concurrentielles à l’œuvre et des flux financiers qu’elle génère tandis que les économistes négligent voire ignorent l’épaisseur des dispositifs institutionnels nécessaires à la cohésion et à la réussite d’un processus d’intégration. L’ouvrage de Frédéric Lordon « La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique » illustre également cette incomplétude et les contradictions qu’elle génère. [1]

Or précisément Michel Aglietta a été avec sa thèse « Régulation et crises du capitalisme, l’expérience des Etats-Unis » [2] l’un des fondateurs de l’Ecole française de la régulation et d’une certaine manière il renoue avec cette variante francophone du courant institutionnaliste en économie dans cet essai en s’associant avec Nicolas Leron, chercheur associé au centre d’études européennes de Sciences Po.

Si les auteurs appellent à un nouvel acte fondateur, il doit être la concrétisation d’un nouveau paradigme : « un nouveau modèle se dessine peu à peu : celui de l’intégration du monde par les biens publics globaux qui consacre pleinement la valeur des ressources de la planète. Elle implique que l’humanité reconnaisse l’importance des « communs » qu’elle a en partage en dépit des divisions qui la déchirent »… or précisément pour relever ce défi les auteurs soulignent que l’Europe est affaiblie, « l’Europe est plus gravement atteinte que d’autres régions du monde… la crise financière de la zone euro à partir de 2010 a révélé des failles structurelles bien plus profonde et bien plus anciennes qui rendent largement compte de l’impuissance de l’Europe à s’arracher de son marasme. Ces failles sont l’absence de puissance publique au niveau de l’Union européenne et l’incomplétude de l’euro. Le cadre institutionnel dans lequel l’Europe s’est construite rencontre un obstacle mortel devant les défis de notre temps tel est le fond du propos de ce présent essai » (p. 9), affirment les auteurs qui précisent leur pensée :

« Le primat de l’Europe des règles et l’impuissance publique qui en dérive caractérise la cristallisation d’un système d’interdépendance négative entre les Etats membres. » Pour les auteurs la méthode Monnet que les politistes nomment néo-fonctionnaliste « heurte de plein fouet la verticalité du politique. L’intérêt économique bute sur l’identité politique… Les propositions d’ingénierie institutionnelle du type parlement de la zone euro, ministre des finances de la zone euro ne suffisent plus. » (p. 11) Les auteurs veulent renverser cette perspective fonctionnaliste « en prenant pour point de départ la question du politique au sein du système politique européen. Le politique est, de manière constitutive, reliée à la monnaie, à la dette, au budget et à la souveraineté juridique. On pourrait exprimer cette assertion en rappelant que l’émission de la monnaie comme la reconnaissance des dettes publiques ou l’élaboration du budget sont des actes politiques car elles impliquent des décisions souveraines et non de simples techniques managériales ou de gouvernance publique, que leur adoption sont des actes politiques et doivent de ce fait être délibérés et approuvés par des instances démocratiques souveraines.

Ainsi le budget n’est pas simplement nécessaire par sa fonction d’investissement keynésienne à la relance européenne mais il est d’abord l’élément constitutif d’un ordre politique. Les auteurs effectuent à travers leurs analyses ce que nous pourrions qualifier de rupture épistémologique : « Seul l’avènement d’une véritable puissance publique européenne peut permettre la revitalisation des démocraties nationales en desserrant l’étau règlementaire de l’UE  ». Cet étau c’est la lecture du traité de Maastricht conformément à l’ordolibéralisme, l’Europe des règles comme la nomme les auteurs. A défaut d’un budget européen qui puisse financer une politique économique de la zone euro et puisse répondre aux contraintes de la politique monétaire de la banque centrale européenne, les pays membres de la zone euro restent prisonniers de règles qui les épuisent, qui aggravent les inégalités entre l’Europe du nord et sud… et conduit à son rejet par les peuples qui habitent ces pays. Certes aujourd’hui les contraintes de la politique monétaire ont cédé la place à la souplesse que constituent les techniques de facilités quantitatives (quantitative easing) qui alimentent les bulles financières mais ne financent aucunement l’investissement privé et encore moins l’investissement public. Cette thèse a été constamment défendue par Michel Dévoluy dans les colonnes de ce Bulletin, sans Policy mix la viabilité de la zone euro est un leurre et conduira la zone euro et par voie de conséquence l’Union à sa dislocation.

Mais l’apport de cet ouvrage, de sa portée analytique est de déplacer le centre de gravité de la reconstruction institutionnelle : pour que puisse naître une nation européenne, il faut impérativement que cette dernière puisse se construire comme puissance publique à l’échelle européenne et permettre la revitalisation des démocraties nationales, d’où le titre de l’ouvrage « La double démocratie ». Ces deux niveaux se complètent et s’interpénètrent et ne sont aucunement contradictoires, au contraire, ils sont la seule issue pour que nous n’ayons plus à connaître les diktats imposés au gouvernement grec par un système aveugle n’ayant aucune légitimité démocratique mais gardien sourcilleux du respect de règles et qui se traduit par les sacrifices imposés au peuple grec depuis près de dix ans. Ne doutons pas que cette question sera centrale dans les élections européennes de juin 2019 et cet ouvrage est une contribution majeure pour y répondre.


[1Frédéric Lordon (2014), « La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique », Les liens qui libèrent, 297 pages.

[2Michel Aglietta (1976), « Régulation et crises du capitalisme, l’expérience des Etats-Unis », Editions Calmann Lévy, 334 pages. On peut noter que Michel Aglietta a publié récemment sur la gouvernance européenne : « Zone euro, éclatement ou fédération », Editions Michalon, 2012, 188 pages.

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