Une communauté de producteurs, dirigée par des élites éclairées ?

Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),

Notes de lecture sur Antonin Cohen, « De Vichy à la Communauté Européenne », PUF 2012, 430 p.

Citer cet article

Damien Broussolle « Une communauté de producteurs, dirigée par des élites éclairées ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 29, 39 - 41, Hiver 2013.

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L’essai d’Antonin Cohen, Maître de Conférences en Science Politique à l’université de Nanterre, éclaire de façon plutôt provoquante et iconoclaste, les origines intellectuelles françaises de la Communauté Européenne. Il ouvre ainsi un débat sur différents aspects des mythes fondateurs de l’Europe actuelle, du moins tels qu’ils sont présentés en France.

L’ouvrage représente la synthèse d’un travail de recherche mené pendant plus de dix ans et s’inscrit, avec ceux de F Denord ou de L. Warlouzet [1], dans la redécouverte de certains fondements intellectuels de la naissance de la CEE. En six chapitres très documentés il couvre un vaste domaine : le roman des origines ; aux sources de la CE ; la troisième voie personnaliste et communautaire ; révolution nationale communautaire ; de la révolution nationale à l’Europe fédérale ; vers une Europe communautaire. Il examine des aspects, parfois anecdotiques, l’origine de la date du 9 mai comme jour de l’Europe, ou bien qui a vraiment inspiré et écrit la déclaration Schuman, mais souvent plus fondamentaux comme les raisons qui ont conduit à utiliser le terme de communauté, plutôt que celui d’union ou d’association, plus courants en matière d’accords internationaux.

La thèse de l’ouvrage est que, pour plusieurs de ses fondateurs, la création de la CEE s’inscrit dans une réflexion entamée dans les années 1930, où la déconfiture du parlementarisme classique et plus tard la faillite des totalitarismes, engendre une forme d’antiparlementarisme technocratique. Une illustration en est que, dans le projet de la CECA, les pouvoirs de la Haute Autorité n’étaient contrebalancés par ceux d’aucune assemblée. Cela provoqua notamment la réaction suivante de C. Attlee, premier ministre travailliste : « Nous ne sommes pas prêts de notre côté à accepter le principe que les forces économiques les plus vitales de ce pays soient remises entre les mains d’une autorité qui est totalement non démocratique et responsable devant personne » (p. 416). J. Monnet aurait ainsi importé dans la construction européenne, la pratique du Commissariat Général du Plan (CGP), gestionnaire de l’aide du plan Marshall, rapportée sous cette forme dans les mémoires de P. Uri : « de mon bureau mansardé du CGP, j’ai largement inspiré la politique économique française. C’était très efficace comme méthode ; trois types clandestins [Hirsch [2], Monnet et Uri] qui faisaient tout ! Et les gouvernements faisaient ce qu’on leur disait » (p. 398).

La méfiance vis-à-vis des formes traditionnelles de la représentation politique, s’accompagne de la promotion de communautés de travail, comme antidote aux relations politiques et professionnelles classiques. A cet égard, l’auteur souligne, de façon très convaincante, l’importance fondatrice des débats des années 1930, inspirés par le personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier (1905 – 1950), philosophe d’inspiration chrétienne. Il souligne notamment l’influence de l’école des cadres [de la Révolution Nationale de Vichy] d’Uriage [3], dont certains des participants (le juriste Paul Reuter (1911-1990), l’économiste déjà cité Pierre Uri (1911-1992), accompagneront J. Monnet dans ses entreprises, d’abord au Commissariat Général du Plan, puis dans le cadre européen.

Une mention spéciale est réservée par l’auteur à F. Perroux (1903 – 1987), économiste prolixe, également influencé par le personnalisme, qui traverse la période en s’adaptant à ses courants dominants. Sa « production intellectuelle et sa trajectoire individuelle, (…) sont exemplaires des continuités pratiques et idéologiques qui relient l’avant et l’après Vichy » (p. 351). Il lui apparaît l’inspirateur fécond des thèses de la troisième voie, entre capitalisme affairiste instable et planification stalinienne, qui cherchent à dépasser l’opposition classique entre travail et capital. L’essai « Capitalisme et communautés de travail », publié en 1938 est présenté comme la matrice de ces conceptions : puisque le capitalisme d’équilibre spontané ne fonctionne plus, il est nécessaire « de remplacer un équilibre concerté par les groupes seuls et dans leur propre intérêt, par un capitalisme organisé et contrôlé par les groupes sous la direction de représentants de l’intérêt général ». Pour cela, il faudrait constituer une communauté de travail des producteurs, réunissant en nombre égal des représentants du capital et du travail. Le keynésianisme d’après-guerre permettra par la suite « la retraduction scientifique du répertoire idéologique de la troisième voie, contre les libéraux et les marxistes » (p. 353).

Le chapitre cinq égratigne passablement le mouvement fédéraliste et régionaliste du congrès de la Haye (1948) et cela sur plusieurs aspects. En premier lieu, l’auteur pointe le fait que ce mouvement offre à certaines thèses communautaristes et même corporatistes au sens fasciste du terme, une voie de rédemption. Il souligne ensuite la conception élitiste et technocratique qui tend à inspirer cette réunion pro-européenne, s’opposant en cela à la démarche politique et représentative traditionnelle. Le regroupement constitué à cette occasion lui apparaît très disparate, puisqu’il associe, interventionnistes et néolibéraux, à l’exemple pour ces derniers, de René Courtin (économiste, président du Comité exécutif français du Mouvement européen), de Von Hayek, de Charles Rist, de Wilhelm Röpke et de Jacques Rueff, tous personnalités de la Société du Mont-Pèlerin et, malgré des divergences réelles, partisans d’une Europe fédérale. Cette critique, déjà évoquée à l’époque avaient suscité en 1949 dans le Fédéraliste, la réponse suivante : « Elle [l’Europe] cherche, elle tâtonne entre des nostalgies libérales et des prurits dirigistes. Déjà s’élaborent des formules nouvelles (…) C’est (…) sur elles que s’édifiera peu à peu une économie organisée par les seuls producteurs [4], où la justice ne sera pas l’ennemie de la liberté. Mais il leur faut le grand marché européen, faute duquel elles sont condamnées à s’étioler entre des frontières trop étroites » (p. 315, italiques ajoutés). On peut y constater que la perspective de la construction européenne reposait déjà essentiellement sur un marché unifié. Enfin, dans un passage saisissant, A. Cohen signale la transmutation en Europe des régions, sous des auspices technocratique et fédéraliste « d’une utopie autrefois portée par les mouvements les plus réactionnaires contre l’État, c’est-à-dire contre l’État républicain » (p. 369).

Si l’essai se lit bien et conserve un intérêt soutenu tout au long, le style est parfois touffu et, à la manière affectionnée par certains politistes, procède parfois de manière oblique et allusive. La construction n’évite pas des redites car l’ouvrage semble avoir été constitué par l’addition de plusieurs articles. Si ces redites n’apparaissent pas inutiles, puisqu’elles permettent de mieux saisir des points de vue tout juste évoqués dans les chapitres précédents, elles n’en conduisent pas moins à certaines longueurs.

Un des intérêts majeurs de l’essai est de susciter de multiples réflexions et questionnements. On en relèvera ici deux.

Que plusieurs des participants à la construction européenne aient été influencés par les débats d’idées d’avant et de pendant la deuxième guerre mondiale, y compris dans le cadre de Vichy, n’a finalement rien que de très naturel, l’inverse aurait historiquement été plus étonnant. Cela dit, la question qui vient immédiatement à l’esprit est de savoir si cette influence a été durable ou non. Autrement dit, maintenant que la CEE est devenue une Union, que le parlement européen est élu, qu’il participe, certes modestement, à la codécision, quelle importance faut-il accorder, aux éléments pointés dans l’ouvrage ? Peuvent-ils vraiment expliquer le déficit démocratique actuel, que l’auteur convoque en introduction ?

Malgré quelques incursions rapides outre Rhin, l’essai néglige pour l’essentiel le débat d’idée et son évolution en Allemagne. C’est une absence plutôt surprenante pour sa thèse implicite. Car enfin si J. Monnet a réussi à faire prévaloir une Europe de type technocratique et communautaire, encore fallait-il, pour qu’il aboutisse, que cette démarche entre en résonnance avec celle d’autres partenaires, en particulier en Allemagne. L’absence de regard du côté allemand est d’autant plus étonnante, que plusieurs aspects évoqués dans l’ouvrage se retrouvent dans la doctrine ordolibérale qui s’impose en RFA à cette époque. Lorsque Reuter développe en 1942 à Uriage, une critique du régime libéral d’avant-guerre et en tire comme conclusions : la lutte contre les trusts, essentiellement entendus comme « le règne de l’argent », et la nécessité d’un Etat fort, « armé de compétences et d’efficacité », dont l’action sera mise en œuvre par des hommes nouveaux, possédant à la fois les qualités du fonctionnaire et de l’homme d’affaires (p. 106-107). Lorsqu’Uri, la même année, défend une forme d’économie organisée : « L’économie livrée à elle-même est incapable, dans ses structures nouvelles [monopoles], d’un équilibre général. La fonction de l’Etat, c’est alors de le constituer (…) » (p. 103, en italique dans le texte originel). On ne peut s’empêcher de penser à la place que l’ordolibéralisme attribue à l’Etat en tant que fondateur d’un marché juste et à l’opposition vis-à-vis des trusts/ cartels qui l’anime. Des convergences historiques concrètes apparaissent mêmes lorsque Cohen signale la participation de W. Röpke, un des inspirateurs de l’ordolibéralisme, au « combat » fédéraliste européen. Resterait à vérifier si ces convergences vont au-delà de hasards de circonstances.

Il n’est pas contestable en revanche qu’Uri fut, avec Von der Groeben pour la partie allemande, rédacteur du célèbre rapport Spaak (1956) qui conduisit à la création de la CEE. L’histoire a retenu que leur collaboration fut fructueuse. Von der Groeben, par la suite premier commissaire à la concurrence, déclarait en 1965 dans un discours au Parlement Européen : « La politique de la concurrence ne signifie pas laisser faire, mais réaliser un ordre fondé sur des normes juridiques », un point de vue qui apparaît fortement teinté d’Ordolibéralisme. Au total, un ouvrage qui donne matière à réflexion, particulièrement utile en ces temps troublés pour l’UE et de préparation des élections européennes.


[1Denord F. (2008) « Néo-libéralisme et « économie sociale de marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence (1930-1950) », Histoire Economie et Société, Vol. 1, pp.23-33 ; du même auteur Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, 384 p. Warlouzet L. « Europe de la concurrence et politique industrielle communautaire La naissance d’une opposition au sein de la CEE dans les années 1960 », Histoire, économie & société 2008/1.

[2Etienne Hirsch (1904 – 1994), haut fonctionnaire.

[3Village situé aux environs de Grenoble, dans le massif de Belledonne. L’école compta notamment parmi ses membres Hubert Beuve-Méry (1902 – 1989), futur fondateur et directeur du Monde. Ses forces vives s’orienteront progressivement vers des formes de résistance. Elle fut fermée en 1942 par Laval.

[4Référence d’inspiration corporatiste, la suite de la phrase vise l’URSS.

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