La dynamique du marché du travail en Pologne et en Turquie : une analyse comparative

Mustafa Ulus, Université Galatasaray, GIAM

Seyfettin Gürsel, Université Bahcesehir, BETAM

Cet article* fournit une analyse comparative de la dynamique du marché du travail en Pologne et en Turquie. Une analyse en termes d’offre et de demande montre qu’il existe des différences importantes dans l’évolution de ces deux variables. En Pologne, l’offre de travail est stagnante et le chômage s’explique essentiellement par la demande de travail. Récemment, le taux de croissance élevé de la Pologne a entraîné une baisse significative du taux de chômage. A la différence de la Pologne, la population active en Turquie est en hausse et constitue une pression permanente sur le marché du travail.

*Cet article a bénéficié du support du Fonds de recherche de l’Université Galatasaray

Mots-clefs : économie turque, emploi et chômage, marché du travail, politique et stratégie de l’emploi, Pologne.

Citer cet article

Mustafa Ulus , Seyfettin Gürsel « La dynamique du marché du travail en Pologne et en Turquie : une analyse comparative », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 23, 37 - 43, Hiver 2010.

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Une analyse comparative des marchés du travail en Pologne et en Turquie est instructive pour au moins deux raisons : d’une part elle contribue à la compréhension du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne (UE), d’autre part, elle révèle que les deux ’pays émergents’ ont des marchés du travail dont les dynamiques sont différentes, ce qui explique leurs trajectoires du taux de chômage distinctes.

L’adhésion de la Turquie à l’UE provoque de vifs débats tant dans l’opinion publique, que dans la vie politique des pays européens. Un argument important contre l’adhésion de la Turquie à l’UE est le taux de chômage élevé. L’adhésion de la Pologne à l’UE avait suscité des préoccupations similaires. Dans les pays européens à chômage élevé, surtout en France, le « plombier polonais » était devenu le symbole de la main-d’œuvre bon marché et une menace pour le marché du travail national.

Les préoccupations concernant l’immigration de masse et la perturbation des marchés du travail nationaux n’étaient pas sans fondement. À la veille de son adhésion à l’UE en 2004, la Pologne avait vu son taux de chômage atteindre près de 20%. Naturellement, l’adhésion d’un pays qui compte environ 40 millions de citoyens et 3,5 millions de chômeurs avait suscité des inquiétudes dans l’opinion publique. Cependant, après une augmentation initiale brutale du nombre d’émigrants, l’immigration s’est stabilisée (Bukowski, 2006).

Suite à son adhésion, la Pologne, qui avait déjà terminé sa transformation systémique dans une large mesure, a enregistré des taux de croissance élevés et soutenus. Le taux d’emploi a régulièrement augmenté et le nombre de chômeurs a diminué pour atteindre 1,2 millions travailleurs.

En Turquie qui, avec une population de plus de 70 millions, est presque deux fois plus grande que la Pologne, le taux de chômage constitue un enjeu important. A la suite de la crise économique de 2001, le pays a enregistré 2,5 millions de chômeurs et un taux de chômage supérieur à 14,5% dans le secteur non-agricole. Après la crise, un programme de stabilisation soutenu par le FMI a provoqué des taux de croissance élevés et entraîné une forte création d’emplois dans les secteurs non-agricoles. Toutefois, le transfert de la main-d’œuvre agricole vers les secteurs non-agricoles s’est accéléré et l’impact de la croissance rapide sur l’emploi net est resté limité. Le nombre de chômeurs s’est stabilisé autour de 2,5 millions et le taux de chômage non-agricole a légèrement diminué à 12,5%. À partir de l’automne 2008, cette tendance relativement positive s’est profondément transformée à la suite de la crise économique mondiale. Actuellement, il y a 3,5 millions de chômeurs. Le chômage non-agricole est d’environ 18 % et le taux de chômage global est près de 15%.

La Turquie peut-elle réaliser une transformation structurelle du marché du travail suffisante et obtenir une création d’emploi satisfaisante dans un régime de croissance forte et soutenue, tout comme la Pologne ? La réponse à cette question réside dans l’analyse comparative de la dynamique de l’offre et de la demande de travail des deux pays. La Pologne et la Turquie ont de nombreuses similitudes : elles ont, toutes deux, une population importante et un emploi agricole excessif, principalement en raison de la prédominance des petites exploitations familiales. Elles font toutes deux partie des pays à revenu par habitant moyen et elles ont des niveaux d’industrialisation assez similaires. Toutefois, des différences importantes existent également. Les caractéristiques structurelles de l’offre de travail et la capacité de création d’emplois des deux pays sont sensiblement différentes. En effet, la croissance démographique a déjà cessé en Pologne, alors qu’elle est toujours positive en Turquie, quoiqu’à un rythme décroissant. Par conséquent, l’offre de travail est à peu près constante en Pologne, tandis qu’elle continue à croître en Turquie. La hausse du taux de participation des femmes à la force de travail constitue un second facteur explicatif de la croissance de l’offre de travail en Turquie.

Après avoir analyser l’évolution du chômage en Pologne et en Turquie et les caractéristiques structurelles de l’offre de travail, nous comparons les effets de la croissance sur le marché du travail en termes de création d’emplois.

Cycles de chômage en Pologne et en Turquie

La Pologne et la Turquie constituent deux exemples récents de pays à taux de chômage élevés et volatils. Cependant, leurs expériences en termes de chômage sont très différentes.

En Pologne, le taux de chômage proche de zéro au début des années 90 passe à 14,4% en 1994. Ensuite, à la faveur d’un taux de croissance économique rapide, le taux de chômage diminue régulièrement pour atteindre 10,6% en 1998. Avec le choc de demande provoqué par la crise russe de 1998, le taux de chômage recommence à augmenter, et avec le ralentissement de la productivité du capital du début des années 2000, il atteint un niveau proche de 20% (Figure 1). A partir de 2004, la croissance économique entraîne une amélioration significative de la création d’emplois et le taux de chômage diminue très rapidement pour atteindre 7,2% en 2008. Comme dans la plupart des pays européens, le taux de chômage augmente pour atteindre respectivement 8,1% et 8,3% aux premiers trimestres 2008 et 2009.

En Turquie, au cours des deux dernières décennies, le taux de chômage est en moyenne plus faible qu’en Pologne et fluctue dans une fourchette plus étroite que dans ce pays, entre 6,5 et 11%. Mais, le taux de chômage agrégé dissimule un problème structurel important. En effet, la part de l’agriculture dans l’emploi total est encore très élevée, bien qu’en baisse. Comme la production agricole est principalement constituée de petites exploitations familiales, les travailleurs indépendants et les travailleurs familiaux non rémunérés constituent la majorité de l’emploi dans l’agriculture. Or, les membres des ménages qui travaillent dans des exploitations familiales, même pour quelques heures, ne sont pas considérés comme des chômeurs. Il en résulte un faible chômage agricole qui diminue artificiellement le taux de chômage total. L’évolution du chômage non agricole fournit donc des informations plus précises sur la situation du chômage en Turquie [1].

Le taux de chômage non-agricole en Turquie qui atteint 14% après la crise de 1994, baisse à 10,8% en 1996 avant de se stabiliser jusqu’en 1999 qui est une nouvelle année de crise. Malgré une baisse du PIB de 3,4%, le taux de chômage n’est passé qu’à 11,9%. Au cours de la première année (2000) du programme de stabilisation économique imposé par le FMI, le taux de chômage est tombé à 9,3%, son plus bas niveau au cours des deux dernières décennies. Puis, à la suite de l’effondrement de ce programme en 2001, la Turquie fait face à la crise économique la plus grave depuis la seconde guerre mondiale, ce qui se traduit par une baisse du PIB de 5,7%. Le nombre de chômeurs est passé de 1.500.000 à 2.500.000 et le taux de chômage atteint son plus haut niveau historique avec 14,5% en 2002, pour fluctuer autour de 14% jusqu’en 2004. Malgré une création substantielle d’emplois dans les secteurs non-agricoles après 2004, l’augmentation rapide de la main-d’œuvre non-agricole empêche une baisse équivalente du chômage dont le taux est de 12,6% en 2007. L’impact de la crise économique mondiale est très sévère pour le marché du travail turc : le taux de chômage non-agricole est passé de 14,2% au premier trimestre 2008 à 19,8%, au premier trimestre 2009. Le nombre de chômeurs a ainsi dépassé 3,5 millions.

Figure 1. Evolution du chômage en Pologne et en Turquie
Source : Turkish Statistical Institute (TUIK) et Central Statistical Office of Poland (GUS).

La figure 1 illustre les variations brutales du chômage en Pologne. Entre 1994 et 2002, le taux de chômage baisse d’environ 4 points de pourcentage pour augmenter ensuite de 9 points.

Puis, à partir de 2002, il passe de 19,9% à 7,1% en six ans. Pour la Turquie, on n’observe pas les mêmes tendances prolongées à la hausse ou à la baisse du taux de chômage.

Les fluctuations du chômage en Pologne sont essentiellement expliquées par la demande de travail car l’offre est restée assez stable, autour de 17 millions de travailleurs. Par contre, l’offre de travail en Turquie qui n’a pas cessé de croître à un rythme élevé exerce sur le chômage une influence aussi importante que la demande.

Les dynamiques de l’offre de travail

Les dynamiques différentes de l’offre de travail font partie des principaux facteurs expliquant les performances distinctes du marché du travail en Pologne et en Turquie. L’offre de travail est essentiellement déterminée par des facteurs démographiques et par les décisions qui affectent la participation à la force de travail.

Les tendances démographiques

La Pologne et la Turquie ne sont pas au même stade de la transition démographique. En Pologne, la population totale atteint son plus haut niveau en 1996 avec 38,3 millions de personnes. Depuis lors, elle commence à diminuer lentement. En 2008, elle est de 38,1 millions et les projections démographiques indiquent que la population totale sera de 36 millions en 2035. De plus, les effets du vieillissement de la population se feront fortement ressentir dans un proche avenir. La population en âge de travailler (15-64) va continuer à augmenter jusqu’en 2010 et atteindra 71,4% de la population totale. Elle commencera alors à diminuer pour atteindre 64,2% de la population totale.

En Turquie, la population totale est actuellement proche de 73 millions et elle continuera à augmenter au cours de la première moitié du siècle. Les projections démographiques pour 2025 indiquent que la population totale atteindra 83,5 millions de personnes et que la population en âge de travailler augmentera de 20%, ce qui représente 9,7 millions de personnes supplémentaires.

Chaque année plus de 500 000 personnes supplémentaires vont rejoindre la population active, ce qui exerce une pression permanente sur l’offre de travail.

Les taux de participation

Bien que l’évolution démographique constitue une pression permanente sur l’offre de travail, le taux de participation en Turquie est le plus bas parmi les pays de l’OCDE (46,9% en 2008). Il est également très faible en Pologne (54,2% en 2008). Dans les deux pays, les taux de participation varient considérablement selon le sexe, le milieu rural ou urbain, l’âge et l’éducation.

Le tableau 1 donne l’évolution du taux de participation en Turquie depuis 1990, selon le sexe et le milieu. Il illustre une nette tendance à la baisse du taux de participation, sauf pour les femmes en milieu urbain, pour lesquelles le niveau de participation est le plus faible parmi toutes les sous-populations. La chute du taux de participation est très importante dans les milieux ruraux, en particulier chez les femmes.

Tableau 1 Taux de participation à la force de travail en TurquieEn pourcentage de la population âgée de plus de 15 ans
Années Urbain Rural Urbain + Rural
Hommes Femmes Total Hommes Femmes Total Hommes Femmes Total
1990 76.8 17.0 47.2 83.0 52.0 66.9 79.7 34.1 56.6
1991 77.0 15.6 46.3 84.1 55.5 69.6 80.2 34.1 57.0
1992 76.8 17.0 46.8 83.1 51.9 67.4 79.6 32.7 56.0
1993 75.2 15.7 45.2 81.6 40.5 60.8 78.0 26.8 52.1
1994 75.3 17.4 46.2 82.6 48.9 65.5 78.5 31.3 54.6
1995 74.1 16.8 45.2 82.6 49.3 65.8 77.8 30.9 54.1
1996 73.2 16.0 44.5 82.9 49.8 66.1 77.3 30.6 53.7
1997 72.9 16.9 44.8 82.0 45.0 63.2 76.7 28.8 52.6
1998 72.8 16.8 44.7 82.5 46.9 64.4 76.7 29.3 52.8
1999 72.2 17.8 44.9 81.2 45.6 63.0 75.8 29.3 52.3
2000 70.9 17.2 44.1 77.9 40.2 58.7 73.7 26.6 49.9
2001 70.6 17.4 44.0 76.3 41.7 58.7 72.9 27.1 49.8
2002 69.8 19.1 44.4 74.5 41.4 57.6 71.6 27.9 49.6
2003 68.9 18.5 43.8 72.9 39.0 55.5 70.4 26.6 48.3
2004 69.1 17.7 43.0 73.3 36.7 54.4 70.3 23.3 46.3
2005 70.0 18.7 44.1 72.0 33.9 52.1 70.6 23.3 46.4
2006 69.3 19.5 44.2 71.3 33.1 51.2 69.9 23.6 46.3
2007 69.3 19.8 44.3 71.0 32.5 50.8 69.8 23.6 46.2
2008 69.5 20.8 45.0 71.6 32.9 51.4 70.1 24.5 46.9

Source : TUIK

Dans les milieux urbains, les taux de participation augmentent avec le niveau d’éducation. La relation entre l’éducation et la participation à l’activité économique est particulièrement prononcée pour les femmes. Une femme sur huit ayant suivi un enseignement primaire participe au marché du travail alors que sept femmes sur dix ayant un diplôme universitaire ont une activité économique (tableau 2). Pour les hommes, le taux de participation diminue légèrement pour se stabiliser ensuite. Parallèlement, la part des diplômés universitaires qui ont un taux de participation plus élevé que les autres cohortes d’enseignement dans l’ensemble de la force de travail est en augmentation. Quant aux femmes, l’augmentation du taux de participation est renforcée par la hausse de la part des diplômés universitaires dans la force de travail de 25,9% à 31,1%. Le rôle de l’éducation sera intensifié dans un proche avenir du fait de l’augmentation du niveau de scolarité de la population à un rythme accéléré.

Tableau 2. Taux de participation urbain selon le niveau d’éducation et le sexe en Turquie
Années Hommes Femmes
Analphabète Moins que secondaire Secondaire Tertiaire Analphabète Moins que secondaire Secondaire Tertiaire
2004 36.3 67.6 70.6 84.0 5.4 11.9 29.4 68.8
2005 38.0 68.5 71.3 83.1 6.1 12.7 29.6 69.2
2006 34.7 67.8 70.8 82.1 5.4 13.2 30.4 68.5
2007 33.0 67.5 70.4 82.2 5.1 12.8 30.6 69.5
2008 34.0 67.4 71.2 82.3 5.4 13.2 32.0 69.3

Source : TUIK

En Pologne, nous n’observons pas une dichotomie nette entre les secteurs urbain et rural dans les taux de participation. En effet, au 1er trimestre 2009, les taux de participation des hommes dans les milieux urbains et ruraux sont respectivement de 57,3% et de 59,3% et les taux correspondant pour les femmes sont de 47,5 et 46,1%. L’évolution des taux de participation selon les sexes, entre 1993 et 2008, est présentée dans le tableau 3. Elle montre une tendance à la baisse des taux de participation des hommes et des femmes. Mais, le taux de participation des femmes en Pologne est environ deux fois plus élevé qu’en Turquie, alors que celui des hommes est plus élevé en Turquie. Au cours de la transformation systémique et après la crise russe, un certain nombre de travailleurs sans emploi, notamment des travailleurs âgés ont quittés prématurément la vie active. La sortie anticipée de ces travailleurs du marché du travail explique en grande partie la chute du taux de participation en Pologne. La participation des cohortes plus jeunes a également baissé en raison de la hausse des taux de scolarisation.

Tableau 3. Taux de participation à la force de travail en Pologne En pourcentage de la population âgée de plus de 15 ans
AnnéesHommesFemmesTotalAnnéesHommesFemmesTotal
1993 69.1 53.4 60.9 2001 63.8 49.5 56.3
1994 68.2 52.9 60.2 2002 62.9 48.6 55.4
1995 66.8 51.5 58.8 2003 62.2 48.0 54.7
1996 66.2 51.0 58.2 2004 62.3 47.8 54.7
1997 65.9 50.3 57.7 2005 62.8 47.7 54.9
1998 65.3 50.0 57.3 2006 62.1 46.6 54.0
1999 64.4 49.6 56.7 2007 61.9 46.3 53.7
2000 64.1 49.7 56.6 2008 62.7 46.6 54.2

Source : GUS

En Pologne, comme en Turquie, il existe une relation positive entre le niveau d’éducation et les décisions de participer au marché du travail. Le taux de participation des hommes ayant un diplôme universitaire est en augmentation (tableau 4), alors que la participation des groupes d’autres niveaux d’éducation cesse de diminuer. Quant aux femmes, l’enseignement supérieur est le seul groupe pour lequel le taux de participation n’est pas en baisse. Mais, en 2008, la baisse de la participation de l’ensemble des femmes semble terminée. On peut même s’attendre à une hausse du taux de participation féminine, car la part des femmes diplômées d’université dans la force de travail est passée de 20,8% en 2004 à 28,4% en 2008.

Tableau 4. Taux de participation urbain selon le niveau d’éducation et le sexe en Pologne
Années Hommes Femmes
Secondaire inférieur, primaire, primaire incomplet Professionnel de base Secondaire général Secondaire professionnel Post secondaire Supérieur Secondaire inférieur, primaire, primaire incomplet Professionnel de base Secondaire général Secondaire professionnel Post secondaire Supérieur
2004 31.3 74.9 51.2 73.0 76.5 79.9 18.2 58.8 43.7 62.4 70.5 78.3
2005 31.2 75.1 51.1 73.5 79.9 79.9 17.1 57.6 42.9 61.3 68.9 79.0
2006 29.8 73.3 50.8 73.0 81.9 80.7 15.3 54.2 41.4 59.7 67.2 78.8
2007 29.2 72.2 50.6 72.9 81.8 81.3 14.7 52.6 40.9 59.4 65.3 78.4
2008 28.8 72.5 54.0 73.3 79.9 82.2 13.9 52.5 41.2 59.0 67.1 78.5

Source:GUS

Il est difficile d’estimer la taille de la force de travail, car les facteurs démographiques, économiques et sociaux sont en évolution constante. Pourtant, nous pouvons affirmer sans risque que la force de travail continuera à augmenter pendant longtemps en Turquie. Par conséquent, une croissance beaucoup plus forte est nécessaire pour obtenir le succès de la Pologne et pour réduire le taux de chômage. Au contraire, la Pologne devra faire face aux problèmes résultant d’une offre de travail stagnante et du vieillissement de la population. L’accroissement de la part des diplômés universitaires ne permettra pas de compenser la baisse de la population en âge de travailler. L’augmentation du taux de participation global, et en particulier celle de la population âgée, semblent être le seul moyen d’accroître la force de travail.

Performance de croissance et d’emploi

Il est important de connaître la capacité de la croissance économique à créer des emplois pour comprendre les performances des marchés du travail polonais et turc. Dans ce processus de création d’emplois, la demande du marché de travail est aussi importante que l’offre. Si la demande est actuellement plus influente que l’offre dans le cas polonais, elle le sera également en Turquie comme nous le verrons ci-dessous. Les estimations du rapport entre la variation en pourcentage de l’emploi non agricole et celle en pourcentage du PIB (élasticité-croissance de l’emploi) montrent non seulement que les différences sont importantes entre les deux pays, mais également que ce rapport varie considérablement au sein d’un même pays selon trois sous-périodes.

La première sous-période (1994-1998) est caractérisée par une forte croissance économique (6% en moyenne) accompagnée d’une croissance modérée de la productivité du travail (tableau 8) et d’un taux de croissance de l’emploi non-agricole inférieur à 3%. L’élasticité-croissance de l’emploi pour cette période est d’environ 0,4.

La seconde sous-période (1999-2003) qui commence avec la crise russe de 1998 se caractérise par une croissance relativement faible. La crise russe déprime l’économie polonaise, en réduisant notamment les investissements. Elle exerce des effets de longue durée par rapport aux autres pays de l’Est (Bukowski, 2005). Cela se traduit par une baisse du taux de croissance de 5% en 1998 à 1,2% en 2001. Cette sous-période est surtout marquée par le choc initial de productivité du travail. En effet, la productivité du travail a augmenté de 7% en 1999 et de 6,4% en 2000 (Bukowski, 2005, tableau 1, p.24).

Pendant les trois autres années, les gains de productivité du travail ont diminué, mais la croissance a été faible. Ainsi, l’emploi a diminué en termes absolus au cours de ces années, et les secteurs non-agricoles ont perdu environ 1 300 000 emplois. Au cours de cette second sous-période, l’élasticité-croissance de la demande est devenue négative (-0,65) et, comme l’illustre la figure 1, le taux de chômage polonais a augmenté d’une manière régulière pour atteindre près de 20% .

Tableau 5. Taux de croissance du PIB et de l’emploi non-agricole
Années Pologne Turquie Années Pologne Turquie
PIB Emploi PIB Emploi PIB Emploi PIB Emploi
1994 5.2 .. -5.5 .. 2002 1.4 -3.2 6.2 3.4
1995 7.0 2.8 7.2 2.8 2003 3.9 -0.1 5.3 0.6
1996 6.2 2.0 7.0 3.7 2004 5.3 1.8 9.4 2.9
1997 7.1 3.4 7.5 3.6 2005 3.6 3.1 8.4 8.1
1998 5 2.9 3.1 3.0 2006 6.2 5.4 6.9 4.4
1999 4.5 -2.5 3.4 3.6 2007 6.8 5.7 4.7 2.3
2000 4.3 -2.4 6.8 4.7 2008 5.0 4.6 0.9 1.9
2001 1,2 -2,6 -5,7 -2,7

Source : GUS and TUIK

Le succès de la Pologne dans sa lutte contre le chômage au cours de la dernière période est le résultat de deux facteurs complémentaires. Bien que l’adhésion à l’UE ait stimulé la croissance économique, la Pologne a entrepris des réformes du marché du travail pendant la période 2002-04, en introduisant plus de flexibilité sur ce marché (Bukowski, 2005, p. 188-191). La conjonction de ces deux facteurs a accru le niveau du PIB de près de 30% de 2004 à 2008, tandis que l’emploi non-agricole a augmenté de 22,3%. L’élasticité-croissance de l’emploi a atteint le chiffre spectaculaire de 0,75.

L’évolution de la Turquie peut également être divisée en trois sous-périodes.

Au cours de la première sous-période (1994-2002), la Turquie connait une forte instabilité économique. Deux crises économiques violentes, en 1999 et en 2001, réduisent considérablement le PIB. Pendant cette période, le taux de croissance annuel moyen du PIB n’est que de 3%, l’emploi non-agricole augmente de 24% et l’élasticité-croissance de l’emploi est de 0,6. Grâce à cette élasticité relativement élevée, le taux de chômage baisse légèrement (figure 1), car la hausse de la force du travail se maintient. Le choc de productivité du travail en 2003 résulte de la réaction des entreprises à la crise financière de 2001 qui se traduit par des mesures de réduction de la main d’œuvre. Alors que le PIB augmente de 5,3% en 2003, l’emploi non-agricole n’augmente que de 0,6% (tableau 5).

De 2004 à 2008, le PIB turc augmente de près de 34%, tandis que l’emploi non-agricole s’accroît de 19,6%. L’élasticité-croissance de l’emploi non agricole atteint 0,58, ce qui peut être considéré comme une performance satisfaisante en termes de création d’emplois. Pourtant, cette performance qui reste inférieure à celle de la Pologne n’est pas en mesure de freiner le taux de chômage important à cause du niveau élevé de l’offre de travail au cours de ces années. De ce fait, le taux de chômage passe de 14,5% en 2002 à 12,5% en 2007.

Avant la crise mondiale, la Turquie est confrontée au chômage avec des perspectives de croissance relativement faible. Si l’élasticité-croissance de l’emploi non-agricole demeure stable, la Turquie aura de grandes difficultés dans sa lutte contre le chômage. La Turquie a besoin d’une croissance non seulement plus élevée, mais également une capacité de création d’emplois plus élevée. Une solution pour une croissance plus élevée (de l’ordre 5-6% annuel) est l’adhésion à l’UE, et le remède pour améliorer la performance de cette croissance en termes de création d’emplois se trouve dans les réformes du marché du travail.

Conclusion

Cet article fournit une analyse comparative des dynamiques du marché du travail en Pologne et en Turquie. Il insiste sur les similitudes et les différences entre l’offre et la demande de ces deux pays. Ce travail est instructif de plusieurs points de vue. Il montre que des similitudes apparentes comme le chômage élevé et volatile et des taux de participation faible en dépit de populations importantes, masquent des facteurs explicatifs très différents. On peut donc considérer que les deux pays devront surmonter des problèmes différents dans un proche avenir.

Le taux de chômage dépend principalement de la demande de travail en Pologne où l’offre de travail est stagnante. Par conséquent, toute baisse ou augmentation de la demande de travail affecte fortement le taux de chômage. Au contraire, la force de travail en Turquie est en hausse constante. De plus, la Pologne a réussi récemment à activer la capacité de création d’emplois de son économie par des réformes du marché du travail, tandis que la Turquie est toujours en attente de ses réformes. Par conséquent, la réduction du chômage apparaît comme une tâche beaucoup plus difficile pour la Turquie. Une performance de croissance élevée et soutenue est nécessaire mais pas suffisante. La capacité de création d’emplois doit également être améliorée afin d’accroître l’élasticité-croissance de l’emploi non-agricole. Sinon, outre les conséquences domestiques indésirables, la position déjà précaire de la Turquie dans le processus d’adhésion à l’UE risque d’être encore plus compromise.

Bibliographie

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Bukowski M. (Ed.) (2006), Employment in Poland 2006, Ministry of Economic and Labour, Warsaw.

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[1Le même problème se pose en Pologne, mais dans une moindre mesure, car la part de l’agriculture dans l’emploi total est plus faible. Cependant, nous n’avons pas de données sur le chômage non-agricole pour la Pologne.

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