Que signifie l’Euro pour les territoires ?

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

L’Euro ne constitue pas un événement unique. Il marque une étape dans un processus plus général d’intégration économique, monétaire et politique qui concerne tous les espaces organisés en Europe : les nations, les régions, les villes,etc. Désormais soumis à une évaluation précise de leurs avantages comparatifs, incités à la production de ressources spécifiques et à l’amélioration de leur attractivité pour les entreprises, les territoires sont placés dans une situation de concurrence renforcée. Les responsabilités économiques des collectivités locales s’élargissent mais l’Europe saura-t-elle mettre en œuvre les mécanismes complémentaires de la solidarité territoriale ?

Mots-clefs : aménagement des territoires, développement régional, intégration régionale, passage à l’euro et mise en place de l’euro, politique régionale, zone euro.

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René Kahn « Que signifie l’Euro pour les territoires ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 2, 15 - 18, Été 2000.

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À côté des travaux consacrés aux aspects, financiers, monétaires, et macroéconomiques des conséquences de l’Euro, s’est développée depuis 1997 une réflexion spécifique qui tente d’appréhender ses effets sur les espaces nationaux et régionaux : les stratégies de localisation des entreprises, les éventuels mouvements de population, les nouvelles missions des collectivités territoriales, etc. Ces Travaux ont été menés conjointement par des économistes spécialistes, et par les institutions qui fédèrent et soutiennent en France et en Europe,les initiatives de développement régional et local : la DATAR, les Chambres consulaires, le Conseil National des Économies régionales (CNER), la Caisse des dépôts et Consignations, la DG XVI de La Commission européenne, etc.. De nombreux colloques se sont tenus, des communications ont circulé. L’intérêt de cette approche est de visualiser très concrètement les formes nouvelles d’organisation des activités économiques et les nouveaux modes de régulation entraînés par l’Union monétaire et l’intégration économique européenne. Il s’agit d’esquisser, autant que cet exercice de prospective le permet, le nouveau paysage de la vie économique et sociale de ces prochaines années. Ce qui ne manquera pas d’intéresser nos concitoyens. Après l’engagement de la phase 3, et à la veille de sa finalisation (mise en circulation des billets de banque et pièces en Euros suivi du retrait des monnaies nationales dans le courant de l’année 2002) quelles sont les conséquences les plus manifestes pour les régions d’Europe ? De quelle manière les espaces régionaux sont-ils (et seront-ils davantage) affectés par l’achèvement de la construction économique et monétaire européenne, en quoi l’adoption d’une monnaie unique concerne-t-elle directement les collectivités territoriales et leurs représentants élus ? Les impacts prévisibles au niveau des territoires sont nombreux et concernent toutes sortes de domaines (la comptabilité publique, la diversification des modes de financement des collectivités locales) mais nous souhaitons ici mettre l’accent sur quatre points susceptibles de réorienter les comportements et les politiques des autorités locales.

1 - Un effet de transparence ou de vérité des écarts de prix, de coût et de revenu (les disparités révélées aux agents économiques)

Les régions d’Europe appartenant désormais à un même ensemble sont également évaluées et comparées entre elles sur des bases presque identiques par l’ensemble des opérateurs économiques (consommateurs, entreprises, pouvoirs publics). En dépit de systèmes statistiques différenciés s’adossant à des définitions encore très marquées par les usages, des cultures nationales et des réglementations différentes, il existe désormais des outils qui tendent à homogénéiser les données et à faciliter les comparaisons internationales et interrégionales : l’adoption d’un système commun de comptabilité nationale, la mise en place de normes européennes, et bien sûr l’adoption de l’Euro qui devient l’unité de compte commune et servira prochainement à régler toutes les dépenses courantes. Une analyse très fine des disparités interrégionales est aujourd’hui possible. Le 6ème rapport périodique sur la situation et l’évolution socio-économique des régions de l’Union européenne (cf bibliographie) montre clairement que la politique des fonds structurels européens peut désormais s’appuyer sur une connaissance très détaillée des facteurs de compétitivité et d’attractivité (niveau technologique, infrastructures de transport, capital humain, etc.).

Même si l’on observe une convergence réelle des régions en retard de développement, l’Union Européenne ne constitue absolument pas un espace homogène. Les pays et les régions qui la composent présentent des disparités encore très importantes même si elles tendent actuellement à se résorber tendanciellement. l’intégration monétaire ne vient pas parachever l’hypothèse théorique d’une « zone monétaire optimale ». Bien au contraire, l’Euro met les européens en demeure de poursuivre les politiques de rattrapage. L’indice de disparité du PIB / hab.entre les 196 régions de l’Europe (niveau 2 de la nomenclature européenne : NUTS) s’étire de 193 (région de Hambourg) à 43 (région Ipeiros en Grèce).

Cette hétérogénéité de l’espace européen est renforcée par des différences socioculturelles considérables. Par exemple, la diversité des langues parlées en Europe qui constitue un facteur d’enrichissement sur le plan culturel mais constitue du point de vue théorique un frein à la mobilité. Cette première approche met surtout en évidence les difficultés qui attendent l’Europe et les objectifs prioritaires de la politique structurelle européenne : consolider l’intégration économique et monétaire, réaliser l’harmonisation fiscale, supprimer les obstacles non tarifaires aux échanges et créer les mécanismes de cohésion.Tout cela suppose un travail de fond visant à faire converger les normes réglementaires et à adopter autant que faire se peut des normes européennes afin de lever les obstacles non-tarifaires aux échanges. Bien que la cohésion économique et sociale soit inscrite dans le Traité de Maastricht et concrétisée par la nouvelle réforme des fonds structurels européens, les disparités ne vont pas s’effacer instantanément et certaines subsistent durablement. Elles sont aujourd’hui révélées par l’avènement de l’Euro et sont susceptibles de modifier les comportements économiques notamment dans les régions frontalières.

2 - Une solidarité plus forte mais un renforcement de la concurrence entre les territoires

À partir de cette mise en lumière des disparités régionales, plusieurs thèmes pourraient être développés : l’avenir de ces disparités, les transferts d’assistance, l’avenir de la politique régionale européenne, la naissance d’une politique européenne d’aménagement du territoire (la première pierre d’une politique européenne d’aménagement du territoire vient d’être posée avec le SDEC – Schéma de Développement de l’Espace Communautaire.

Il faut souligner cependant la difficulté de réduction des inégalités inhérente à la faiblesse des moyens communautaires d’intervention (le budget européen est inférieur à 1,5 % du PIB communautaire).

Il y a un point sur lequel tous les auteurs (universitaires, représentants d’institutions ou professionnels du développement) s’accordent, lorsqu’il s’agit d’identifier l’effet premier de l’introduction de l’Euro, bien avant d’en percevoir les effets indirects et secondaires : c’est le renforcement de la concurrence entre les pays et les régions. L’Euro diminue « les coûts de transaction », abolit les coûts de change, apporte à la mécanique des échanges un élément de simplification et de réduction de l’incertitude. Les stratégies spatiales vont donc pouvoir s’exprimer sans entrave. Si l’on en attend une amélioration en termes de richesse et de croissance, on ne méconnaît pas les nombreux coûts d’ajustement associés parmi lesquels : le renforcement de la concurrence (en particulier la concurrence inter-entreprises et la concurrence territoriale) et une certaine montée des inégalités économiques et sociales.

En principe les effets positifs sont supposés surcompenser les effets négatifs. Sous réserve d’effectuer les ajustements nécessaires parmi lesquels figurent la poursuite de la politique de rattrapage, de la décentralisation, l’effort de spécialisation, le développement des avantages comparatifs des régions . De nombreux désaccords persistent concernant le rôle respectif de l’État,des collectivités territoriales et des instances européennes en matière économique mais tous les auteurs s’accordent pour dire que dans le futur les régions vont devoir se mobiliser davantage pour retenir leurs entreprises et en attirer de nouvelles,pour renforcer les facteurs régionaux de compétitivité (infrastructures de transport, niveaux de qualification de la main d’œuvre, capacité d’innovation, réduction de la fiscalité,etc.).

3 - La réorganisation des entreprises : une dialectique des forces de concentration et des forces de dispersion

L’Euro en générant un effet de transparence, renforcé par la disparition des opérations de change, mettra en évidence des écarts de coûts et de prix. Il pourrait jouer comme un accélérateur de la mobilité des entreprises. Une plus forte mobilité et une nouvelle organisation spatiale des activités économiques devraient s’ensuivre impliquant de nouvelles vagues de restructurations.

Il n’est pas de jour sans qu’une opération importante de restructuration ou d’intégration : fusion, rachat, absorption, prise de participation, etc. ne vienne rappeler que la mondialisation et la construction européenne imposent aux entreprises non seulement de renforcer leur position concurrentielle face à des« adversaires » toujours plus imposants mais aussi de repenser leur stratégie territoriale. Comment réorganiser les filiales ? où les localiser ?

Quelles sont alors les régions qui bénéficieront de ce processus de réallocation ?

Parmi les innombrables facteurs nationaux et régionaux qui déterminent les choix de délocalisation des entreprises et de leurs établissements dans l’espace européen, les économistes privilégient deux effets contraires : les économies d’échelle et les coûts de transport. Les économies d’échelle (internes ou externes : économies d’agglomération) jouent comme des forces centripètes sur les unités de production et expliquent en grande partie les phénomènes de concentration, économique et spatiale : aussi bien les fusions, rachats, absorptions et prise de participation auxquelles nous sommes habitués depuis l’annonce de la poursuite de l’intégration européenne (avec l’Acte unique en 1987). La baisse des coûts de transport et les progrès des technologies de communication, rendant possible, en théorie, la localisation des entreprises en tous points du territoire, ont au contraire un effet de dispersion des activités. Là encore aucune réponse définitive n’est donnée mais il apparaît probable que les forces de concentration seront supérieures aux forces de dispersion, entraînant une reprise de la concentration géographique en faveur des régions de la dorsale européenne et la confirmation du rôle central des métropoles.

4 - Une mobilisation accrue des territoires

La réorganisation des entreprises sur l’ensemble de l’espace européen peut suggérer une mobilisation accrue des acteurs locaux en vue de rendre leur territoire plus attractif. Tous les auteurs exhortent les régions et les collectivités territoriales qui en ont la charge, à se mobiliser pour la valorisation de leurs atouts : savoir-faire, identité culturelle,infrastructures, etc. et à « s’engager dans un processus de planification stratégique comme le font les grandes entreprises ». Tous sauf un : Paul R.Krugman, le fondateur de la géographie économique en personne, pour lequel l’exigence de compétitivité qui s’applique aux entreprises ne concerne en rien les territoires nationaux et a fortiori régionaux.

Concrètement, les mouvements d’établissements amplifiés par ceux de la conjoncture aboutissent au niveau des territoires à la nécessité de renforcer leur avantage comparatifs et leur attractivité globale. Les autorités locales sont conscientes de devoir améliorer leur image, renforcer leurs atouts pour capter les investissements mobiles et conserver leur potentiel d’activité et d’emploi. Tous les facteurs régionaux spécifiques d’implantation des activités sont ainsi mobilisés : la qualité des infrastructures de communication, la qualité de la main d’œuvre, les systèmes régionaux d’innovation, etc.

Conclusion : L’Europe en quête de nouveaux modes de régulation : les territoires et les populations comme nouvelles variables d’ajustement ?

Après la renonciation aux principaux instruments de flexibilité et d’ajustement économique du fait de la fixité irrévocable des taux de change, des contraintes pesant sur les taux d’inflation et d’intérêt, les économistes s’interrogent : en cas de choc économique exogène affectant sérieusement la situation d’un pays ou d’une région, quels seront les amortisseurs de chocs ?

Droits et Permissions

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