Démocratie participative et bien-être subjectif

Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.

Cet article pose la question de la démocratie participative et en décrit un instrument possible, la mesure du bien-être subjectif des citoyens à travers des enquêtes ciblées. Ces dernières peuvent être menées sur des territoires comme une métropole, pour révéler les facteurs de bien-être des habitants. Les réflexions théoriques associées à une telle démarche concernent la conception plus ou moins hédonique du bien-être, par opposition avec la conception tutélaire des politiques classiques de la démocratie représentative.

Mots-clefs : bien-être subjectif, démocratie participative, économie du bonheur, gouvernance démocratique, perception des citoyens européens, Strasbourg.

Citer cet article

Jean-Alain Héraud « Démocratie participative et bien-être subjectif », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 43, 27 - 35, Hiver 2020.

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1. Introduction à la problématique de la démocratie participative


Les démocraties contemporaines évoluent. Par certains aspects, elles paraissent menacées : typiquement par la montée des réflexes populistes, par ce qu’il est convenu d’appeler l’illibéralisme, et d’une manière générale par la tentation toujours présente chez les élus et leurs administrations d’en venir à des formes très verticales de gouvernance lorsque les circonstances les y poussent - difficile de ne pas évoquer, en ces temps de pandémie, la gestion de crise dans l’urgence sur un mode parfois très centraliste. D’un autre côté, une évolution de fond vers plus d’horizontalité et d’écoute est clairement sensible dans le long terme. La notion de démocratie participative revient de plus en plus souvent dans le discours politique. Des procédures sont inventées pour associer les citoyens à la conception et à l’évaluation des politiques.

Ces expériences participatives se retrouvent à tous les niveaux de gouvernance. Dans le cas de la France, citons la Convention citoyenne pour le climat décidée en avril 2019 en réponse à la sollicitation, quelques mois auparavant, du collectif Gilets citoyens, portée par l’écrivain et militant écologiste Cyril Dion auprès du Président de la République. Il est significatif et en même temps paradoxal que cette séquence fasse suite à celle des Gilets jaunes, une révolte - inédite dans son ampleur - de citoyens contre les élites gouvernantes à propos de décisions imposées, de leur point de vue, sans réelle consultation des populations dans toute leur variété de situations. Les technocraties, de leur côté, se sentent injustement contestées dans leur rôle que justifient à la fois leur expertise supposée et le principe de démocratie représentative. La verticalité du pouvoir dans un État démocratique se retrouve donc contestée par une rébellion citoyenne qui ne souhaite pas s’organiser de manière partisane (donc jouer le jeu démocratique habituel) tout en aspirant de manière plus ou moins bien formulée à des alternatives de gouvernance démocratique.

Le problème de la démocratie contemporaine ne semble pas connaître de solution évidente : d’un côté la forme classique - représentative - est souvent remise en cause du fait de taux d’abstention records, et d’un autre côté l’expression spontanée des citoyens apparaît brouillonne, instable et incohérente. De plus, l’interrogation directe des citoyens, sujet par sujet, est aussi contestable que la gouvernance représentative dans la mesure où la participation aux enquêtes et autres référendums n’est guère meilleure qu’aux élections. Il restera toujours une fraction de la population non représentée, et cependant prête à se révolter à certaines occasions.

Le problème de l’incohérence de la décision collective construite par expression directe des citoyens, en cas de grande diversité des points de vue, est connu depuis longtemps. Ce paradoxe a été pointé par Montesquieu au 18ème siècle, et confirmé par l’économiste Kenneth Arrow au 20ème siècle (montrant l’impossibilité de construire une fonction d’utilité collective à partir des fonctions individuelles, dans le cas général). Les exercices de démocratie directe étant problématiques, on peut au moins essayer d’introduire un peu de démocratie participative. C’est ce qu’a fait le Président Macron en accédant à la demande des Gilets Citoyens de lancer une convention citoyenne sur le climat, dans la foulée de la contestation des Gilets jaunes - contestation qui avait en particulier visé l’application de la taxe carbone aux carburants automobiles. Il s’agissait de montrer que des citoyens bien informés peuvent appuyer la politique gouvernementale, et qu’inversement le gouvernement sait s’inspirer des suggestions citoyennes si ces dernières sont rationnellement formulées. Il est malheureusement peu probable que les sympathisants des Gilets Jaunes aient été convaincus par l’opération. De surcroît, l’opération ne s’est pas très bien terminée politiquement, car le gouvernement est revenu sur sa promesse de soumettre « sans filtre » les 150 propositions de la Convention au Parlement. Malgré tout, la démonstration a été faite que le système politique national peut innover en jouant, jusqu’à un certain point, le jeu d’un nouveau modèle de décision démocratique. Nous pensons que c’est la promesse ex ante d’appliquer les recommandations sans filtre qui était sans doute une erreur.

L’expérience de cette innovation institutionnelle (risquée comme toute innovation) constitue une bonne étude de cas. On peut par ailleurs considérer que les contestations populaires comme les contradictions du pouvoir autour de la politique climatique sont finalement naturelles et même saines dans une démocratie vivante et évolutive.

Une phrase de Cyril Dion dans son article du Monde du 9/12/2020 est en tout cas à retenir, car elle résume bien son projet initial : « On accepte plus facilement une décision politique que l’on a participé à prendre qu’une décision imposée d’en haut, par un gouvernement ». Naturellement, le diable résidant dans les détails, le problème majeur est de trouver le bon moyen d’associer les citoyens à la décision politique. Il existe un grand nombre d’alternatives à la démocratie représentative pure et dure, mais on ne connaît pas la solution miracle (optimale). On dispose seulement d’un ensemble d’expérimentations plus ou moins concluantes à divers niveaux de gouvernance de l’administration publique. Par la suite, nous nous concentrerons sur les expériences des collectivités territoriales.


2. La démocratie participative sous diverses formes et à divers niveaux


Parmi les collectivités publiques qui ont mené des opérations de gouvernance participative, certaines métropoles se sont particulièrement illustrées, par exemple celles de Grenoble (ville pionnière en la matière), de Toulouse ou de Strasbourg. Les métropoles tentent d’introduire plus de participation à travers divers instruments comme les conférences citoyennes, les budgets participatifs ou les enquêtes sur le bien-être des habitants. Certaines institutions sont aussi participatives par essence, comme les Conseils de développement métropolitains.

Au niveau international, de nouvelles pratiques de gouvernance sont expérimentées, observées et diffusées, particulièrement dans le réseau Open Government Partnership (voir https://www.opengovpartnership.org/) qui regroupe actuellement 79 pays. Ces initiatives reposent sur l’hypothèse que les services des États (ou des collectivités infra-nationales) peuvent être améliorées si les besoins et les compétences des usagers sont inclus à la fois dans la conception et la mise en œuvre de l’action publique. Cela dit, il ne suffit pas de poster des enquêtes en ligne pour atteindre le graal de la gouvernance participative métropolitaine. Encore faut-il, en effet, que le monde politico-administratif tienne réellement compte des informations issues de ces procédures, modifie ses routines organisationnelles et adapte ses représentations mentales, ce qui n’est pas gagné d’avance. L’écueil est ce que Cyril Dion appelle le « simulacre de démocratie participative ».

Même à un niveau strictement méthodologique, beaucoup de problèmes se posent dans la mise en œuvre des procédures participatives, par exemple celui de la représentativité de l’échantillon de citoyens qui y participent. Ces collectifs expriment-ils mieux l’intérêt général que les institutions démocratiques classiques comme les assemblées d’élus, maires ou autres présidents d’EPCI (établissements publics de coopération intercommunale, par exemple métropolitains) ? Au minimum, ils expriment une vision complémentaire, ce qui est certainement utile, mais au nom de qui exactement parlent-ils ? L’argument peut d’ailleurs s’appliquer aussi aux représentants officiels de la nation (ou de la collectivité territoriale) : avec des taux de participation aux élections souvent faibles de nos jours, quelle est la représentativité des élus ? La solution n’est-elle pas justement de multiplier les sources d’information sur les préférences collectives en articulant tous les instruments imaginables (élections officielles, référendums, méthodes participatives, sondages d’opinion, etc.) ? C’est à ce type de questionnement, mêlant les questions de représentativité au sens général et au sens statistique du terme, que nous souhaitons répondre en prenant l’exemple d’une enquête sur le bien-être des habitants de l’Eurométropole de Strasbourg.

Auparavant, il est utile de décrire un autre instrument de démocratie participative qui a été introduit en France dans le Code général des collectivités territoriales (à partir de 1999 avec la Loi Voynet, puis les lois de 2014 et 2015 sur les territoires) : les Conseils de développement (Codev). Les intercommunalités de plus de 20 000 habitants sont tenues de créer un Codev, qui est une assemblée de citoyens bénévoles censés représenter « les milieux économiques, sociaux, culturels, éducatifs, scientifiques, environnementaux et associatifs ». Le Codev donne son avis sur les documents de prospective et de planification (projets de territoire), ainsi que sur la conception et l’évaluation des politiques locales de promotion du développement durable. Il peut être consulté sur toute question intéressant le territoire (saisines du président de l’EPCI) et se saisir lui-même d’enjeux pour animer le débat public (auto-saisines). Les membres des Codev sont censés intervenir en tant que citoyens, même si une partie d’entre eux sont désignés en fonction de leur rattachement institutionnel (chambre de commerce, associations, milieu universitaire, etc.). Ils ne peuvent pas être des élus du territoire. Ils ne sont pas rémunérés. Parfois, les Codev peuvent avoir une dimension européenne à travers le contexte transfrontalier. C’est le cas de la Métropole européenne de Lille et de l’Eurométropole de Strasbourg, qui associent des représentants des autorités publiques locales du pays voisin.


3. Le conseil de développement de l’Eurométropole de Strasbourg et son enquête sur le bien-être des habitants de l’agglomération transfrontalière


Le Codev de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS) n’a été créé qu’en 2015, mais il a été très actif et un certain nombre de ses recommandations ont été sérieusement prises en compte par la collectivité. En revanche, sa notoriété n’est pas encore très bien établie auprès des citoyens, voire des élus… La nouvelle équipe issue des élections de 2020 a la ferme intention de corriger ce déficit d’image et d’autorité. En effet, cette liste verte est particulièrement attachée à l’idée de démocratie participative. Le Codev en ressortira renforcé et modifié. Au prochain renouvellement de la centaine de membres du Codev en 2021, il est prévu d’associer systématiquement un représentant de chacune des 33 communes sur proposition des maires, afin de renforcer le lien entre l’institution communautaire et les composantes politico-administratives de l’EMS. Par ailleurs, comme précédemment, des représentants de la ville allemande de Kehl seront également invités à participer.

Nous résumons ci-dessous les objectifs qui ont été assignés au Codev (cf. la Charte de fonctionnement de janvier 2019) :

  • contribuer à améliorer la qualité des services publics et des politiques publiques ;
  • assurer la représentation de l’ensemble du territoire de vie (urbain, péri-urbain, nature…) et des habitants dans leur diversité ;
  • contribuer à construire l’identité métropolitaine avec la société civile ;
  • créer un espace de dialogue et de démocratie locale en donnant toute sa place à la société civile dans la réflexion stratégique, en informant et formant les citoyens, en mobilisant de l’expertise technique mais aussi de l’expertise d’usage, en faisant émerger une parole collective transmise aux élus par la formulation d’avis et de propositions.

En 2017, le Codev a été saisi par le Président de l’EMS de l’époque pour réaliser une enquête sur le bien-être des habitants de l’agglomération (incluant la partie allemande, à savoir la commune de Kehl). Les réponses de 3 300 personnes à un questionnaire assez lourd ont pu être collectées, ce qui constitue un corpus important, non seulement en réponse aux questions fermées, mais aussi aux questions ouvertes qui ont fourni un verbatim considérable. Le questionnaire mis en ligne en septembre et octobre 2017 comportait 17 thématiques comme : les activités culturelles, sportives et de loisir ; l’environnement ; les transports ; le logement ; la santé ; la sécurité ; l’urbanisme ; la dimension transfrontalière ; l’image de la métropole ; etc. Un million de données et 400 pages de verbatim ont pu être saisies et traitées à la fois qualitativement et numériquement.

L’objectif était de saisir l’opinion des habitants sur les progrès sociétaux attendus pour le territoire - dessiner les contours de l’agglomération rêvée par les habitants d’ici 2030 - et de saisir la définition que les individus donnent du bien-être et de la qualité de vie. La démarche reposait sur l’idée que « la ville intelligente, c’est celle qui se soucie avant tout du bien-être de ses habitants ». Les résultats ont été analysés dans un rapport en deux tomes (mars 2018 et janvier 2019) qui concluait sur des recommandations, avec des indicateurs de progrès en matière de bien-être qui permettront de suivre l’évolution attendue dans les années à venir. Un indicateur composite du bien-être a été produit, que les services de la collectivité sont censés alimenter puis mettre régulièrement à jour. Avec un recul de deux ans, on ne peut pas encore affirmer que l’opération soit réussie sur le plan de ce suivi, mais le processus de consultation lui-même et l’analyse des résultats ont contribué à faire avancer la réflexion des politiques. D’une certaine manière, le résultat de l’enquête a préfiguré les résultats de l’élection qui a eu lieu entre temps, en soulignant des décalages entre le bien-être collectif tel que l’ancienne municipalité le concevait et la perception des citoyens. Les thèmes de la campagne électorale ont beaucoup porté sur des enjeux que l’enquête de 2017 avait bien pointés. Nous tenterons de cerner cette différence d’appréciation des facteurs de bien-être entre les élus et les citoyens.

Commençons par indiquer les grands résultats de l’enquête. Le choix des domaines du questionnaire par les participants est très instructif. Sur les 17 domaines proposés, les 6 les plus choisis (entre 1000 et 1700 réponses) touchent à la vie quotidienne des gens plus qu’aux problématiques globales : culture, loisirs, qualité de l’environnement, santé, etc. Nombre de thématiques collectives qui passionnent les élus n’ont pas soulevé un grand intérêt chez les répondants à l’enquête, comme le développement économique, l’attractivité ou l’image de la métropole.

Le plaisir d’habiter une agglomération internationale croisant les cultures est assez systématiquement évoqué par les élites gouvernantes, mais nettement moins par l’habitant moyen. Pouvoir pratiquer couramment deux langues et évoluer dans deux cultures constitue un véritable plus pour beaucoup de gens cultivés, alors que la différence linguistique est souvent vue comme un obstacle pour les autres. Autre décalage important : l’attractivité. Alors que le discours politique met l’accent sur la croissance démographique et économique de l’agglomération, les habitants semblent surtout attentifs aux conséquences néfastes de la croissance : plus de population signifie plus d’artificialisation des sols, de difficultés dans les transports, de problèmes sociaux à traiter ; plus de développement économique, d’entreprises créées ou de touristes, signifie plus de pollution, d’encombrement, et autres formes de déséconomies externes.

Ici se pose clairement la question de la représentativité de l’échantillon des répondants - qui s’est auto-constitué en allant répondre en ligne au questionnaire. L’analyse de leur profil montre qu’il s’agit en grande partie de gens éduqués, économiquement et socialement protégés, habitant plutôt l’hyper-centre de l’agglomération, etc. Sans doute un échantillon mieux calibré pour représenter toute la variété des populations de la métropole aurait répondu autrement, par exemple en mettant plus l’accent sur les thématiques comme l’emploi (et donc le développement économique). Le Conseil de développement a cependant parfaitement assumé le biais, avec le raisonnement plus ou moins explicite que dialoguer avec les citoyens les plus motivés remplit déjà largement sa mission. Nous reviendrons sur cette question, mais soulignons dès à présent que les habitants des quartiers les plus défavorisés sont ceux qui à la fois s’abstiennent le plus aux élections et participent le moins aux opérations de démocratie participative. On peut faire ici le lien avec les Gilets jaunes que nous avons évoqués en introduction : une partie des citoyens, s’assimilant à la « France d’en bas », semble refuser par principe d’entrer dans tout débat public organisé. N’est-ce pas cela une des plus graves menaces contre la démocratie ?

Un autre grand enseignement de cette enquête est que la définition donnée du bien-être par les répondants est relativement hédonique, c’est-à-dire personnelle. Alors que les élites politiques et administratives mettent l’accent sur l’intérêt général (qu’ils estiment avoir pleinement la charge de définir), les habitants jugent le bien-être à la mesure de leur vécu, en fonction de leur quartier, et beaucoup moins en termes globaux. Par exemple, un point typique d’achoppement dans les politiques dites « vertes » est la conception de la densité urbaine. Alors que la philosophie de la municipalité précédente (socialistes alliés à des écologistes) était celle d’une densité vertueuse - construire la ville sur la ville pour éviter l’étalement urbain - les habitants expriment très souvent leur rejet de ce qu’ils voient comme de la « bétonisation ». Oui à la nature, mais dans mon quartier aussi. Sur beaucoup de sujets on retrouve cette vision locale. Ainsi, les infrastructures de santé, de loisir ou de culture sont plébiscitées, mais les habitants soulignent qu’il ne suffit pas qu’elles existent « quelque part dans l’agglomération », la question de l’accessibilité depuis leur quartier est jugée tout aussi importante. Pour illustrer ce point en reprenant l’exemple de la nature en ville et en évoquant la question des indicateurs, ce que semblent indiquer les habitants c’est que le nombre d’arbres plantés en ville est un critère insuffisant, car il s’agit aussi de savoir s’il y en aura bien dans chaque quartier.


4. La problématique du bien-être comme révélateur de la complexité de la gouvernance démocratique


Sur les exemples que nous venons de donner, on voit apparaître toute la complexité de l’exigence démocratique contemporaine dans la conception des politiques. Nous ne sommes plus à l’époque où les représentants élus de la Nation pouvaient se comporter comme des despotes éclairés le temps de leur mandat. Mais comment trouver le bon équilibre entre l’écoute attentive des perceptions des individus et une attitude plus tutélaire où il s’agit de faire le bonheur des gens parfois malgré eux ? Comment arbitrer entre le bien-être immédiat du citoyen et les considérations du développement durable ? Comment ajuster ces paramètres entre les différents périmètres géographiques ? Comment arbitrer les inévitables contradictions internes de toute politique, aussi vertueuse soit-elle ?

Pour aborder ces questions assez redoutables, il est utile de s’armer de quelques concepts que fournit entre autres la littérature sur le bien-être ou le bonheur. En premier lieu, il convient de définir le bien-être de la manière la plus adaptée possible à la question traitée. Nous avons caractérisé plus haut d’hédonique la position des répondants à l’enquête qui lisent plus le réel à la hauteur de leur balcon qu’à celle d’une satellite en orbite terrestre. C’était une manière un peu caricaturale de présenter les choses, d’autant plus que les citadins qui ont répondu à l’enquête sont plutôt des gens cultivés et engagés. Mais la question mérite d’être creusée : y a-t-il plusieurs conceptions du bien-être et est-ce que ces éventuelles variantes s’opposent ou se complètent ?

Ce qu’est censé mesurer une enquête comme Codev-EMS (2017), c’est ce que les chercheurs spécialistes du sujet appellent le bien-être subjectif. L’expression de « bonheur déclaré » est parfois utilisée, mais nous préférons éviter le terme de bonheur qui est ambigu, et de surcroît variable d’une langue ou d’une culture à l’autre (happiness n’a pas le même champ sémantique que bonheur ou Glück). Ce point est d’ailleurs soulevé par une déclaration trouvée dans le verbatim de l’enquête strasbourgeoise : « on n’attend pas du politique qu’il fasse notre bonheur, mais qu’il laisse la quête du bonheur possible pour tous ». Dans les faits, une seule question de l’enquête portait sur le niveau global de bien-être - que l’on peut plus ou moins assimiler à la notion de bonheur -, le reste du questionnaire portant sur les causes du bien-être.

Le Codev a communiqué sur les résultats en affichant : « le bien-être est estimé à 6,7/10 ». Il reste à voir quel sens donner à une telle information et ce qu’on en fait politiquement, comme nous allons le voir par la suite. Mais à part cette question visant à l’auto-évaluation du niveau global de satisfaction des habitants, il s’agissait avec l’enquête de recueillir l’opinion des individus sur ce qui contribue le plus à la qualité de leur vie. D’où l’exploitation finale de l’opération sous forme d’un tableau de bord des principales composantes du bien-être, assorti d’indicateurs pour pouvoir suivre à l’avenir le niveau de progrès de l’agglomération composante par composante.

Le bien-être subjectif est défini dans la littérature (à la croisée des sciences cognitives, de la psycho-sociologie, des sciences politiques et économiques) comme l’idée générale d’une vie heureuse, en distinguant deux composantes :

  • le bien-être émotionnel, caractérisé par le bilan des affects positifs et négatifs (ici on est plus dans le registre du bonheur « happiness ») ;
  • le bien-être dans sa dimension philosophique, où l’individu évalue le niveau de satisfaction vis-à-vis de sa vie (trouve-t-elle un sens ?).

Cette définition est celle de Diener (1984). Elle a été catégorisée par d’autres auteurs comme hédoniste au sens où elle fait peu référence à la dimension sociale. Pour Martin Seligman (2002), le bonheur authentique n’est pas simplement synonyme de « vie plaisante », ce qui est le sens fondamental de l’hédonisme, mais aussi de vie pleine de sens. Dans ce dernier cas, la tradition philosophique grecque parle d’eudémonisme - où interviennent des facteurs comme l’implication dans la famille, la communauté, la vie politique, etc. Il est également important de se référer à Amartya Sen, pour qui le bonheur doit se comprendre non pas comme une mesure de la satisfaction dérivée de la consommation de biens commerciaux ou du bénéfice de biens publics, mais comme la capacité de pouvoir le faire. L’individu est attaché à la potentialité de se réaliser - à travers la consommation, mais aussi l’insertion sociale, la participation à la vie de la cité, etc. - ce qui n’a rien à voir avec la satisfaction instantanée d’un besoin.

Le Codev strasbourgeois a bien compris cette distinction. L’enquête visait à se donner les moyens cognitifs pour améliorer les politiques municipales des 33 communes de l’Eurométropole afin de mieux cibler la satisfaction à long terme des habitants. Certaines questions étaient particulièrement dans le registre eudémonique, comme celles du domaine « vie citoyenne, engagement ». En revanche, la publicité faite autour de l’indicateur global du bien-être subjectif (6,7/10) ressemble à du marketing territorial. Or faire de ce genre d’opération un outil de compétitivité des territoires serait à notre avis un contre-sens. Si la question est de savoir ce qui fait le bonheur des habitants, ce n’est pas pour en faire venir plus (surtout quand les réponses pointent les divers risques de congestion !), mais pour affiner les politiques en fonction des souhaits des habitants.

La vraie mesure de la rigueur et de l’utilité de l’exercice reste à venir : quel suivi des indicateurs de bien-être retenus par le Codev sera réalisé dans les années à venir par l’administration municipale ? Cependant, la réalisation de l’exercice - comme dans une opération de prospective, ce que cette enquête est d’ailleurs en partie - possède une vertu en soi. En effet, faire réfléchir plus de trois mille citoyens sur ce qui compte pour eux et quelle forme prendrait la cité idéale du futur est stimulant et créatif. Faire débattre ensuite des groupes de citoyens, de membres du Codev et de personnels des services municipaux sur les résultats, domaine par domaine, pour alimenter le rapport final, est un élément de plus de co-construction d’une vision commune - qui survivra à l’exercice indépendamment du destin du rapport officiel. La seule ombre au tableau est que toute une catégorie de citoyens (et de territoires, comme les quartiers dits sensibles) n’a participé ni à l’enquête, ni aux groupes de travail. La question est maintenant de savoir comment aller chercher le point de vue de ces invisibles…


5. Une appropriation scientifique des résultats de l’enquête


Pour les équipes universitaires qui ont participé à l’opération du Codev sur le bien-être, les retombées ont été positives en termes scientifiques. Cela concerne aussi bien les chercheurs en sciences sociales que les statisticiens et économètres. Les premiers ont par exemple pu développer des analyses concernant l’importance du lien social dans le bien-être. En matière d’analyse statistique, le défi était de travailler sur la base d’un échantillon de répondants comportant beaucoup de biais. Les universitaires ont pu aider les opérateurs des services municipaux à faire mieux que des moyennes ou des tris croisés. En effet, les méthodes modernes d’analyse de données et de classement hiérarchique permettent de faire ressortir des groupes homogènes significatifs à la fois d’individus et de types de réponses sans être perturbés par les inégalités d’effectifs entre catégories. Autrement dit, un groupe sous-représenté apporte autant d’information qu’un groupe sur-représenté à partir du moment où les types sont clairement identifiés et qu’on peut analyser chacun d’eux en tant que tel. Un peu d’économétrie a également été faite sur les résultats en tenant compte des biais d’échantillonnage, ce qui a permis de tester le lien entre le bien-être subjectif et le profil des répondants. Enfin, des analyses lexicales font ressortir des éléments sémantiques dominants (mots-clés) par thématique.



Analyse lexicale

En ce qui concerne les mots-clés du bien-être, les plus importants sont les verbes « partager » et « vivre », ainsi que les concepts de « liberté » et de « respect », puis ceux de « proximité » et de « diversité ». Quelques éléments concrets ressortent particulièrement : « nature », « espace », « qualité de vie », « jardin », « verdure »… Si l’on exploite le sous-échantillon particulier des jeunes, les mots-clés sont significativement différents et le mot « santé » apparaît de manière très dominante.



Évaluation économétrique des facteurs de bien-être

L’équipe du BETA (Héraud, N’Guyen-Van et Pham 2020) a principalement choisi comme variable à expliquer le sentiment global de bien-être. Les variables explicatives qui se sont révélées les plus significatives, sur un ensemble de 984 réponses très complètes, sont :

  • les dispositions individuelles au bonheur - repérées par les réponses à la question « avez-vous des occasions de rire ? » ;
  • la vie familiale, et particulièrement la présence d’enfants dans le ménage ;
  • l’offre de services publics culturels et sportifs ;
  • le revenu (mais beaucoup plus le revenu relatif que le revenu absolu).

On a pu pousser l’analyse un peu plus loin en termes de variables explicatives en restreignant l’échantillon. Ainsi, sur 642 réponses qui la mentionnent, on fait apparaître que l’offre de transports en commun joue très fortement sur le sentiment de bien-être. Enfin, sur 428 réponses disponibles, la qualité de l’environnement ressort comme variable déterminante du bien-être.



Analyse de données et typologie

L’analyse de données détaillée fait apparaître des corrélations particulières sur des petits sous-ensembles de répondants (petits dans l’échantillon, mais pas forcément dans la population). Si on entre dans les statistiques par des critères particuliers, on peut mettre en évidence des spécificités par âge, genre, revenu, localisation géographique, etc. Nous sélectionnons ci-dessous quelques exemples particulièrement illustratifs - conformes ou contraires à l’intuition :

  • les personnes âgées citent plus que la moyenne la sécurité comme critère prioritaire de bien-être ;
  • les femmes sont plus attentives à l’offre culturelle qu’à l’offre sportive ;
  • les jeunes évoquent plus que la moyenne la santé ; cette observation un peu surprenante se justifie selon les spécialistes par la prévalence des comportements à risque dans ces classes d’âge (excès dont les jeunes sont bien conscients) ;
  • les habitants du centre sont plutôt satisfaits de tous les systèmes de transport qu’offre l’agglomération, alors que dans les communes de périphérie les gens sont souvent mécontents de tout : bouchons sur les routes, rareté des transports en commun, difficulté d’utiliser le vélo…

6. Les différences de perception selon les pays


Du fait que la partie allemande de l’agglomération (la ville de Kehl) a été associée à l’enquête, on dispose d’un moyen de comparer la mesure du bien-être subjectif sur des territoires proches mais relevant de deux pays différents. Il existe déjà toute une littérature sur les comparaisons internationales en matière de subjective well-being, par exemple les travaux de Claudia Senik qui analyse la dimension culturelle du bonheur (Senik, 2014). Mais il est intéressant de pouvoir faire des mesures à l’intérieur d’un espace transfrontalier.

La mairie de Kehl s’est jointe à l’opération de l’EMS en 2017, en traduisant et adaptant le questionnaire. Une centaine de réponses a été collectée. L’initiative conjointe est à saluer en tant qu’expérience de démocratie participative transfrontalière. Du point de vue de la méthode statistique, la réalisation est moins satisfaisante : le questionnaire allemand est un peu différent de l’original français et l’échantillon n’est pas très comparable car il comporte une grande proportion de jeunes - particulièrement d’étudiants. Il est donc impossible de faire des comparaisons globales. Cependant, en choisissant les questions et en prenant quelques précautions d’interprétation, il est possible de tirer quelques enseignements de la comparaison.

Présentons d’abord le territoire concerné. Kehl est une ville moyenne de 37 000 habitants (comprenant aussi des villages qui ont été agglomérés lors de la réforme des périmètres communaux du Bade-Wurtemberg au début des années 1970). Mais c’est aussi d’une certaine manière une banlieue résidentielle, logistique et industrielle de Strasbourg. Parmi les résidents on compte 3 000 français - et à cela se rajoutent presque autant de navetteurs qui traversent le Rhin chaque jour, en voiture, en tram ou en chemin de fer. L’enquête menée à Kehl reflète donc une réalité mixte : on saisit là le point de vue d’une population badoise mais fortement reliée à la métropole Strasbourgeoise.

La comparaison des résultats montre que les habitants de Kehl sont un peu plus attachés à la proximité du cœur de métropole que les Strasbourgeois ne le sont de Kehl, ce qui peut s’expliquer par tous les services métropolitains offerts. L’enquête révèle que les Strasbourgeois, eux, sont surtout intéressés par les possibilités d’achats bon marché de l’autre côté du pont.

Quand on analyse la définition du bien-être (une question portait directement sur ce point) on observe une différence significative : du côté français, la réponse la plus fréquente est que le bien-être est une combinaison équilibrée entre une perception individuelle et un sentiment à dimension collective (mon bonheur dépend de celui des autres, par empathie) ; du côté allemand, le bien-être est plus largement perçu comme un sentiment collectif.

Parmi les mots-clés qui caractérisent le bien-être, nous avons vu que du côté français les dominantes sont sur le vivre ensemble et la relation avec la nature. On retrouve ces thèmes du côté allemand, mais une autre dimension émerge aussi très fortement, celle de l’ouverture interculturelle et la relation aux institutions européennes - nettement moins citée à Strasbourg. Tout se passe comme si l’Europe et le transfrontalier étaient à Strasbourg une évidence qui ne mérite pas trop d’être soulignée, alors qu’à Kehl on pense à s’en féliciter. Peut-être s’agit-il là d’un effet d’échantillonnage dans la mesure où beaucoup de répondants à Kehl sont des étudiants venus exprès faire des études dans ce lieu frontière.

Il est clair que pour en savoir plus il faudrait monter une enquête internationale plus professionnelle sur le plan statistique, en assurant une parfaite comparabilité des échantillons nationaux. L’Union européenne pourrait être un cadre idéal pour promouvoir et mieux coordonner les initiatives nationales, d’autant plus que les thématiques du bien-être, du bonheur, de la qualité de vie, etc. font déjà l’objet d’études statistiques approfondies depuis une vingtaine d’années, comme le projet European Values Study (le dernier rapport disponible, EVS 2017, couvre 56 000 répondants de 34 pays). L’Eurobaromètre est aussi une source d’information pour un certain nombre de variables. Pour aller plus loin, il faudrait que chaque institut national de statistique s’attache à fournir une information standard sur les principaux facteurs de bien-être, à l’instar de ce que fait le Royaume-Uni depuis des années. Si par exemple en France l’Insee introduisait quelques questions de ce type dans l’enquête Ménage, on disposerait d’un indicateur de bien-être fort utile pour le pays, ses régions et métropoles, ainsi que pour les comparaisons internationales.


Conclusion


Le rapport Codev-EMS (2019) conclut l’opération d’enquête sur le bien-être des habitants de l’agglomération de Strasbourg en observant que « le rêve urbain est humain et naturel, paisible, inclusif et vert ». Les demandes exprimées visent en effet principalement le respect des individus et l’inclusion sociale, la protection des éléments naturels et du cadre de vie, la santé (à la fois cause et conséquence du bien-être), une gestion plus intelligente de l’urbanisation et des transports, une gouvernance plus cohérente et participative. Le rapport en déduit une vingtaine d’indicateurs pour mesurer les progrès réalisés dans les années à venir, sur trois thèmes : une agglomération organisée à taille humaine, un environnement de qualité, une gouvernance ouverte et collaborative. Au-delà de ces indicateurs concrets (par exemple le nombre de personnes ayant un espace vert à moins de 400 m de leur domicile), le Codev souhaite la réalisation d’une mesure régulière du niveau de satisfaction global des habitants - un indicateur de type bien-être subjectif.

Il nous semble clair que la démarche participative sous forme d’enquête sur le bien-être a donné une vision assez différente de ce qu’aurait pu donner un exercice de prospective stratégique des responsables de la collectivité. Lorsqu’on considère l’ensemble des questions, des clivages assez nets se dessinent sur certains sujets entre les priorités des gouvernants et celles de la population. Des thématiques très fortes dans les discours habituels comme l’attractivité économique et commerciale, la réindustrialisation, l’innovation, la smart city numérique, etc. apparaissent très peu dans « l’image rêvée » de la métropole pour ses habitants. C’est en tout cas l’image rendue par l’enquête où se sont exprimés beaucoup de citoyens aisés dont les besoins élémentaires sont largement satisfaits. Lors d’une présentation des grandes conclusions à la direction de l’Eurométropole de Strasbourg, en petit comité, on a pu observer des réactions trahissant une certaine perplexité : il est inquiétant que les habitants ne plébiscitent plus du tout la croissance (de la population, du logement, des activités productives, du tourisme, etc.)… Une métropole a pourtant besoin d’un minimum de croissance pour ne pas s’effondrer ! Implicitement, les élus et l’administration prennent sur ce point une posture tutélaire.

En fait, chacun est dans son rôle, car les habitants répondent plutôt sur la dimension du bien-être hédoniste, alors que les politiques et les gestionnaires se sentent en charge du bien général. Les enquêtes comme celle que nous avons décrite sont un outil très utile pour améliorer la gouvernance des collectivités, même si elles ne suffisent pas à couvrir tout le champ de l’analyse nécessaire. On ne peut en effet construire des politiques sur la base des seules déclarations individuelles, car le bien-être collectif durable possède d’autres dimensions - dont les perceptions individuelles ne rendent que partiellement compte.

Enfin, l’intérêt de l’approche participative est de révéler la complexité du réel auquel s’attaquent les politiques. Par exemple, la densification du bâti est faite au nom d’une certaine vision écologique, pour lutter contre l’extension urbaine, mais les habitants réclament plus d’espaces libres et d’arbres en ville, ce qui est tout autant une exigence écologique : régulation thermique en été, maintien de la biodiversité, etc. On peut citer un autre exemple de contradiction avec la politique de découragement de la voiture en ville, qui est perçue par certains habitants comme une cause de la pollution locale, car elle favorise volontairement les embouteillages et la pollution atmosphérique en ne faisant rien pour faciliter la fluidité du trafic. Deux visions « vertes » s’opposent : décourager les automobilistes par tous les moyens vs trouver des compromis vertueux.

Pour finir, nous souhaitons revenir sur un problème souligné à plusieurs reprises dans la réalisation des opérations de démocratie participative : la difficulté de toucher certains publics. Il s’agit clairement là d’une limite des procédures cherchant à éviter la construction verticale des politiques par les gouvernements. Le paradoxe est cependant que l’éloignement de toute une catégorie de citoyens vis-à-vis de la chose publique rend à la fois la démocratie classique moins représentative et la démocratie participative bancale.


Références bibliographiques :

Codev-EMS (2018 & 2019), Comment ça va ? Résultats d’une enquête citoyenne sur le bien-être, Volume 1 : « Les déterminants principaux du bien-être, exprimés par les participants’ (26 mars 2018) et Volume 2 : « Préconisations et indicateurs » (28 janvier 2019), Conseil de développement de l’Eurométropole de Strasbourg : http://www.citoyensterritoires.fr/sites/cpl.asso.fr.temp/files/eurometropole_contribution_sur_le_bien-etre.pdf

Diener, T. (1984), « Subjective well-being », Psychological Bulletin 95(3), 542-575.

Héraud, J-A., Nguyen-Van, P., Pham, T.K.C. (2020), « Public services and subjective well-being in a European city : The case of Strasbourg metropolitan area », Documents de travail du BETA n° 2020-21.

Seligman, M. (2002), Authentic happiness : Using the new positive psychology to realize your potential for lasting fulfillment, New York : Free Press.

Senik, C. (2014), « The French unhappiness puzzle : The cultural dimension of happiness », Journal of Economic Behavior and Organization 106, 379-401.

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