Evaluation du programme Léonardo dans son application en France
Jacques Trautmann, Université de Strasbourg (BETA)
Parmi les programmes d’action communautaire, celui consacré à la formation professionnelle a été placé sous la figure éponyme de Leonardo da Vinci, pour souligner que les instances européennes en attendent une contribution aux innovations qui dynamisent l’économie. Mis en route en 1995, il a été renouvelé pour 7 ans à partir de cette année 2000. Il Bénéficiera de 1,15 milliard d’euros, après les 750 millions engagés pendant les 5 années de Leonardo I. Avec l’achèvement de la première phase du programme devait être effectuée une évaluation de son application dans chaque pays de l’Union. Ce sont les conclusions du rapport français qui vont être présentées ici.
Mots-clefs : éducation et formation, emploi et chômage, formation professionnelle, politique et stratégie de l’emploi.
Citer cet article
Jacques Trautmann « Evaluation du programme Léonardo dans son application en France », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 3, 19 - 22, Hiver 2000.
Les projets financés se répartissent pour l’essentiel en deux catégories : d’une part des projets de placements et d’échanges qui permettent à des jeunes, scolaires, apprentis, demandeurs d’emploi ou étudiants, d’effectuer un séjour à l’étranger, de quelques semaines à quelques mois, dans un établissement de formation ou en stage chez un employeur, et qui accessoirement offrent l’occasion à des formateurs de découvrir les conditions d’exercice de leurs collègues européens in situ ; d’autre part des projets pilotes réunissant des partenaires de plusieurs pays pour expérimenter de nouvelles pratiques de formation, d’évaluation des compétences, d’orientation − ils sont censés déboucher sur des programmes ou des modules de formation professionnelle transnationaux, sur la définition de profils professionnels communs dans plusieurs États membres ou sur la détermination des besoins de formation, etc. S’y ajoute une catégorie plus modeste de projets d’enquêtes et analyses donnant lieu à des rapports sur divers sujets relatifs à la formation professionnelle.
En voulant offrir un cadre fédérateur aux initiatives en matière de formation professionnelle initiale et continue, Leonardo s’était donné des ambitions très vastes mais quelque peu confuses. Un Cadre Commun d’Objectifs comportait 19 items, et il a été nécessaire de les compléter en fixant cinq priorités : favoriser l’acquisition de compétences nouvelles, rapprocher des entreprises les établissements d’enseignement et de formation, lutter contre l’exclusion, promouvoir l’investissement dans les ressources humaines et généraliser l’accès aux connaissances par les outils de la société de l’information. Ces orientations sont bien celles qui ressortent du Livre blanc Enseigner et apprendre - Vers la société cognitive, dont la clé est l’établissement d’un rapport nouveau à l’emploi, tenu désormais pour être de plus en plus changeant et incertain.
La décision créant Leonardo I a prévu que chaque État membre produise un rapport sur la mise en œuvre et l’impact du programme fin 1999 [1]. Sa période d’élaboration, la fin de l’année 1999, correspond à la fin du programme mais non à l’achèvement des projets qu’il a permis de financer. Il porte donc à la fois sur des projets terminés (qui ont démarré en général en 1995 et 1996) et sur des projets encore en cours fin 1999. Le manque de recul temporel qui en résulte souligne une ambiguïté quant à la finalité de l’évaluation demandée. S’agit-il d’estimer si l’exécution du programme a permis de répondre aux objectifs qui lui avait été fixés ou seulement d’en identifier les difficultés de fonctionnement pour améliorer sa mise en œuvre ultérieure ? L’absence de délai entre le terme administratif du programme et la production de son évaluation incite à privilégier la seconde hypothèse qui évite de s’interroger sur le bien fondé des orientations initiales de Leonardo.
Flou dans l’articulation des projets aux objectifs du programme
Si l’on s’en tient à un critère quantitatif, on constate que le nombre de projets financés chaque année, dont les promoteurs étaient français, a été élevé, comparativement aux autres pays. Mais si l’on s’interroge sur l’adéquation entre les objectifs communautaires et ceux des porteurs de projets, on constate que beaucoup d’entre eux ont eu des difficultés, d’abord pour traduire leur projet dans des termes acceptables par la Commission, puis pour appliquer concrètement ce qu’ils avaient affiché. Il est significatif que dans les rapports finaux examinés, la plupart n’explicitent pas la relation existant entre l’exécution du projet et le Cadre Commun d’Objectifs, comme cela leur était demandé.
En revanche l’effet de labellisation assuré par la sélection d’un projet et d’un organisme au titre de Leonardo est indéniablement valorisé et recherché,davantage que l’ambition de participer, par une démarche innovante, à la transformation des pratiques et des systèmes de déformation. Ce programme apparaît donc d’abord comme une opportunité offerte à des acteurs de la formation de faire ainsi financer leurs propres projets.
Des résultats en forme d’esquisses
Par rapport à leurs ambitions initiales, les porteurs de projets expriment très majoritairement un jugement positif sur le bilan, final ou provisoire, de leur action, dans une proportion de 4 réponses sur 5. Les commentaires qui accompagnent ces réponses mettent en évidence des appréciations plus nuancées, qui mêlent les sujets de satisfaction et de désappointement. Concernant les résultats proprement dits, certains insistent sur les difficultés à valoriser ce qui a été produit. Pour cela, il faudrait que les autorités compétentes, pouvoirs publics et partenaires sociaux, acceptent de s’intéresser au travail fourni. Parfois sont exprimés des regrets que la phase de diffusion ait dû être réduite voire supprimée en raison des limites budgétaires imposées dès la contractualisation (une réduction de la subvention demandée, parfois d’un tiers, paraît avoir été systématiquement appliquée). La même idée se traduit souvent par l’intention de déposer un nouveau projet Leonardo ayant spécifiquement pour objet la valorisation et la diffusion des produits et des outils réalisés mais qui n’existent encore que comme prototypes.
L’examen des types de produits mentionnés pour les projets achevés ou en cours montre, sans surprise, que ce sont les modules de formation qui apparaissent les plus nombreux. Les produits relevant de méthodologies d’analyse ou d’anticipation des besoins en formation, et de description de profils professionnels représentent ensemble une part équivalente. Les outils d’évaluation de compétences sont aussi relativement nombreux, alors que les dispositifs de certification occupent une place marginale. On peut également estimer trop modeste la place prise par la constitution de réseaux déformation, comme celle de la production de matériels d’enseignement ouvert et à distance.
Quant aux projets de placements et d’échanges, les réponses sur leurs résultats paraissent très convenues et s’avèrent très semblables entre les différents porteurs de projets. Ainsi les placements favorisent-ils en général un triple apprentissage : "celui de l’exercice de leur futur métier dans une entreprise, celui de la découverte du travail dans un contexte européen, celui enfin de la pratique d’une langue étrangère en situation professionnelle". Dans la mesure où la plupart de ces projets font état de procédures d’évaluation et de reconnaissance des acquis, on aurait pu s’attendre à ce que les responsables de projets soient invités à rendre compte de la synthèse des résultats ainsi obtenus, mais tel n’est pas le cas.
Des résultats réifiés en objets-produits
La tentation du formalisme administratif qui pèse sur les relations entre la Commission et les porteurs de projets se traduit notamment dans la valorisation d’une matérialité des résultats obtenus à l’achèvement des projets. Ainsi, les rapports d’activité fournissent-ils des inventaires de produits identifiés par leur type et leur support, présentés sans hiérarchie, et parmi lesquels il n’est en général pas possible de distinguer entre les outils essentiels sur lesquels reposent la réalisation de l’objectif qui était visé, et des réalisations annexes, qui peuvent avoir une utilité pratique, mais dont la mention n’apporte aucun élément supplémentaire pour la compréhension de ce qui représente l’acquis principal au terme du projet entrepris.
En outre, l’absence générale de diffusion des résultats produits par les projets oblige à s’interroger sur la pertinence d’une logique qui attend d’un hypothétique marché de la formation qu’il assure par lui-même la promotion d’innovations susceptibles d’entraîner des changements dans les pratiques et dans le fonctionnement des systèmes de formation. Cette confiance faite au marché, qui induit une valorisation discutable des objets-produits,entraîne a contrario une sous-estimation de l’intérêt qu’offrent les processus expérimentés. Bien des projets en effet ont engagé une démarche qui, pour déboucher réellement sur une innovation, a encore besoin d’être poursuivie (pas forcément dans le cadre de Leonardo), et éventuellement testée par d’autres acteurs.
Quels « impacts » du programme lui-même ?
Sur les conséquences pour la qualité des systèmes de formation, les réponses recueillies sont toujours formulées au futur ou au conditionnel et ne fournissent qu’exceptionnellement de descriptions d’effets constatés, quand elle ne prend pas une forme emphatique qui ne laisse pas présager une application réelle.
L’articulation de la formation à l’emploi est traitée sous des angles bien spécifiques. Le premier s’intéresse à l’amélioration des conditions d’employabilité que procure une expérience de mobilité européenne. Le deuxième s’attache à développer les modes de formation en alternance, et plus particulièrement l’apprentissage. Le troisième, le plus fréquent, est construit autour d’un métier pour lequel on cherche à définir ou à préciser un profil professionnel dont on déduit un programme, ou tout au moins des modules de formation. Enfin le quatrième se veut aussi promotion d’un métier mais, cette fois, c’est le propre métier des acteurs du projet qu’il s’agit de défendre et de faire reconnaître.
Enfin, l’articulation formation – emploi est traitée dans certains projets à partir de publics déterminés rencontrant des difficultés particulières sur le marché du travail (jeunes de bas niveau scolaire, handicapés). Le constat global est qu’ils visent d’abord, voire exclusivement, les formateurs intervenant au bénéfice de ces publics. Les projets traitant des possibilités d’emplois pour les personnes en quête d’insertion ou de réinsertion restent l’exception.
En matière d’incitation à se déplacer dans l’espace européen, quelques projets se sont donnés comme objectifs d’élaborer des outils susceptibles de favoriser la mobilité, notamment à l’intention des établissements qui souhaitent trouver des lieux de stages à l’étranger (sans bénéficier forcément d’un programme de placements), ou pour inciter des jeunes à tenter de chercher un travail à l’étranger. Mais ces démarches restent marginales, la logique dominante semble être de considérer que la mobilité européenne se confond avec la possibilité de bénéficier de bourses Leonardo. On ne peut alors que s’interroger sur les dispositions que prennent les structures qui ont bénéficié du financement d’un, voire de plusieurs projets successifs de mobilité, pour poursuivre l’expérience après le terme du financement européen. Il faut aussi relever que rares sont les porteurs de projets de mobilité à se préoccuper aussi de favoriser l’accueil en retour de jeunes des autres pays de l’Union en France.
Parce que le nombre de jeunes qui peuvent espérer en bénéficier dans le cadre de Leonardo restera toujours dérisoire par rapport à la demande, ne faudrait-il pas que le premier résultat des projets de placements se situe sur le plan des possibilités de démultiplication en matière de mobilité ? Or l’attention de la Commission se porte surtout sur la variété, bien normale au demeurant, des formes et des contenus pris par ces placements ; mais la seule expérimentation de cette diversité ne saurait permettre de trouver les solutions qui rendraient accessible la mobilité intra-européenne à tous les jeunes en formation professionnelle.
Partenaires d’occasion par nécessité
Trop souvent, la constitution des partenariats semble avoir été traitée comme une contrainte imposée par le programme pour que le projet soit éligible au financement européen, même lorsque le porteur de projet ne s’est pas contenté de s’associer des partenaires sur le mode de la sous-traitance et qu’il a établi avec eux des relations d’échanges réciproques jugées enrichissantes. Que ce soit pour les projets mobilité ou pour les projets pilotes ou enquêtes et analyses, la volonté d’établir des relations durables avec des partenaires européens est rarement manifeste. Le programme lui-même, en valorisant peu cette dimension du partenariat en tant que résultat possible du projet tend à renforcer cette réduction instrumentale des partenariats.
Envisager les partenariats comme une finalité et non pas simplement comme une condition d’éligibilité des projets engagerait à montrer davantage d’exigence, tant lors de l’examen initial des projets que lors des évaluations intermédiaires et finales, quant à l’équilibre des relations entre partenaires, et notamment à l’absence de partenaires « dormants »". Si le bénéfice qu’ils retirent du projet n’a pas à être nécessairement de même nature (par exemple lorsqu’il y a transfert de compétences), il doit cependant avoir une réalité suffisante pour justifier une contribution active de chacun d’eux. C’est pourtant l’établissement de relations durables entre partenaires qui constitue la première manifestation de la dimension européenne des projets Leonardo.
Logique de projet ou de programme
L’interrogation initiale sur le sens attendu de l’évaluation posait une alternative : veut-on savoir si les projets financés ont permis l’expérimentation d’innovations en matière de formation et des changements dans les systèmes d’enseignement et de formation professionnels, ou si dans une perspective simplement fonctionnaliste, des aménagements devraient être apportés pour augmenter le nombre de projets de qualité et éviter des complications et des défauts de transparence dans les procédures appliquées ?
D’aucuns estimeront que les deux approches sont nécessaires et complémentaires, ce qui peut s’entendre jusqu’à un certain point. Mais on ne saurait éluder la tension inévitable entre elles : la logique de projet suppose la volonté de réaliser une idée et la mobilisation de ressources pour ce faire ; la logique de programme traduit une préoccupation première de justification en référence à des critères prédéterminés, la validité d’un projet étant admise dès lors que l’utilisation des moyens qui lui ont été alloués s’est faite dans le respect des règles fixées. Dans la logique de projet, l’idée de départ doit être mise à l’épreuve de sa pertinence au regard du problème qu’elle est censée résoudre, au besoin qu’elle prétend satisfaire. Mais une fois la sélection opérée,c’est la volonté de créer les conditions de la réussite qui devient prioritaire. Dans la logique de programme, l’exigence de conformité est permanente : conformité aux conditions d’éligibilité des projets au départ, conformité aux règles de leur exécution ensuite.
Or, si Leonardo est fondé sur la promotion de l’initiative, celle d’une structure ou celle de personnes, il multiplie pourtant les obstacles d’ordre administratif ne permettant pas l’exercice par ces acteurs d’une rationalité bien informée, il impose une pesanteur des consignes et des contrôles empêchant parfois la bonne réalisation du projet, il contraint à respecter des conditions d’exécution budgétaires qui condamnent le porteur de projet à consacrer un temps considérable à composer avec sa structure et ses partenaires.
Par ailleurs, ce programme est construit sur le modèle du marché, appliqué à la formation, mais c’est une logique surtout bureaucratique qui semble à l’œuvre dans les relations de la Commission avec les porteurs de projets, eux-mêmes appelés à démultiplier vers leurs partenaires les contraintes propres à cette logique. Enfin, Leonardo préconise une logique de production clairement finalisée alors que, par ailleurs, les restrictions budgétaires imposées dès la signature des conventions limitent les chances d’aboutissement d’une telle issue.
Sites Internet
BCE : http://www.ecb.int
Union européenne : http://www.europa.eu.int
Parlement européen : http://www.europa.eu.int
Eurostat :http://www.europa.eu.int/eurostat.html
[1] Les deux ministères français concernés, chargés respectivement de l’éducation et de la formation professionnelle ont confié aux deux centres associés au Céreq de Strasbourg et de Besançon, ce travail d’évaluation : N. Gartiser, A. Larceneux, J. Trautmann, E. Triby, Évaluation du programme Leonardo da Vinci I en France de 1995 à 1998, mars 2000.
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