L’Acte unique : un tournant néolibéral ?
Francis Kern, Université de Strasbourg (BETA)
L’ambition de l’Acte unique fut de réactiver la dynamique européenne. Il a bien rempli cet objectif. Mais la question se pose de savoir si ce traité n’a pas également initié un tournant néolibéral dans la construction européenne.
Mots-clefs : Acte unique, construction européenne, Marché unique, néolibéralisme.
Citer cet article
Francis Kern « L’Acte unique : un tournant néolibéral ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 17, 36 - 39, Hiver 2007.
Cette question semble paradoxale car l’artisan de ce traité fut Jacques DELORS (J.D.) dont le mandat de président de la Commission européenne débute le 1-01-1985. Le défi auquel est confronté J.D. est de sortir la construction européenne de l’enlisement dans lequel elle s’était installée depuis l’élargissement à la Grande-Bretagne, au Danemark et à l’Irlande. Depuis 12 ans, les seuls faits marquants sont le lancement du SME, la création de l’ECU (13/03/79) et l’élection du Parlement européen au suffrage universel en juin de la même année. Le moins que l’on puisse dire est que ces initiatives restent ponctuelles et ne permettent pas d’enclencher une nouvelle dynamique d’intégration. Le contexte est celui du ralentissement de la croissance des années 70, de la montée du chômage de masse qui constituent une nouvelle donne et qui remettent en cause les certitudes héritées des Trente Glorieuses dans les pays membres de la CEE. Ce contexte est aggravé par les incessantes querelles budgétaires entre la Grande-Bretagne et ses partenaires. [1]
1. Genèse de l’Acte unique
De l’aveu même de J.D. trois voies étaient possibles pour la relance de la construction européenne :
- la défense commune
- l’union monétaire
- la réforme institutionnelle
mais ces voies étaient périlleuses, aucun de ces projets ne recueillait l’unanimité et J.D. préfère « se rabattre sur un objectif plus pragmatique » correspondant à l’air du temps » [2](celui de la révolution néo-conservatrice du début des années 80 conduite par Reagan et Thatcher). Il fallait coûte que coûte « remettre la mécanique en marche » c’est-à-dire relancer la dynamique d’intégration au point mort depuis l’achèvement du marché commun le 1er juillet 1968, un an avant la date prévue dans le traité de Rome. En dehors de l’élargissement, de la création du SME et de l’élection du Parlement au suffrage universel aucun fait marquant n’était venu relancer la construction européenne lorsque J.D. devient président de la Commission.
Après une tournée auprès des dix chefs d’Etat avant sa prise de fonction [3] , JD se rend compte qu’ils sont tous « à la recherche d’une idée, d’une voie, d’une stratégie. Par conséquent, c’était à moi de la proposer[…] ». [4] […] « je leur ai dit : le traité de Rome prévoyait la création du marché commun et si enfin on le faisait ? Compte tenu de l’air du temps, cette proposition a recueilli l’accord unanime des dix États membres ». À la question de Dominique Wolton « Cela alliait l’idée de la dérégulation et celle des pères fondateurs » JD précise « Nos dirigeants avaient vis-à-vis de l’objectif des pères fondateurs une forme d’obligation et, d’autre part, chacun sentait que nos économies étaient engourdies, fractionnées, accablées de réglementations et d’obstacles aux échanges. Je suis donc parti de cet objectif. » [5]
D’où la proposition de J.D. « Objectifs 92 ». « J’annonce l’objectif 1992, c’est à dire le marché unique, avec bien d’autres propositions, lors du débat d’investiture en janvier (1985) et ensuite je charge un de mes collègues, lord Cockfield, de rédiger le livre blanc, c’est à dire le cahier de charges pour réaliser le grand marché sans frontières » [6].
Le dispositif est clairement énoncé, la seule voie possible était de rester dans la logique du traité de Rome donc dans l’esprit des pères fondateurs qui avaient déjà suite à la conférence de Messine en 1955 choisit la voie la plus pragmatique et la plus « économiciste » (ou instrumentale), celle du marché commun, pour tirer les enseignements de l’échec de la CED sur le plan politique et de l’impossibilité de multiplier les intégrations sectorielles sur le modèle de la CECA sur le plan économique. Mais alors existe-il une différence entre le projet Delors/Cockfield de Grand marché et celui d’une zone intégrée de libre échange ?
2. Remise en cause du vote à l’unanimité, une avancée institutionnelle dans le processus d’intégration
Une première distinction réside dans le fait que la réalisation du Grand marché implique la remise en cause du dogme gaullien du droit de véto ou plus exactement du principe du vote à l’unanimité. Pour y parvenir J.D a proposé soit une convention explicite impliquant l’abstention de celui qui est contre ou une modification du traité, JD pensait impossible une modification du traité mais Bruno Craxi prend l’initiative de convoquer une conférence intergouvernementale malgré l’opposition de la GB et du DK en invoquant que l’écrasante majorité des pays étaient pour.
C’est la commission qui a rédigé le traité et ce traité s’apparente davantage à celui qui a créé la CECA, c’est un traité plus technocratique que politique. Il reflète bien la vision et la pratique de la Commission. Il aura pour objectif de réaliser le Marché unique à l’échéance du 1er janvier 1993. Le traité approuvé au Conseil de Luxembourg en décembre 1985, signé en février 1986 par les douze, suite à l‘entrée de l’Espagne et du Portugal le 1er janvier 1986,. entre en vigueur le 1er juillet 1987.
« … Il y avait dans le traité des points très importants, surtout institutionnels : le vote à la majorité était institué pour tout ce qui avait trait au marché intérieur, la dimension monétaire figurait dans le traité, l’environnement, la dimension sociale, ce qui n’a pas été facile, et, l’amorce de ce qui allait être la cohésion économique et sociale par des références explicites à une solidarité active entre les régions riches et les régions pauvres. Pendant quatre ans la commission a proposé les moyens de réaliser les bases de la maison Europe. » [7]
On peut déjà noter à ce stade du raisonnement que si l’approche reste pragmatique et néolibérale en privilégiant le marché comme vecteur de l’intégration, ce traité constitue une avancée institutionnelle puisqu’il remet en cause le principe de l’unanimité pour lui substituer le vote à la majorité mais cette avancée reste partielle car elle ne concerne que les mesures qui ont trait à la réalisation du marché unique.
3. Le programme d’action associé au Traité
Pour répondre plus précisément à la question il faut examiner le programme d’action pour réussir l’Acte unique, ce programme est connu sous le nom de « Paquet Delors 1 ». Or ce paquet est fondé sur le triptyque « Compétition, c’est le marché unique mais aussi sur la Coopération et la Solidarité » qui figure dans le texte du traité. .Ce paquet est proposé par la Commission dès février 1987 avant l’entrée en vigueur du traité mais au Conseil de Copenhague en décembre 87 il n’est pas approuvé et il faudra un Conseil exceptionnel à Bruxelles à l’initiative d’Helmut Kohl qui assume désormais la présidence pour que le Conseil accepte le programme de l’Acte unique. Pourquoi une telle résistance ? Car le programme nécessite un financement et J.D. avait mis l’accent sur les risques de faillite de la CEE. Désormais les ressources seront assises sur le PNB des pays membres ce qui garantit leur pérennisation mais de plus le programme d’action prévoit un doublement du montant des ressources disponibles pour les trois fonds structurelles .Car pour JD le triptyque compétition/coopération/solidarité implique de renforcer les actions communes en matière de recherche et de développement et les politiques structurelles autour de 5 objectifs :
- Aide aux régions en retard développement
- Aide aux régions en reconversion industrielle
- Emploi – insertion des jeunes
- Lutte contre le chômage de longue durée
- Modernisation de l’agriculture et priorité au développement rural
Il est symptomatique que D. Wolton de manière lucide pose la question « Sans le paquet Delors 1, l’objectif 92 aurait simplement été une zone de libre échange » mais la réponse de J.D est tout aussi déconcertante « Il n’aurait pas été réalisé ». Nous pouvons suivre D. Wolton et faire remarquer que le paquet Delors 1 est la contrepartie du Grand marché mais pour JD il y a « cohérence absolue entre l’ Acte unique et le Paquet 1 »… « dans la mesure où les pays les moins riches ne pouvaient pas supporter la réalisation d’un grand marché sans frontières sans avoir les moyens de s’adapter à la donne européenne, et, grâce à cela à la compétition mondiale ». L’aide aux régions en retard de développement est d’autant mieux acceptée que les programmes intégrés pour les régions méditerranéennes permettaient de compenser la concurrence sur certains produits que suscite l’entrée de l’Espagne et du Portugal.
Un paquet 2 fondé sur les mêmes principes sera adopté à Edimbourg en décembre 92 pour la période 94-99. Les paquets 1 et 2 seront complétés par le document Europe 2000. Ce document propose des mesures de rééquilibrage : « Puisque nous créons un grand marché, l’une des pentes naturelles de l’économie de marché est de concentrer la richesse »… « la dimension sociale, ce sont les paquets 1 et 2 ». Pour amplifier les mesures des paquets 1 et 2 la spécificité du document est de repenser la théorie du développement et de la coopération régionale en permettant à la commission d’appuyer les initiatives régionales mais se pose encore la question du rôle respectif des États et des régions dans leurs relations avec la Commission. Si la coopération dans l’élaboration des programmes est acceptable, leur mise en œuvre s’avère plus difficile pour ces raisons.
Quoiqu’il en soit l’Acte unique ne nous paraît pas être à l’origine d’une dérive néolibérale de la dynamique d’intégration car les paquets Delors permettent le maintien d’une cohérence entre la réalisation du Grand marché et les risques inhérents de concentration de richesses qu’il génère. Ces risques seraient atténués par la poursuite voire le renforcement des mesures permettant la réduction des écarts régionaux. La mobilisation de financements supplémentaires a été obtenue de manière subtile puisque après avoir fait adopter le traité de l’Acte unique à Luxembourg en décembre 85, y compris par Margaret Thatcher, comme il s’agissait d’approfondir la logique du marché commun aucune opposition ne se justifiait. J.D. a obtenu la modification du traité grâce à l’initiative de B. Craxi puis le financement du programme d’action pour sa réalisation grâce à l’action d’Helmut Kohl, Margaret Thatcher ne pouvait plus se dédire.
L’habileté de Jacques Delors comme président de la Commission est d’avoir su garder la main sur l’ensemble du processus de prise de décision ce qui ne sera plus le cas dans la rédaction du traité de Maastricht qui instaurera l’Union économique et monétaire. Le traité de Maastricht redonne l’initiative à la sphère politique, celle de la coopération mais aussi des négociations et des compromis à l’échelon intergouvernemental. Cela explique sans doute les réserves de Jacques Delors lors du référendum sur le traité non pas sur l’objectif d’intégration monétaire qui est dans la logique de l’accomplissement du marché unique, celle de se doter d’une monnaie unique, mais dans le fait que la Commission sera désormais dans l’impossibilité de réaliser les ambitions de l’Union économique et monétaire européenne. L’Acte unique reste dans la lignée des initiatives et des processus de prise de décision technocratique depuis le traité de Paris qui instaura la CECA en 1951 pour avancer dans la voie de l’intégration. Le traité de Maastricht permet un retour du politique au sens le plus restrictif celui de compromis intergouvernementaux avec tous les risques d’enlisement et d’incohérence intertemporelle qu’impliquent désormais de tels compromis.
L’UE en chiffres : dépenses totales de protection sociale en % du PIB
Les dépenses de protection sociale comprennent les prestations sociales versées aux ménages et aux individus pour alléger la charge entrainée par un certain nombre de besoins ou de situations à risque (retraite, santé, famille, invalidité, chômage…).
Pays | 2000 | 2004 |
---|---|---|
UE 25 | 26,6 | 27,3 * |
Allemagne | 29,2 | 29,5 * |
Autriche | 28,2 | 29,1 |
Belgique | 26,5 | 29,3 |
Chypre | 14,8 | 17,8 |
Danemark | 28,9 | 30,7 |
Espagne | 19,7 | 20,0 * |
Estonie | 14,0 | 13,4 |
Finlande | 25,1 | 26,7 |
France | 29,5 | 31,2 * |
Grèce | 25,7 | 26,0 |
Hongrie | 19,3 | 20,7 |
Irlande | 14,1 | 17,0 |
Italie | 24,7 | 26,1 * |
Lettonie | 15,3 | 12,6 * |
Lituanie | 15,8 | 13,3 * |
Luxembourg | 19,6 | 22,6 * |
Malte | 16,3 | 18,8 |
Pays Bas | 26,4 | 28,5 * |
Pologne | 19,5 | 20,0 * |
Portugal | 21,7 | 24,9 * |
République tchèque | 19,5 | 19,6 * |
Royaume-Uni | 27,1 | 26,3 * |
Slovaquie | 19,3 | 17,2 * |
Slovénie | 24,9 | 24,3 * |
Suède | 30,7 | 32,9 * |
Source : Eurostat
* Valeur provisoire ou estimée.
[1] Philippe Lemaître « L’Europe, de l’Acte unique à Maastricht », Le Monde 17-02-96
[2] « Jacques Delors l’unité d’un homme » entretien avec Dominique Wolton, ed. Odile Jacob, Paris,1994, en particulier 4e partie « L’ambition européenne » pp.220-308..
[3] La Grèce a rejoint la CEE le 1 er janvier 1981.
[4] ibidem pp 222
[5] ibidem pp.221
[6] ibidem pp.222
[7] ibidem pp .224
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