L’emploi des femmes face à la crise
Isabelle Terraz, Université de Strasbourg (BETA)
En Europe,les femmes ont été moins touchées par le chômage au début de la crise économique du fait de leur plus grande présence dans des services non marchands. Elles restent néanmoins moins bien payées que les hommes et plus concernées par les contrats précaires et la pauvreté. Elles semblent, en outre, plus exposées à l’avenir aux politiques budgétaires de réduction des dépenses publiques.
Mots-clefs : crise économique, emploi des femmes, marché du travail.
Citer cet article
Isabelle Terraz « L’emploi des femmes face à la crise », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 23, 22 - 24, Hiver 2010.
En mars 2010, la commission européenne lançait l’initiative Europe 2020 visant à promouvoir une croissance « intelligente, durable et inclusive ». Pour reprendre les termes de Manuel Barroso, son président, « Europe 2020 énonce ce qu’il nous appartient de faire aujourd’hui et demain pour remettre l’économie de l’UE sur les rails. La crise a mis en relief des questions fondamentales et des tendances non viables que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer. L’Europe connaît un déficit de croissance qui met notre avenir en péril. Il nous faut résolument surmonter nos faiblesses et exploiter nos forces, qui sont nombreuses. Nous devons bâtir un nouveau modèle économique fondé sur la connaissance, une économie sobre en carbone et des taux d’emplois élevés. Cette bataille doit mobiliser l’ensemble des intervenants en Europe [1] ».
Dix ans auparavant [2], le Conseil européen réuni à Lisbonne déclarait vouloir faire de l’économie européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». A une décennie d’intervalle, les thèmes affichés comme prioritaires n’ont guère changé, « le déficit de croissance » est toujours là, tandis que le « nouveau modèle économique » tarde à voir le jour.
Les progrès réalisés dans le cadre de l’initiative Europe 2020 seront évalués par des objectifs chiffrés, moins nombreux [3] qu’auparavant. Quant à l’emploi, il est notamment stipulé que « 75 % de la population âgée de 20 à 64 ans devrait avoir un emploi », abandonnant au passage l’objectif spécifique de 60% des femmes en emploi fixé dans la stratégie de Lisbonne. Or, s’il est un domaine dans lequel l’Union européenne avait largement progressé, c’est bien celui de l’emploi féminin, qui a augmenté de cinq points entre le lancement de la stratégie en 2000 et le début de la crise en 2008. La croissance de l’emploi des femmes dans l’Union européenne a d’ailleurs largement soutenu la croissance totale de l’emploi, en y contribuant pour environ 60% sur la même période.
La crise économique a porté un coup d’arrêt à cette progression et mis en relief les spécificités de l’emploi masculin et féminin. Alors que le taux de chômage féminin a longtemps été supérieur au taux de chômage masculin en Europe, on observait pour la première fois l’inverse au premier trimestre 2010 (9,8% pour les hommes et 9,3% pour les femmes [4]). Conjugué au fait qu’il y a à présent plus de diplômées que de diplômés, des journaux y ont vu une inversion des rapports de genre. Mais avant d’aborder ce dernier point pour le moins discutable, nous reviendrons au préalable sur l’impact de la crise économique sur l’emploi en général.
Des impacts différenciés de la crise sur l’emploi
Sous l’effet de la crise économique, l’emploi s’est fortement dégradé dans l’Union européenne mais ses pays membres se distinguent à la fois par l’ampleur du choc conjoncturel qu’ils ont connu et par leur gestion de l’emploi face à ce choc.
Entrée en récession au deuxième trimestre 2008, l’Union européenne a renoué avec une croissance positive au milieu de l’année 2009. Entre ces deux années, le taux de chômage de l’UE a progressé de 1,9 point, et il a continué à s’accroître en 2010 même si c’est à un rythme plus faible qu’au cœur de la crise.
Pays | 2007 | 2008 | 2009 | Variation 2008-2009 |
---|---|---|---|---|
Belgique | 7,5 | 7 | 7,9 | 0,9 |
Luxembourg | 4,2 | 4,9 | 5,1 | 0,2 |
Bulgarie | 6,9 | 5,6 | 6,8 | 1,2 |
Hongrie | 7,4 | 7,8 | 10 | 2,2 |
République tchèque | 5,3 | 4,4 | 6,7 | 2,3 |
Malte | 6,4 | 5,9 | 7 | 1,1 |
Danemark | 3,8 | 3,3 | 6 | 2,7 |
Pays-Bas | 3,6 | 3,1 | 3,7 | 0,6 |
Allemagne | 8,4 | 7,3 | 7,5 | 0,2 |
Autriche | 4,4 | 3,8 | 4,8 | 1,0 |
Estonie | 4,7 | 5,5 | 13,8 | 8,3 |
Pologne | 9,6 | 7,1 | 8,2 | 1,1 |
Irlande | 4,6 | 6,3 | 11,9 | 5,6 |
Portugal | 8,1 | 7,7 | 9,6 | 1,9 |
Grèce | 8,3 | 7,7 | 9,5 | 1,8 |
Roumanie | 6,4 | 5,8 | 6,9 | 1,1 |
Espagne | 8,3 | 11,3 | 18 | 6,7 |
Slovénie | 4,9 | 4,4 | 5,9 | 1,5 |
France | 8,4 | 7,8 | 9,5 | 1,7 |
Slovaquie | 11,1 | 9,5 | 12 | 2,5 |
Italie | 6,1 | 6,7 | 7,8 | 1,1 |
Finlande | 6,9 | 6,4 | 8,2 | 1,8 |
Chypre | 4 | 3,6 | 5,3 | 1,7 |
Suède | 6,1 | 6,2 | 8,3 | 2,1 |
Lettonie | 6 | 7,5 | 17,1 | 9,6 |
Royaume-Uni | 5,3 | 5,6 | 7,6 | 2,0 |
Lituanie | 4,3 | 5,8 | 13,7 | 7,9 |
UE -27 | 7,2 | 7 | 8,9 | 1,9 |
Source : Eurostat
Cette tendance du chômage dans l’UE appelle deux observations. D’une part, l’augmentation générale du chômage dissimule des évolutions différentes d’un pays à l’autre. Entre 2008 et 2009, la variation du chômage est faible en Allemagne, au Luxembourg et aux Pays-Bas (Tableau 1). Elle est beaucoup plus marquée dans les pays baltes, en Irlande et en Espagne. Plusieurs éléments contribuent à expliquer ces variations dans l’Union européenne. L’ampleur de la crise tout d’abord. L’Irlande et l’Espagne ont vu leur taux de chômage fortement augmenter, et ceci dès 2008, car les secteurs de la construction et de l’immobilier ont connu des revers importants. Les Pays d’Europe Centrale et Orientale ont également perdu de nombreux emplois dans un contexte de fort recul de leur PIB. Mais les variations du chômage sont également sensibles au mode de gestion de la main d’œuvre et au recours plus ou moins prononcé aux modes de flexibilité interne, externe ou salariale [5].
Pour revenir à l’Espagne, les emplois temporaires y étaient particulièrement développés et les entreprises, face à la crise, ne les ont pas renouvelés. C’est donc en grande partie l’emploi temporaire qui a joué le rôle de variable d’ajustement. A l’inverse, l’Allemagne, dont le PIB a fortement diminué, connait un taux de chômage en 2009 en dessous de son niveau de 2007. Cette situation résulte de la volonté de l’Etat et des partenaires sociaux de réduire le temps de travail et d’avoir recours au chômage partiel pour limiter les effets de la crise économique. Les répercussions de la crise sur l’emploi se sont donc modulées en fonction du mode de gestion de la main d’œuvre.
D’autre part, la baisse de l’emploi a été importante dans l’ensemble de l’UE mais l’emploi des hommes et des femmes a été inégalement touché face au recul de l’activité économique. Rubery (1988) [6] identifiait différents effets possibles d’une crise économique sur l’emploi féminin. Selon « l’hypothèse tampon », les femmes seraient les premières à être licenciées en cas de restriction d’emploi. Cette logique ne semble pas avoir été dominante au cours de ces dernières années. Rappelons néanmoins que cela ne signifie pas pour autant que cette idée soit marginale et l’assertion selon laquelle « les hommes devraient avoir la priorité lorsque les emplois sont rares » était largement partagée dans les pays les plus traditionnels de l’Union européenne [7]. Selon « l’hypothèse de la segmentation », au contraire, la forte ségrégation occupationnelle explique les réponses différenciées de l’emploi masculin et féminin. En effet, les femmes sont surreprésentées dans les services non marchands, en particulier dans l’éducation, la santé et les services aux particuliers. Or ces secteurs ont, au début de cette crise, moins souffert des réductions d’emplois. A l’inverse, les hommes, plus présents dans le secteur manufacturier et de la construction, ont généralement été plus touchés par les licenciements. La moindre réaction de l’emploi féminin à la crise est ainsi la conséquence de leur forte présence dans des secteurs bien particuliers de l’activité économique. La crise révèle de ce fait cette concentration.
Un risque de pauvreté plus élevé pour les femmes
Le fait que les femmes aient été moins touchées par la récession a pu exercer un effet stabilisateur. En effet, du point de vue des ressources du ménage, les effets de la crise sur l’emploi des hommes ont pu en partie être amortis par le maintien de leurs conjointes en emploi, ceci dans un contexte où le nombre de ménages dans lesquels les deux conjoints sont en activité s’est accru dans l’UE. En conclure pour autant que la situation relative des femmes sur le marché du travail s’est améliorée nous semble prématuré.
Les femmes restent plus concernées par les contrats précaires et le temps partiel. En 2009, 31,5% des salariées travaillaient à temps partiel dans l’UE-27 contre 8,3% des hommes. En termes de salaire horaire brut, elles gagnent 17% de moins que les hommes, reflet notamment de leur plus grande présence dans des secteurs moins bien rémunérés. Leur situation sur le marché du travail est donc plus précaire que celle des hommes, ce qui conjugué avec une moindre activité se traduit par un risque plus élevé de pauvreté (Graphique 1). Confrontées au chômage, les femmes connaissent de plus grandes difficultés car elles ont généralement des carrières plus heurtées et construit moins de droits sociaux [8]. Ainsi, dans l’ensemble des pays de l’UE-27, ce risque de pauvreté [9] évalué par le pourcentage des personnes en-dessous du seuil de pauvreté est plus élevé pour les femmes que pour les hommes.
Graphique 1. Risque de pauvreté des hommes et des femmes dans l’UE-27
Source : Eurostat
Par ailleurs, au cours des derniers mois, le taux de chômage féminin a augmenté au même rythme que le taux de chômage masculin. Cette évolution reflète notamment l’extension de la crise à des domaines protégés jusqu’alors. De plus, dans un contexte marqué par la réduction des dépenses publiques, la plupart des gouvernements réduisent leurs dépenses, des orientations budgétaires qui vont toucher directement les secteurs d’activité qui comptent une forte proportion d’effectifs féminins. Ce risque n’a pas échappé au Comité sur les droits des femmes et l’égalité de genre du Parlement européen qui exprimait son inquiétude [10] au début de l’année et constatait avec regret que la dimension genre n’avait pas été explicitement prise en compte dans l’initiative Europe 2020.
[1] http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction. 3 mars 2010.
[2] L’initiative avait été lancée par le Conseil européen de Lisbonne en mars 2000.
[3] La Commission a retenu cinq objectifs chiffrés dans « Europe 2020 ». Les objectifs étaient largement plus nombreux en mars 2000 avant d’être réduits à 14 en 2003.
[4] EUROSTAT Statistics in focus Hannah KIIVER, Remko HIJMAN, « Impact of the crisis on unemployment so far less pronounced in the EU than in the US » 20/2010.
[5] Sur ce point, voir C. Ehrel (2010) « Les politiques de l’emploi en Europe : quelles réactions face à la crise ? », Document de Travail, Centre d’Etudes pour l’Emploi n°129 et L. Leschke et A. Watt (2010), « How do institutions affect the labour market adjust to the economic crisis in different EU countries », Working Paper n°2010.04, European Trade Union Institute.
[6] Rubery Jill (1988) « Women and recessions », Waterstones.
[7] European Social Survey 2004. Ce pourcentage est de moins de 10% dans les pays nordiques mais va jusqu’à 48,2%.
[8] Cependant, une étude (Ekert et Terraz 2010) portant sur dix pays européens de l’Union européenne durant les années 90 montrait que, lorsqu’elles retrouvent un emploi, le salaire des femmes est moins affecté par la période de chômage que les hommes. « Le salaire potentiel des chômeurs dans dix pays du panel européen » in « Evaluation et données longitudinales : quelles relations ? » , Relief 30, Cereq, pp.145-155.
[9] Le risque de pauvreté des femmes représente le pourcentage de femmes dont le revenu disponible équivalent se situe en dessous du seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu disponible équivalent médian national (après transferts sociaux).
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