L’espace du Rhin Supérieur : vers la construction d’une petite Europe de la science et de la technologie ?
Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.
Cet article synthétise les résultats de l’étude du BETA subventionnée par la Conférence du Rhin Supérieur, intitulée « Analyse scientométrique de l’espace du Rhin Supérieur ». Le travail de recherche s’inscrit dans le cadre des activités du Pilier sciences (Säule Wissenschaft) de l’opération Région Métropolitaine Trinationale (RMT) officiellement lancée en 2010 entre les collectivités concernées, avec l’appui des trois Etats et de l’Union Européenne. Il s’agit, sur la base d’indicateurs de créativité scientifique et technologique, de mesurer l’intensité et le degré de connectivité de la recherche au sein de la RMT, condition nécessaire pour que cette région européenne transfrontalière valorise pleinement la masse critique exceptionnelle réunie sur un territoire géographiquement limité – dont l’ambition est de devenir un modèle pour l’Europe de la connaissance.
Mots-clefs : économie de la connaissance et de l’innovation , espace régionale, innovations technologiques, recherche et développement (R&D), Rhin Supérieur, spécialisation intelligente.
Citer cet article
Jean-Alain Héraud « L’espace du Rhin Supérieur : vers la construction d’une petite Europe de la science et de la technologie ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 28, 43 - 49, Été 2013.
La vallée du Rhin Supérieur, qui comprend, du Nord au Sud, une partie du Palatinat (Speyer, Germersheim, Landau), l’Alsace et le Pays de Bade (les Regierungsbezirke de Karlsruhe et Freiburg), ainsi que la Suisse du Nord-Ouest (les deux cantons de Bâle, l’Argovie, Soleure et le Jura), s’est constituée depuis des années comme un espace de coopération renforcée au coeur de l’Europe. L’ancêtre de cette initiative est la Commission intergouvernementale franco-germano-suisse de 1975 (Accord de Bonn), Il existe actuellement deux instances transfrontalières officiellement en charge de cet espace :
Directement issue de l’accord intergouvernemental, la Conférence du Rhin Supérieur « met tout en œuvre pour simplifier et enrichir la vie en commun des habitants du Palatinat du Sud, du pays de Bade, de l’Alsace et de la Suisse du Nord-Ouest et en parallèle faire de l’espace du Rhin supérieur un modèle transfrontalier pour l’Europe » [1]. La Conférence s’organise autour de douze groupes de travail et offre à environ 600 experts issus des administrations des trois pays une plateforme de travail et d’échange.
Le Conseil Rhénan, constitue, lui, une sorte de « parlement trinational » du Rhin Supérieur, rassemblant des élus des collectivités (au nombre de 71). Créé à Baden-Baden en 1997 par voie de convention, il s’est fixé comme objectif premier de renforcer l’échange d’informations et le dialogue entre les élus sur les thématiques qui concernent le Rhin supérieur. Il exprime des résolutions, adressées aux gouvernements nationaux comme aux assemblées régionales et autres destinataires institutionnels.
Il faut signaler qu’existent par ailleurs dans cet espace transfrontalier des réseaux de villes et des districts, le tout aboutissant à un ensemble institutionnel multi-niveaux assez complexe comme le montre la carte ci-dessous. Par ailleurs, dans certains secteurs d’activité, des initiatives transfrontalières ont été prises directement par les acteurs concernés. C’est le cas, pour ce qui concerne l’enseignement supérieur et de la recherche, de la Confédération Européenne des Universités du Rhin Supérieur (EUCOR), fondée en 1989, et qui a récemment décidé, pour mieux afficher son ambition intégrative, de s’appeler simplement « Université du Rhin Supérieur ».
1. L’opération Région Métropolitaine Trinationale (RMT) du Rhin supérieur
A partir de 2006, sous l’impulsion de la partie allemande, l’idée est née de créer une nouvelle forme de projet transfrontalier, afin d’assurer une meilleure coordination de l’ensemble des acteurs du Rhin supérieur en les impliquant autour de quatre piliers : politique, économique, sciences et société civile
[2]. Le terme de « région métropolitaine » vient de l’expérience allemande en matière de coordination territoriale autour de grands ensembles urbains (Metropolregion). Il en existe par exemple dans les régions que polarisent les métropoles de Munich et de Stuttgart, ou encore entre Main et Rhin autour de Francfort, Mayence et Darmstadt. La dimension transfrontalière de la RMT Rhin Sud constitue évidemment une importante innovation, mais il est également important de préciser que cet espace typiquement rhénan n’est pas dominé par une métropole principale : sa singularité (à la fois difficulté technique à court terme et opportunité créative à long terme) est d’être un espace multipolaire [3].
Les étapes majeures dans la constitution de la RMT furent le 11ème Congrès Tripartie [4] en janvier 2008, le 12ème en décembre 2010 - qui constitua un moment particulièrement important pour le Pilier Sciences - et dans la foulée, le 9 décembre 2010, la cérémonie de fondation officielle à Offenburg (ainsi située symboliquement dans l’Euro-district Strasbourg-Ortenau ; et chez un industriel innovant et très engagé dans le transfrontalier : Hubert Burda Media).
Quelques chiffres permettent de repérer la taille de l’espace géographique et économique de la RMT :
- 21 518 km², soit la moitié de la Suisse ou du Danemark
- 5 897 000 habitants en 2007 (un peu plus que le Danemark mais moins que la Suisse)
- Un PIB par habitant de 27 700 € (supérieur à la moyenne européenne)
L’objectif de la RMT a toujours été clairement affiché : il ne s’agit pas de créer une institution de plus, mais de renforcer la coopération entre acteurs privés et/ou publics sur un mode « projet ». Chacun des quatre piliers s’auto-organise pour concevoir des opérations valorisant les richesses et compétences existantes en les mettant en réseau. Par exemple, le Pilier Sciences, qui regroupe les universités, mais aussi les Grandes écoles et Hochschulen, les instituts de recherche et les écoles pédagogiques, a lancé l’idée d’un appel à projet pour des recherches en consortium transfrontalier. Le concept proposé était typiquement inspiré par le modèle européen du programme cadre de R&D. L’effet de levier a bien fonctionné puisque le Pilier a obtenu pour l’appel d’offre « Offensive Sciences » des moyens des collectivités, doublés par le programme européen Interreg [5], soit au total 10M€ sur 7 projets retenus.
D’une manière générale, à travers ses quatre piliers, la RMT affiche clairement son intention de s’inscrire dans les grandes priorités de l’Union Européenne : la Stratégie de Lisbonne en misant sur la connaissance, la formation et l’innovation ; la Stratégie de Göteborg pour mettre en œuvre un développement durable ; l’Agenda territorial qui vise la cohésion territoriale de l’espace communautaire. Elle se veut « un modèle pour l’Europe ».
2. Les mesures « scientométriques » et « technométriques » de la RMT
L’objectif de notre travail de mesure statistique (Héraud, 2012) était de donner une base objective aux réflexions en cours au sein du Pilier Sciences sur l’état actuel de la production scientifique et technologique du Rhin Supérieur et sur les possibilités d’action pour l’avenir : Quelles directions privilégier pour la mise en réseau des acteurs ? En se fondant sur quels points forts ou en cherchant à compenser quelles faiblesses ? Sur quels domaines doit-on particulièrement communiquer aussi bien en interne (pour faire prendre conscience aux habitants de la RMT de leur valeur collective et de leurs potentialités) qu’en externe (par exemple lors de manifestations à Bruxelles) ? La construction d’indicateurs doit aider à la conception et au suivi des projets visant à accroître l’efficacité du système rhénan. On part du postulat que ce dernier recèle de grandes potentialités (ce point restant à quantifier), mais qu’il convient d’en améliorer la cohérence pour atteindre une vraie masse critique innovante et s’inscrire dans l’espace européen comme un modèle de région fondée sur la connaissance et la créativité (scientifique, économique, sociétale). Dans le cadre de la stratégie européenne de smart specialisation, qui consiste à concentrer les ressources dans les secteurs les plus prometteurs et dans lesquels les régions disposent d’avantages concurrentiels suffisants, tout en évitant les doublons au niveau européen, il est en effet essentiel de savoir où se trouve l’excellence territoriale.
Les techniques à mettre en œuvre sont de type « scientométrique ». Il s’agit de reconstituer des indicateurs de créativité dans les domaines concernés et de les appliquer au périmètre de la RMT ainsi qu’à chacune de ses parties nationales. On évalue d’ordinaire la production scientifique à travers les statistiques de publications dans les grandes revues scientifiques mondiales. La production technologique peut faire l’objet d’investigations du même type grâce aux statistiques concernant les dépôts de brevets d’invention : on considère ici les demandes faites dans le système européen, c’est-à-dire auprès de l’Office Européen des brevets, à Munich. Les réseaux de coopérations scientifiques sont évaluables en observant les statistiques de co-publication. Le même travail peut être réalisé sur les brevets en repérant les co-inventions. Dans tous les cas, on utilise les bases de données officielles en repérant l’adresse des auteurs ou inventeurs.
D’autres travaux pourraient être menés, avec plus de temps et de moyens, en particulier pour rechercher des indicateurs de formes de créativité autres que strictement scientifiques et techniques menant à l’innovation (c’est-à-dire au développement de nouvelles activités économiques et sociétales), mais le travail à réaliser serait considérable. La recherche d’indicateurs concernant les marques, les dessins ou les droits d’auteur, par exemple, présente de grandes difficultés méthodologiques – et ce, d’autant plus que l’on considère un périmètre géographique restreint comme une région. Nous nous sommes donc contentés de mesurer la production scientifique et technologique de la zone géographique concernée à partir des indicateurs usuels que sont le décompte de publications dans les grandes revues scientifiques internationales (malheureusement hors humanités et sciences sociales) et les dépôts de brevets. Ce travail a été réalisé au BETA en collaboration avec l’Observatoire des Sciences et Techniques (OST, Paris). L’information primaire traitée est issue de la banque de données Web of Science de Thomson-Reuters pour les publications scientifiques et des bases de brevets de l’Office Européen pour les inventions.
3. La production scientifique
En 2008, la production scientifique s’élève à 6 411 publications dans le périmètre géographique de la RMT, pour l’ensemble des 8 domaines scientifiques retenus (voir Tableau 1). Les contributions scientifiques des parties allemande et suisse de la RMT sont globalement équivalentes (respectivement 2 544 et 2 315 publications) alors que la partie française est un peu en retrait, avec 1 552 publications en 2008.
Le Tableau1 permet de replacer le Rhin Supérieur au sein de l’Europe. On rapporte la production de la RMT à celle de l’ensemble de l’Union européenne plus la Suisse et la Norvège (UE27+). Les résultats apparaissent impressionnants quand on rappelle que la fourchette de poids entre 1 et 2% de l’ensemble européen est celle où se trouvent des pays de taille moyenne comme l’Autriche, la Belgique ou le Danemark. Rappelons que la RMT n’est peuplée que de 6 millions d’habitants et n’abrite aucune capitale nationale.
Tableau 1 : Le poids scientifique de la RMT au sein de l’Europe des 27+
en % du total européen, pour l’année 2008
Chimie | 2,61 |
Physique | 2,02 |
Sciences pour l’ingénieur | 1,89 |
Biologie fondamentale | 1,71 |
Sciences de l’Univers | 1,59 |
Recherche médicale | 1,46 |
Bio appliquée et écologie | 1,19 |
Mathématiques | 1,11 |
En ce qui concerne l’évolution du poids de la RMT sur une décennie (1999-2008), on constate un léger tassement dans la plupart des disciplines. Le Tableau 2 donne l’évolution de la tendance générale toutes disciplines confondues. Ce résultat n’est cependant pas trop inquiétant et traduit simplement le fait que des régions et des pays européens anciennement peu avancés en sciences et techniques ont fait des progrès. Le même phénomène s’observe dans un espace national comme la France, où l’on voit la part de marché scientifique de la région parisienne céder du terrain.
Tableau 2 : Evolution de la créativité scientifique et technologique de la RMT en proportion de l’Europe entière
Part (%) RMT dans EUR27+ | 1999 | 2000 | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 |
Publications | 2 | 2 | 1,9 | 1,9 | 1,9 | 1,8 | 1,8 | 1,8 | 1,7 | 1,7 |
Brevets | 3,6 | 3,4 | 3,4 | 3,4 | 3,5 | 3,8 | 3,8 | 3,9 | 3,9 | 4,1 |
Ce que montrent les évolutions par discipline, c’est que la chimie au sens large (y compris la pharmacie et les matériaux) reste une discipline phare du Rhin Supérieur. Par ailleurs, les statistiques par parties nationales de la RMT font apparaître que le domaine est présent et fort partout : les sciences de la matière et de la vie participent d’une identité rhénane partagée.
4. La production technologique
La créativité technologique est évaluée à travers le nombre de demandes de brevets. Pour pouvoir juger de ce que représente le flux annuel observé, on le compare à la production européenne totale (EUR 27+), comme cela a été fait avec les publications scientifiques.
On constate sur le Tableau 2 que le poids du Rhin supérieur s’accroît régulièrement et que ce poids est plus important que dans le domaine des publications scientifiques : on a atteint récemment 4%, contre un maximum de 2 à 3% dans les domaines scientifiques les plus dynamiques comme la chimie et la physique (et moins de 2% au total).
Les brevets sont classés par grands domaines. En analysant ainsi les inventions, on constate à nouveau la croissance particulièrement forte du secteur d’application de la chimie. Les analyses par zones nationales montrent un « portefeuille » assez équilibré pour la partie allemande de la RMT, avec cependant une pointe de spécialisation en mécanique. La partie suisse est très marquée par les brevets en chimie (y compris appliqués à la pharmacie). L’Alsace présente une spécialisation assez marquée également en chimie/matériaux, mais elle est surtout caractérisée par la catégorie « autres » ce qui révèle une plus forte diversification que dans les parties allemande et suisse. Pour ce qui est des proportions nationales sur l’ensemble des inventions, le Pays de Bade apparaît très prédominant.
5. La connectivité scientifique et technologique
La question abordée ici est cruciale si l’on veut évaluer la capacité de la RMT à valoriser sa masse critique potentielle. Il s’agit de la connectivité scientifique, c’est-à-dire de la propension des chercheurs à coopérer avec des partenaires plus ou moins proches. Le concept de proximité est complexe : il y a la proximité géographique, mais aussi institutionnelle (coopération à l’intérieur de la même équipe ou de la même institution scientifique), et une connectivité nationale qui exprime l’organisation du pays en système de science. Pour ce qui concerne la RMT, on aimerait connaître la propension à dépasser le cadre des systèmes académiques nationaux, sans aller jusqu’aux coopérations internationales lointaines : le niveau intermédiaire du transfrontalier est-il pertinent ? Cette connectivité se renforce-t-elle dans le temps ? Sa mesure permettrait d’évaluer les effets d’une politique comme celle affichée par la RMT. Le même type d’analyse peut être fait sur les comportements de coopération technologique transfrontaliers en observant les co-inventions révélées par les brevets.
En matière de coopération scientifique, on observe que seuls quelques pourcents des co-publications se réalisent à l’intérieur de la zone géographique de la RMT, bien que les spécialisations disciplinaires soient proches :
Dans le cas de l’Alsace, si l’on somme le flux de publications sur dix ans, de 1999 à 2008, on obtient les moyennes suivantes :
- 2,3% de co-publications avec la partie allemande
- 1,9% de co-publications avec la partie suisse
On peut refaire ce calcul sur les co-publications allemandes (intra-RMT rapporté au total des co-publications) : sur 10 ans, les allemands de la RMT coopèrent avec les alsaciens pour 2% de leur coopération totale ; avec la Suisse du Nord-Ouest, cela représente 3%. Le total de 5% n’est guère plus significatif que le décompte alsacien précédent. Pour la partie suisse, la proportion est de 4%, dont 3% avec la partie allemande et 1% avec l’Alsace. Le total sur la région du Rhin Supérieur, qui est donc au mieux de 5%, paraît finalement assez modeste. Cette observation montre tout le chemin qui reste à parcourir pour mieux intégrer la recherche transfrontalière, ce qui est l’objectif du Pilier Sciences de la RMT.
On peut certes relativiser les propos précédents concernant la faible connectivité scientifique de proximité en rappelant que la science d’excellence est souvent très internationalisée. Benaim et al (2012) montrent que la recherche alsacienne est particulièrement ouverte sur l’ensemble de l’Europe et le reste du monde. Les chercheurs localisés en Alsace n’ont souvent pas de raison pressante de collaborer avec leurs voisins Suisses ou Badois s’ils ont déjà d’excellents réseaux ailleurs. Néanmoins, le succès de l’opération Offensive Sciences montre qu’il suffit d’un peu d’incitation pour trouver des sujets de recherche communs et révéler des contacts et réseaux latents qui ne demandaient qu’à être sollicités. Or, au-delà de l’efficacité scientifique pure, approfondir des relations transfrontalières constitue une plus-value en matière de construction de l’Europe et peut déboucher sur d’autres coopérations, par exemple pédagogiques ou économiques.
En analysant le nombre de brevets « co-inventés » de manière transfrontalière dans la zone RMT, on constate une croissance régulière. Au total, le nombre de co-inventions fait plus que doubler sur une décennie. Par domaines technologiques, sur l’ensemble de la période considérée, la croissance la plus forte est celle des co-inventions en chimie-matériaux : 147% contre 120% pour l’ensemble. Une autre manière de présenter l’évolution est de noter que ce domaine comptait pour 40% des co-inventions en 1999 et pour 45% en 2008.
Dans les autres domaines, le décompte fait apparaître un peu moins qu’un doublement : entre 70 et 90% de croissance. Par ordre d’importance, le classement des domaines reste le même. On peut conclure que la structure des spécialisations dans la coopération technologique s’est nettement accusée au cours de la période.
6. Les enjeux politiques
Dans l’esprit de la smart specialisation européenne, il ressort clairement que l’investissement majeur de l’espace du Rhin Supérieur reste la chimie, avec ses applications aux sciences de la vie et de la santé et aux matériaux, ce qui confirme largement la politique de clusters menée depuis des années. En effet le principal pôle de compétitivité propre à l’Alsace, « innovations thérapeutiques » est depuis quelques années présenté comme le versant français du réseau transfrontalier Biovalley anciennement actif et internationalement reconnu. Des études plus précises devraient cependant préciser jusqu’à quel point ce réseau d’acteurs publics et privés fonctionne bien à cheval sur le Rhin. Les informations disponibles révèlent en effet des coopérations principalement inscrites dans les systèmes nationaux respectifs. Or, il n’y a d’effet de « masse critique » qu’à partir du moment où des liens s’établissent entre les sous-ensembles.
Si l’effort de mise en réseau transfrontalier de la techno-science doit particulièrement se déployer sur les points forts du territoire, il nous semble que d’autres aspects ne doivent pas être négligés pour autant. Les travaux et rencontres qui ont eu lieu depuis quelques années autour du projet RMT ont fait apparaître d’intéressantes potentialités rhénanes sur des sujets nettement moins médiatiques qu’il serait dommage de passer sous silence. Pour ne prendre qu’un exemple dans le domaine des humanités, une spécialité comme l’étude des langues et cultures scandinaves est particulièrement présente dans les trois zones nationales de la RMT. La mise en commun de ces compétences et activités est un des projets qui mérite d’être soutenu et qui correspond bien à l’esprit d’une Europe de la culture.
Les réflexions sur l’Europe de la connaissance et de l’innovation évoquent fréquemment la notion de « masse critique » pour promouvoir la concentration sur l’excellence et la réduction des doublons (le saupoudrage étant considéré comme une faiblesse de l’Europe, comparée aux Etats-Unis et aux autres grandes régions du monde qui sont en compétition avec elle). Nous souhaitons conclure sur un autre concept, qui est de plus en plus mis en avant, au moins implicitement, lorsqu’on parle de créativité territoriale : celui de « variété critique ». Par exemple, le destin des grandes métropoles créatives [6] ne repose pas sur un seul cluster d’industries de pointe ou d’activités culturelles et artistiques. Elles constituent en général des « écosystèmes » cognitifs complexes et diversifiés. De ce point de vue, le Rhin Supérieur qui est un espace foncièrement polycentrique, ne dispose pas d’une métropole de rang mondial, mais la mise en réseau de ses grandes villes dans toute la variété de leurs spécialisations pourrait reconstituer l’équivalent d’une capitale mondiale. On pourrait renouer avec la créativité exceptionnelle qu’ont connue les pays rhénans à l’époque de la Renaissance.
7. Conclusion
Bien que l’importance scientifique de la RMT du Rhin Supérieur soit indéniable au niveau européen dans certaines disciplines comme la chimie, on peut constater une légère érosion globale du poids de cette région au sein de la recherche européenne dans toutes les disciplines entre 1999 et 2008. La construction d’un Pilier Sciences ambitieux et fortement soutenu au sein de la RMT est une réponse stratégique utile face au risque de déclin relatif dans le long terme.
En ce qui concerne les trois parties nationales, l’Alsace paraît un peu moins dynamique au total sur une décennie que les parties allemande et suisse - et ce, malgré de grandes réussites sur des points d’excellence comme la biologie. L’Alsace peut-elle stimuler l’ensemble de sa production scientifique à l’avenir en s’associant plus fortement à ses partenaires du Rhin Supérieur ?
En matière de brevets, la situation de la RMT au sein de l’Europe est plus forte et se place sur une meilleure tendance qu’en matière scientifique. Encore plus qu’en science, la contribution de la partie allemande apparaît décisive.
On voit se dessiner (mais cela reste à confirmer par des études plus approfondies) une évolution vers l’excellence en science finalisée et en technologie, alors que la région est historiquement plutôt marquée par l’excellence de ses sciences fondamentales.
Le degré de connectivité à l’intérieur de la région du Rhin Supérieur reste modeste mais un frémissement est perceptible. Il sera intéressant de suivre le phénomène dans le temps et surtout de le préciser avec des mesures ad hoc afin de pouvoir évaluer l’éventuel impact des politiques transfrontalières.
Références
Benaim, M., Héraud, J-A ., Mérindol, V., Villette, J.P. (2012), « La connectivité scientifique locale-globale des régions européennes : approche, mesures et incidences », Conférence Eurolio, St Etienne, 28-29 janvier : http://jaheraud.eu/docrech/ecoinnov/Sem_Eurolio_Connect_scientif_janv2012.pdf
Héraud, J-A. (2011), “Reinventing creativity in old Europe : a development scenario for cities within the Upper Rhine Valley cross-border area”, City, Culture and Society 2 pp.65-73.
Héraud, J-A. (2012), « Indicateurs de science et technologie pour le Rhin Supérieur », Rapport de recherche, BETA, financé par la Conférence du Rhin Supérieur, 30 novembre (35p).http://jaheraud.eu/docrech/ecoreg/JAH_IndicS_T_CRS_2012_def.pdf
Landry, Ch. (2008) The creative city. A toolkit for urban innovators, sec. ed. London, Sterling VA : Earthscan.
[3] La RMT Rhin Supérieur renoue en un sens avec une tradition séculaire de coopération de villes. Son ambition est de redevenir un lieu privilégié de créativité par l’échange et la confrontation culturelle (voir Héraud, 2011).
[4] Les Congrès Tripartites ont lieu tous les deux ans et ont une fonction d’impulsion pour la Conférence du Rhin Supérieur. Les premières réflexions concernant la RMT remontent au Congrès de 2006.
[5] Le premier appel à projets lancé en octobre 2011 a suscité un impact considérable au sein des acteurs scientifiques de la RMT. Dans ce cadre, 36 propositions de projets ont été déposées et soumis à un panel d’experts transnational. Après une procédure de sélection, sept projets ont été retenus dans le cadre de l’Offensive Sciences , cofinancés par le programme INTERREG IV Rhin Supérieur.
[6] Pour la notion de ville créative, voir Landry (2008).
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