L’exposition aux risques des pays de l’UE dans les chaînes de valeur mondiales
Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)
Les échanges constitués de biens et services intermédiaires réalisés dans le cadre des chaînes de valeur mondiales (Global Value Chains) sont devenus un mode d’organisation majeur dans l’économie mondiale. Ces échanges de biens et services fragmentés représentent désormais près de la moitié des échanges internationaux des pays de l’UE. Le changement majeur d’environnement international suite au conflit latent entre les États-Unis et la Chine, à la guerre en Ukraine et à la pandémie a augmenté l’exposition aux risques des pays de l’UE dans les chaînes de valeur globales. Après avoir déterminé les quatre facteurs clés du bon fonctionnement d’une chaîne de valeur, à savoir la fluidité des transactions, la prévisibilité des chocs d’offre et demande, un faible risque de perturbations majeures et un coût acceptable des perturbations, l’article évalue l’exposition aux risques des pays de l’UE. A partir d’une évaluation de l’intensité de la fragmentation, de l’orientation vers l’amont ou l’aval de la fragmentation, ainsi que du poids des approvisionnements en provenance des pays qui ne sont pas des États de droit, l’article définit des groupes de pays de l’UE aux trajectoires et à l’exposition aux risques différentes.
Codes JEL : F23, F52, L23, L60, O52.
Mots-clefs : chaîne de valeur mondiale, fluidité des transactions, fragmentation mondiale de la production, non-État de droit, relations économiques internationales, risques de rupture d’approvisionnement.
Citer cet article
Eric Rugraff « L’exposition aux risques des pays de l’UE dans les chaînes de valeur mondiales », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 48, 1, Hiver 2023.
Jusqu’au début des années 2010, la fragmentation régionale (au sens de plurinationale) et mondiale de la production était essentiellement appréhendée par le prisme d’une approche coût-bénéfice. Même si des événements en grande partie imprévus, à l’instar de la crise des subprimes en 2008, ont ralenti la mondialisation, le sens de l’Histoire paraissait clair aux entreprises, aux organisations internationales et aux chercheurs en économie et gestion : celui d’un monde dans lequel les échanges internationaux croîtraient de manière irrépressible que nulle frontière ne saurait arrêter. Dans ce monde « du contrat sans combat », les États deviendraient progressivement de simples marchés et/ou des espaces de production et chercheraient à bénéficier des bienfaits de la décomposition de la production dans les chaînes de valeur mondiales (Global Value Chains, GVC, ou chaînes de valeur globales, abrégées par l’acronyme français CVM dans la suite du texte) afin de bénéficier des avantages comparatifs des différents espaces. Dans cette conception du monde, les différents acteurs du commerce international focaliseraient leur attention sur les gains à attendre d’une décomposition de plus en plus poussée des chaînes de valeur.
Mais ce monde dominé par une conception étroite de la rationalité économique a brutalement été heurté par le retour de l’Histoire et des réalités politiques et géopolitiques, à travers la montée du conflit entre la Chine et les États-Unis dans les années 2010, le Covid et ses soubresauts, et la politique d’expansion russe (annexion de la Crimée en 2014) débouchant en 2022 sur la guerre en Ukraine. D’un monde favorisant la fluidité des transactions à travers la mondialisation, le multilatéralisme et la primauté de la rationalité économique on est passé à un monde gagné par le protectionnisme, le bilatéralisme et la sécurité nationale dans les domaines économique, technologique et militaire. Ce nouveau contexte international conduit les États et les entreprises à s’interroger sur le fonctionnement des différentes CVM : le questionnement est désormais focalisé sur la fiabilité, la sécurité et la résilience des différentes CVM. On est ainsi passé d’une réflexion en termes d’économie de la CVM à une réflexion en termes de géopolitique de la CVM. Comprendre le fonctionnement de ses CVM et déterminer leur exposition aux risques devient dès lors un objectif central pour garantir notamment la sécurité des approvisionnements. Cet article a précisément pour objectif de préciser les risques principaux en termes de CVM des pays de l’UE.
L’article est organisé en trois sections principales. Dans la première, nous nous intéresserons au nouveau contexte international et à ses conséquences en termes de fonctionnement et d’exposition aux nouveaux risques issus des CVM. La deuxième section est focalisée sur le choix et la définition des indicateurs qui permettront dans une troisième section d’évaluer l’exposition aux risques des pays de l’UE.
1. Les enjeux du changement de contexte international pour la gouvernance des chaînes de valeur globales
1.1 Réflexions autour du concept de chaînes de valeur globales
Le concept de chaînes de valeur globales s’est progressivement imposé à partir des années 1990 dans la littérature en sciences de gestion et dans les travaux des organisations internationales (notamment initialement à travers le World Investment Report de la CNUCED) [1] pour caractériser la nouvelle organisation de la production mondiale. A partir des années 1980, les grandes firmes intégrées verticalement ont organisé une externalisation de leurs activités et un déploiement des différentes fonctions de la firme sur une échelle régionale, voire globale. S’en est suivie une augmentation massive du commerce de biens et services intermédiaires entre grandes entreprises et une myriade d’intervenants en amont et an aval de la filière, reliés aux firmes dominantes par des relations de marché ou des accords de partenariat avec ou sans prise de participation. Ainsi peut-on analyser la dynamique de filières comme l’automobile, l’habillement, les smartphones, etc. et déterminer la place des acteurs de chaque filière, leur contribution à la valeur ajoutée, le niveau de fragmentation ou encore la répartition géographique des activités. [2]
Dans un des articles fondateurs de la littérature sur les CVM, ayant pour titre « the governance of global value chains » Gereffi et al. (2005) déterminent cinq formes de gouvernance de la chaîne, à savoir market, modular, relational, captive, hierarchy. La forme de la gouvernance dépend de trois caractéristiques : la complexité des transactions, la facilité à codifier les transactions et le niveau d’expertise des fournisseurs. Ainsi, à titre d’exemple les chaînes de valeur dominées par des relations classiques de marché sont caractérisées par des transactions simples à organiser, des transactions qu’on peut facilement codifier et par des fournisseurs très qualifiés. A contrario, les chaînes de valeur seront peu fragmentées lorsque les transactions sont complexes et difficiles à codifier et qu’il est difficile de trouver des fournisseurs compétents. En d’autres termes, la « qualité » des intervenants dans une chaîne de valeur, exprimée en termes de compétences ou d’expertise, variera d’un secteur à l’autre, voire d’un produit d’un secteur à un autre produit du même secteur. Cela signifie que le fait qu’un donneur d’ordre ait fragmenté sa production en utilisant des sous-traitants faiblement qualifiés n’est pas en soi une source de fragilité et de risque. Ainsi, par exemple, dans la chaine de valeur régionale du véhicule thermique, les constructeurs automobiles ont des relations de marché avec les sous-traitants de rang inférieurs (qui sont peu qualifiés), ce qui permet aux constructeurs de les garder sous emprise en exigeant des prix de livraison faibles sans quoi ils changeront rapidement de fournisseurs. Par contre, lorsqu’un donneur d’ordre est dépendant pour son approvisionnement de biens ou services hautement sophistiqués fournis par un sous-traitant (par exemple, des firmes dépendantes de microprocesseurs fabriqués par le taïwanais TSMC) alors l’exposition au risque de défaillance d’un fournisseur est importante.
1.2 L’exposition aux risques dans une Global Value chain
Quatre facteurs clés participent au bon fonctionnement d’une chaîne de valeur : la fluidité entre les étapes de production, une bonne capacité à prévoir les principaux risques perturbateurs, une faible probabilité que des événements perturbateurs majeurs se produisent, et enfin que le « coût » des perturbations, lorsqu’elles se produisent, n’engage pas la survie de la chaîne de valeur.
La fluidité
Dans la période au cours de laquelle les grandes firmes étaient très intégrées verticalement [3], l’essentiel de la production était réalisé en interne sur un nombre de site limités peu éparpillés géographiquement. Les CVM actuelles se caractérisent, quant à elles, à la fois par une fragmentation de la production poussée et un éparpillement sur une base régionale, voire mondiale de la production. Ce type d’organisation ne peut fonctionner que si le passage d’une étape de production à une autre se fait de manière fluide, sans accrocs.
Cette fluidité peut être perturbée par des facteurs liés au prix. Le prix se réfère aux coûts de transaction, c’est-à-dire aux coûts qui interviennent avant, pendant et après une transaction entre deux phases d’une chaîne. Si pour une raison quelconque, les coûts de transaction augmentent brutalement, cela renchérit les coûts de passage d’une étape à une autre. Bien évidemment les chaînes ayant poussé le plus loin la fragmentation sont également celles qui sont le plus impactées.
La fluidité peut être également perturbée par des barrières se dressant sur la route des biens ou services. Ces barrières peuvent naître de décisions privées ou publiques. Le passage d’une étape de production à une autre localisée dans un autre espace requiert tout un ensemble de moyens de transport et de logistique. Si pour une raison ou une autre, une pénurie de moyens de transport, de stockage, de manutention ou encore de facteurs humains (des conducteurs) se fait jour alors la fluidité disparaît. De même, un Etat qui décide de bloquer, ne serait-ce que partiellement, les mouvements de biens, services ou capitaux, empêche le bon fonctionnement des étapes de production localisées sur son territoire, et par là-même pourra mettre en danger la totalité de la chaîne d’approvisionnement.
La prévisibilité
La prévisibilité consiste à pouvoir anticiper des perturbations à venir dans une CVM. Pouvoir prévoir des perturbations est d’autant plus important que le modèle de production dominant s’étant progressivement diffusé à l’ensemble des acteurs des chaînes de valeur est le modèle des flux tendus. Avec de faibles stocks de sécurité, toute rupture imprévue de la chaîne d’approvisionnement bloque la production de l’étape suivante. L’impact sera d’autant plus important que le problème surgit en amont de la filière.
De quelles perturbations parle-t-on ? On peut distinguer quatre familles de perturbations : les cas de force majeure (tremblements de terre, ouragans, pandémies, etc.), les perturbations macro-politiques (conflit commercial, crise économiques, guerre), les actes d’acteurs malintentionnés (vols, cyberattaques) et les perturbations idiosyncratiques (faillite d’un sous-traitant, accident industriel, etc.) (McKinsey, 2020, p.22). Le progrès technique et les nouveaux moyens technologiques disponibles (satellites et intelligence artificielle) rendent un nombre de risques plus aisément prévisibles. C’est notamment le cas lorsqu’on évalue les risques individuellement (par ex. les ouragans). Par contre, la complexification des systèmes de production (production de biens, production de services financiers, production et canaux de diffusion de l’information, etc.) combinée à l’interdépendance accrue des différents systèmes à une échelle mondiale accroît la probabilité de réalisation de risques inattendus.
La probabilité que des perturbations majeures se produisent et leur gravité
La complexification des systèmes de production et leur plus grande interdépendance augmentent également la probabilité d’émergence de perturbations. Les risques systémiques sont plus difficiles à prévoir dans la mesure où les variables en jeu sont très nombreuses ; c’est pourquoi les conséquences possibles sont multiples et pour certaines d’entre elles imprévisibles.
Si l’on revient aux quatre familles de risques déterminés ci-dessus, il apparaît très clairement qu’au moins pour trois d’entre elles, la probabilité que les risques se réalisent a augmenté tout comme la gravité pour les CVM : les cas de force majeure, les actes d’acteurs malintentionnés et les perturbations macro-politiques. A contrario, on peut estimer qu’il n’y a pas de raison particulière que la probabilité que des risques idiosyncratiques, tels que la faillite d’un client ou d’un fournisseur ou encore un accident de production augmente, pas plus que leur coût. [4]
Dans les cas de force majeure, il apparaît largement documenté aujourd’hui que deux risques particuliers vont se réaliser de plus en plus fréquemment et que leur coût tendra à croître : il s’agit d’une part de l’augmentation du nombre de phénomènes météorologiques extrêmes, liée au réchauffement climatique et, d’autre part, l’apparition de zoonoses, à l’instar du Covid, liée à la destruction de l’espace d’habitation des espèces animales (comme les chauve-souris) et par voie de conséquence, leur plus grande proximité avec les humains.
Les actes d’acteurs malintentionnés, et notamment la cybercriminalité, ont massivement augmenté depuis une dizaine d’années. Leur fréquence et leur coût pour les victimes va certainement croître dans les années à venir.
Nous allons voir dans la section suivante, que le risque macro-politique doit être apprécié au vu du nouveau contexte géopolitique et géoéconomique mondial.
1.3 Le contexte géopolitique et l’exposition aux risques dans les CVM
Le contexte économique et politique mondial a connu des changements majeurs au cours des dix dernières années dans le prolongement de la désignation de Xi Jinping en 2013, l’élection de Donald Trump en 2016, la pandémie à partir de 2020 et enfin la guerre en Ukraine à partir de février 2022. Ces quatre chocs ont conduit les grands acteurs mondiaux et notamment les États-Unis, la Chine et l’Europe à modifier leur manière de concevoir les relations internationales (Rugraff, 2022) et la gouvernance des CVM.
Pour la partie américaine, cette nouvelle approche a été parfaitement résumée dans le discours prononcé par la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, le 13 avril 2022 devant le think tank Atlantic Council (Yellen, 2022). Lors de cette intervention, elle expose la nouvelle approche américaine des CVM. Désormais la priorité n’est plus accordée à l’efficacité et à la réduction des coûts dans les chaînes d’approvisionnement, mais à leur sécurisation et donc à la priorité accordée à des concepts comme l’exposition aux risques, la résilience, l’indépendance stratégique et la souveraineté industrielle. Pour réduire l’exposition américaine aux risques dans les chaînes d’approvisionnement, l’objectif est de relocaliser dans les « pays amis » : il s’agit de favoriser le « friend-shoring » (ou « friendship outsourcing »). Janet Yellen et l’administration américaine, qu’elle soit républicaine ou démocrate, expriment leur scepticisme sur le multilatéralisme tel qu’il a été promu par l’Organisation Mondiale du Commerce : l’OMC aurait permis l’entrée en 2001 de la Chine dans le commerce mondial et dans les CVM et la Chine en aurait profité pour prendre une position centrale dans un grand nombre de CVM avec un agenda politique et technologique de domination mondiale. Aux antagonismes qui ont émergé avec le mandat de Donald Trump (notamment autour de l’accès aux technologies sensibles), s’est rajouté le positionnement chinois qui malgré la guerre en Ukraine, continue à mettre en avant la « relation spéciale » avec la Russie. Les États-Unis estiment dès lors que l’organisation actuelle des CVM met en danger les approvisionnements américains. Ainsi les États-Unis cherchent-ils à constituer des blocs de pays qui partagent les mêmes valeurs qu’eux.
La réponse de la Chine est arrivée avec la publication mi-février 2023 de deux documents intitulés respectivement « US hegemony and its perils » (Ministry of Foreign Affairs, 2023a) et « The Global Security Initiative Concept Paper » (MFA, 2023b). Le premier document est un réquisitoire à charge contre la politique étrangère américaine des origines à nos jours [5], tandis que le second détaille la démarche chinoise pour établir un nouvel ordre économique et politique mondial. A travers ces deux documents, la Chine choisit une stratégie offensive à l’égard des États-Unis, ce qui renforce le climat de « nouvelle guerre froide » entre les deux pays (Godeluck, 2023).
Les instances européennes adoptent quant à elles une approche plus équilibrée, notamment dans les rapports avec la Chine. [6] Le nouvel objectif de l’UE est de privilégier une « autonomie stratégique ouverte », qui peut se définir comme la volonté de l’UE de défendre ses intérêts vitaux tout en poursuivant les échanges et la coopération à l’international. L’UE a lancé tout un ensemble d’initiatives à partir de 2020 visant à renforcer l’indépendance de l’UE en déployant des chaînes d’approvisionnement plus diversifiées et résilientes (Cf. à ce sujet les cinq principales initiatives européennes dans Rugraff, 2022).
En définitive, le nouveau contexte macro-politique mondial accroît significativement l’exposition aux risques des acteurs intégrés dans les CVM. La montée du protectionnisme, tout comme la volonté des États-Unis de privilégier désormais le bilatéralisme sur le multilatéralisme de même que des critères politiques sur des critères économiques vont restreindre la fluidité des transactions dans les CVM. Le retour de la guerre aux frontières européennes et les conflits latents notamment avec la Corée du Nord ou sino-taïwanais, font peser des risques sur la mobilité des biens et services. Ces évolutions augmentent les risques de perturbation des chaînes d’approvisionnement. Dans la période de la « mondialisation heureuse » (Minc, 1999) des années 1980 aux années 2010, le cadre politique et réglementaire international était très favorable à la division internationale des processus productifs. Dans l’univers de la « mondialisation heureuse » l’avenir semblait relativement prévisible et les chocs sur les chaînes de valeur tout comme leur coût étaient réduits. Dans le « nouveau monde » dans lequel nous sommes entrés, les conflits ne se jouent plus seulement entre entreprises pour des parts de marché, mais entre États pour des territoires, pour la suprématie technologique et pour la sécurité nationale. Dans ce nouveau cadre politique émergent, la circulation des biens et services sera moins fluide, la performance des CVM moins prévisible et surtout la probabilité que des perturbations majeures viennent entraver le bon fonctionnement des chaînes plus élevée. Le monde d’avant se voyait comme celui du « médiocristan » (Taleb, 2007), un monde relativement prévisible, routinier dans lequel le risque d’apparition de phénomènes extrêmes est réduit. Le nouveau monde en phase d’émergence se rapproche de celui de « l’extrêmistan » (Taleb, 2007) caractérisé par des « cygnes noirs », c’est-à-dire des phénomènes imprévisibles aux conséquences pouvant être extrêmes. Dans ce monde, l’exposition aux risques peut aller jusqu’à des pénuries massives dans des économies suite à une impossibilité durable à faire fonctionner des chaînes d’approvisionnement.
2. Les indicateurs, les données et les définitions d’exposition aux risques
Pour évaluer le niveau de risques que courent les CVM des pays européens nous avons procédé à des extractions de la banque de données WITS (World integrated trade Solution) de la Banque mondiale. Cette banque de données contient des évaluations de 2000 à 2021 des échanges internationaux des principaux pays et des principaux secteurs. La méthodologie retenue, définie dans Borin et al. (2021), se fonde sur des tables d’input-output permettant de définir l’origine nationale ou étrangère d’une production et sa destination (nationale ou étrangère). Les auteurs considèrent que :
Production d’un pays = production purement domestique + production liée à du « commerce international traditionnel » + production liée à une CVM
Avec :
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L’output purement domestique = La valeur ajoutée qui ne traverse aucune frontière ni directement ni indirectement (ex. d’un produit fabriqué en France et qui est mis à la consommation en France) ;
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L’output lié au commerce international traditionnel = La valeur ajoutée qui traverse une seule frontière (hors transit) pour être mis à la consommation dans le pays d’arrivée, directement par le secteur de production ou indirectement à travers des chaînes domestiques (ex. d’un produit fabriqué en France vendu en Chine et consommé en Chine) ;
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La production liée à la CVM va traverser plusieurs frontières, c’est-à-dire faire partie d’une chaîne de valeur fragmentée. Elle subit au moins une transformation dans un deuxième pays et un acheminement dans un troisième pays (ex. d’un produit français envoyé en Hongrie, qui y subit une transformation puis est envoyé ensuite au Japon). Cela peut être directement réalisé par le secteur de production ou indirectement à travers des chaînes domestiques.
La production de type CVM peut être divisée en trois formes (Borin et al., 2022, p. 36-37) :
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« pure backward GVC-related output » : il s’agit de la valeur ajoutée en fin de chaîne, c’est-à-dire les activités dans un secteur qui finalise le bien ou service. Les inputs achetés par un secteur directement à l’étranger ou indirectement pas le truchement de chaînes de valeur domestiques sont transformés et vendus aux consommateurs du pays (il faut que les inputs aient traversé plus d’une frontière). Si les inputs n’ont traversé qu’une frontière alors l’évaluation prend en compte les vente du produit fini à des consommateurs étrangers. En se plaçant du point de vue d’une entreprise, cela correspondrait par exemple à la production d’une entreprise française qui importe des inputs qui sont passés par plusieurs pays et qui réalise la production finale du produit sur le sol national.
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« pure forward GVC-related output » : ce sont les activités en début de chaîne. Cela correspond à la valeur ajoutée lors de la première étape de la production d’un bien ou service intermédiaire, qui va être vendu dans un deuxième pays et qui sera transformé pour aller vers un ou des pays tiers.
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« two-sided GVC-related output » : ce sont des unités économiques situées à un stade intermédiaire qui achètent et qui vendent des produits intermédiaires. Les inputs achetés directement ou indirectement à l’étranger par un secteur sont vendus à l’étranger (directement ou indirectement) après transformation. Les activités du secteur de production se trouvent ainsi dans une position plus « centrale » : un pays importe des inputs contenus dans des produits qui passeront par au moins deux pays supplémentaires.Ces données nous permettent ensuite de définir plusieurs indicateurs visant à mesurer la nature des risques que courent les pays de l’UE et de définir des typologies d’exposition aux risques. L’exposition aux risques peut être évaluée à travers trois question : Combien ? Quoi/lesquels ? Avec qui ?
La question du COMBIEN. Elle peut être appréhendée à travers deux dimensions : l’importance du commerce international lié à la CVM dans un pays et son évolution entre 2000 et 2021. Toutes choses égales par ailleurs, plus un pays est intégré à des chaînes de valeur, plus il est exposé aux perturbations s’y produisant. Ces perturbations peuvent émerger au niveau d’un des stades de la production (à l’instar des pénuries de substances actives pour les médicaments et d’antibiotiques comme l’Amoxicilline). [7] Mais elles peuvent également naître entre les stades de production, dans la coordination des activités. Une bonne coordination nécessite, en effet une fluidité des produits, qui doivent pourvoir être acheminés rapidement et efficacement entre les différents stades de production. Le Covid, puis la période de redémarrage de l’activité fournissent un bon exemple des dysfonctionnements dans les plateformes d’acheminement (port, etc.) et de réception, ainsi que dans le transport international. Le Covid a totalement déréglé les chaînes de valeur et a fait flamber les coûts de transport [8].
La question du QUOI renvoie à la position d’un pays dans les chaînes de valeur et aux chocs auxquels il est exposé. Un pays [9] qui se retrouve essentiellement en bout de chaînes sera exposé à des chocs d’offre : une pénurie au niveau d’un input ou alors une augmentation brutale de son prix pourra mettre en danger la production. Un pays situé au début de chaînes sera exposé quant à lui à des chocs de demande : une baisse de la demande ou une baisse brutale du prix que les acheteurs sont prêts à payer pourront mettre en danger la production. Un pays situé dans une position centrale, c’est-à-dire qui importe des inputs et les transforme pour les acheminer plus loin dans la chaîne, peut être impacté alternativement ou en même temps par des chocs d’offre et de demande. Ces chocs peuvent être des chocs de production ou des chocs de coordination.
La question du AVEC QUI renvoie à la « qualité » des partenaires participant à la fragmentation. Toutes les CVM ne fonctionnent pas de la même manière. La manière dont une chaîne de valeur est organisée, la nature de la fragmentation, mais également le nombre de stade de production fragmenté variera d’un secteur à l’autre, et notamment en fonction du contenu en technologie du produit. De même certaines chaînes sont dominées par les producteurs (producer-driven global value chains) tandis que d’autres sont dominées par les acheteurs (buyer-driven global value chains). [10] Les ruptures technologiques peuvent modifier la répartition du pouvoir dans la chaîne, à l’instar de ce qui se produit dans la chaîne de valeur automobile avec le passage du véhicule thermique au véhicule électrique (Rugraff, 2022).
La fragilité dans la relation avec un partenaire n’est pas tant liée à sa taille, son positionnement dans la chaîne de valeur ou encore son niveau d’expertise qu’au pays de localisation de ce partenaire. En effet, comme nous l’avons vu dans la section précédente, le risque n’est pas (ou devrait-on dire « n’est plus ») le même selon qu’un partenaire amont ou aval de la chaîne se situe dans un Etat de droit ou un non-État de droit.
Prenons l’exemple de l’exposition aux risques d’une entreprise qui a en amont de sa chaîne de valeur des sous-traitants dans un non-État de droit. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’exposition aux risques, bien que différente, existe que le sous-traitant soit une firme domestique ou une filiale d’une multinationale provenant d’un Etat de droit. Le retard dans l’approvisionnement, voire la rupture d’approvisionnement peut intervenir de manière discrétionnaire à tout moment sur simple décision politique. Non seulement les dimensions politiques et géopolitiques dominent les décisions économiques et la « vie normale des affaires », mais également le champ juridique. En d’autres termes, les risques pour des firmes issues d’États de droit qui s’approvisionnent ou vendent dans des non-États de droit sont permanents et nombreux. Ils peuvent aller du non-respect de clauses de contrats au non-respect du droit de propriété sans pouvoir espérer systématiquement un dédommagement dans la mesure où le système juridique fonctionne de manière arbitraire.
3. L’évaluation de l’exposition aux risques des pays de l’UE
3.1 Le niveau d’intégration dans les CVM des pays de l’UE
Quels sont les pays européens les plus intégrés dans les CVM ? Comment a évolué leur intégration depuis le début de ce siècle ? Pour répondre à ces deux questions et pour pouvoir avoir un aperçu par pays et dans le temps on peut se référer aux tableaux 1 et 2.
Tableau 1 : Indicateurs de dépendance aux chaînes de valeur internationales
Production CVM/Production liée au commerce international en 2021 | % en 2021 | ||
Evolution 2000 à 2021 | > Moyenne UE-27 | < Moyenne UE-27 | |
> Moyenne UE-27 | Bel, Bul, Chy, Cz, H, Irl, Let, Lit, Lux, Mal, P-B, Pol, Slovak, Slov, | Croa, Gre, Rou | |
< Moyenne UE-27 | Aut, Est | Dk, Fl, F, All, It, Port, Su, Esp |
Source : l’auteur d’après WITS Data (worldbank.org), février 2023.
Entre 2020 et 2021 la production liée à du commerce fragmenté a augmenté en moyenne d’une dizaine de point dans l’UE. Ainsi, en 2021 le commerce fragmenté représentait un peu moins de la moitié du commerce international de l’UE-27 et un quart de la production. Dans le Tableau 1 nous avons distingué quatre groupes de pays :
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Le groupe 1 comprend la moitié des pays de l’UE. Ces pays sont ceux dont l’intégration dans la fragmentation mondiale est supérieure à la moyenne de l’UE-27 et dont l’augmentation a été la plus forte (supérieure à la moyenne UE-27). Ce groupe comprend logiquement la majorité des petits pays qui ont des marchés domestiques et une base productive limités. Tous les pays d’Europe centrale en font partie (à part la Croatie arrivée qu’en 2013 dans l’UE). Ces pays participent très activement à la fragmentation de la production, notamment à une échelle européenne et servent de base de production à l’industrie allemande, en particulier dans le secteur automobile (Rugraff, 2004). La Slovaquie est représentative de cet ensemble : le commerce de type CVM représente désormais 57,2 % de son commerce international. Ces pays, dont la fragmentation de la production a fortement augmenté sont exposés à des chocs de demande émanant notamment de l’Allemagne, et dans une moindre mesure d’autres pays européens comme la France. Parmi les pays d’Europe de l’Ouest, trois pays, l’Irlande, la Belgique et les Pays-Bas font partie de ce groupe. L’Irlande qui a opté depuis son entrée dans l’UE pour une stratégie de dumping fiscal pour attirer les multinationales, notamment américaines, poursuit son intégration accélérée dans les CVM. L’exposition aux risques est également élevée pour la Belgique et les Pays-Bas, deux petits pays. La Belgique est parmi les pays d’Europe de l’Ouest, celui pour lequel l’exposition aux risques est la plus importante. Le poids de la production fragmentée dans le total du commerce international est non seulement plus élevé que celui de l’Irlande, mais surtout a augmenté fortement (+ 11 points) depuis le début des années 2000.Le groupe 2 comprend trois pays, à savoir la Grèce, la Roumanie et la Croatie. Ce sont des pays dont l’intégration dans les chaînes de valeur a augmenté plus vite que la moyenne européenne depuis le début des années, mais qui demeurent relativement peu intégrés dans les CVM.Le groupe 3 rassemble deux pays, l’Autriche et l’Estonie. Ils participent activement à la fragmentation des processus de production, en particulier sur une échelle européenne, mais cette participation a peu augmenté au cours de ces 20 dernières années.Le groupe 4 constitue le deuxième grand groupe de pays (huit pays) dont l’intégration dans les chaînes de valeur et l’augmentation de cette intégration sont les plus faibles dans l’UE-27. Ce groupe est constitué de pays aux caractéristiques différentes. D’une part, le Portugal, qui partage avec la Grèce (pays du groupe 2) le fait de continuer à réaliser avant tout du commerce international traditionnel (non fragmenté) et de demeurer largement à l’écart de la décomposition européenne, et encore plus mondiale, des processus productifs. Ces pays du Sud européen ont globalement un risque lié aux ruptures d’offre ou de demande dans les chaînes de valeur relativement faible. On retrouve d’autre part les grands pays européens comme l’Allemagne, la France et l’Italie qui de par la taille, l’importance du tissu industriel et expertise de la base industrielle réalisent et exportent des productions qu’ils ont totalement réalisées dans leur pays. Toutefois, l’Allemagne sort clairement du lot : c’est le plus grand pays européen avec le tissu industriel domestique le plus dense et qualifié, pourtant 43,8 % de son commerce extérieur est le résultat d’une production fragmentée au niveau international. L’Allemagne est donc le pays pour lequel les ruptures dans les CVM représentent le risque le plus élevé.
Tableau 2 : Poids de la production liée à des CVM, en %
UE-27 CVM/commerce international CVM/output 2000 2021 2000 2021 Belgique 44,7 55,6 25,9 39,4 Slovaquie 42,1 57,2 18,8 38,9 Portugal 31,8 29,6 9,8 17,2 France 33,6 39,9 11,5 15,6 Allemagne 35,0 43,8 13,2 21,9 Moyenne UE-27 37,6 46,4 14,9 23,9 Minimum 28,8 (Grèce) 29,6 (Port) 6,5 (Gr) 15,6 (Fr) Maximum 88,0 (Estonie) 91,7 (Est) 70,7 (Est) 67,2 (Lux) Écart-type 13,9 13,3 3,2 12,3 Source : l’auteur d’après WITS Data (worldbank.org), février 2023.
Une analyse plus fine, au niveau sectoriel, permettra de mettre en évidence des différences entre les pays, mais également au sein même des pays.
3.2 Le type de risque encouru : chocs d’offre, de demande ou les deux ?
Après avoir évalué le niveau d’intégration des différents pays dans les CVM, nous nous sommes penchés sur la position des pays dans les CVM.
Tableau 3 : Type de production de type CVM par rapport au total de la production de type CVM, %
2000 2021 Fin Début Milieu Total Fin Début Milieu Total Belgique 22,4 19,0 58,6 100 23,5 18,8 57,7 100 Slovaquie 22,5 14,6 62,9 100 35,9 15,4 48,7 100 Portugal 32,7 14,1 53,2 100 29,3 17,0 53,7 100 France 24,7 21,5 53,7 100 22,7 22,6 54,7 100 Allemagne 21,8 23,2 55,1 100 24,4 22,2 53,4 100 Moyenne UE 23,0 21,1 55,9 100 22,9 21,2 55,9 100 Minimum 18,2 Let 9,0 Mal 47,5 Grè 17,7 Suè 8,3 Lux 48,7 Slovk Maximum 33,1 Ho 25,0 P-B 66,7 Lux 35,9 Slovk 30,1 Esp 73,2 Lux Écart-type 4,1 4,5 4,8 4,5 4,5 5,2 Source : l’auteur d’après WITS Data (worldbank.org), février 2023.
Lecture du tableau 3 : en Belgique en 2021, dans la production liée à des chaînes de valeur, 23,5 % des activités sont en fin de chaîne (production du bien ou service final), 18,8 % des activités correspondent au premier stade de la production de biens intermédiaires qui passeront par plusieurs pays. 57,7 % des activités sont en milieu de chaîne ce qui correspond à l’achat à l’étranger et la revente vers l’étranger de produits non finis.
Assez logiquement avec la forte intégration de l’UE dans la fragmentation de la production, ce sont les liens bidirectionnels qui prédominent dans la production de type CVM. Cela signifie que les firmes sont intégrées à la fois en amont et en aval de la chaîne de production : elles fabriquent principalement des biens intermédiaires transitant par différents pays. Dans l’UE, 55,9 % de la valeur ajoutée réalisée au sein des CVM provient de la production de biens et services intermédiaires qui circuleront entre différents pays. Ce positionnement n’a guère bougé depuis le début des années 2000. Cela signifie aussi qu’avec cette position, les pays européens sont à la fois exposés à des chocs d’offre et de demande.
On peut aussi se focaliser sur les pays dont l’intégration internationale diffère significativement de la moyenne européenne. Les calculs réalisés à partir de la base de données WITS font apparaître trois groupes de pays aux caractéristiques s’éloignant de la moyenne européenne.
- Le premier comprend la Grèce, Portugal, Slovaquie et Hongrie : ces quatre pays ont une part significativement plus importante que la moyenne européenne d’activité en fin de chaîne, c’est-à-dire de production du produit final (destiné au marché local ou à un marché étranger). Ils sont donc tout particulièrement exposés à des chocs d’offre. Des changements en termes de rupture ou de prix dans les chaînes d’approvisionnement impacteront tout particulièrement la production nationale et cela d’autant plus qu’ils ont une activité industrielle faiblement diversifiée.
- Le deuxième comprend l’Espagne et la Suède qui sont quant à eux particulièrement exposés à des chocs de demande. Ces deux pays, et tout particulièrement l’Espagne (avec une différence de près de 10 points par rapport à la moyenne de l’UE), ont une activité de début de chaîne de valeur importante. Un ralentissement de la demande aux différentes étapes aval de la chaîne, pénalisera fortement leur production interne et leurs exportations.
- Le troisième comprend la Bulgarie, Chypre, Malte, la Finlande, l’Irlande et le Luxembourg, pays qui ont une forte exposition aux risques à la fois en amont et en aval de la chaîne, et qui sont donc à la fois très sensibles aux chocs d’offre et de demande. Ces pays sont spécialisés dans la production de biens intermédiaires achetés puis revendus à l’étranger. On retrouve de très petits pays comme le Luxembourg et les deux îles de Malte et Chypre. L’Irlande qui a fondé son développement sur l’attraction de multinationales étrangères est très intégrée dans les chaînes de valeur de la pharmacie [11] et des produits électroniques. L’Irlande est dès lors très dépendante des choix effectués par de très grands groupes multinationaux.
Les deux plus grands pays de l’UE, la France et l’Allemagne, ont des profils très comparables : pour une grosse moitié de la production de type CVM, ils se situent dans une position centrale de la production (organisent à la fois l’importation d’inputs et la vente à l’international de la production), pour ¼ en début de chaîne en pour ¼ fin de chaîne. Cette répartition des activités est relativement stable au cours de ces 20 dernières années : la valeur ainsi que la part des échanges fragmentés ont augmenté, par contre, le poids respectif de la fragmentation en amont, en aval et en milieu de chaîne est demeuré relativement stable.
Finalement, l’exposition des pays européens aux risques dans les CVM ne se limite pas à l’approvisionnement. Les pays de l’UE participent activement aux CVM et produisent des biens intermédiaires achetés à l’étranger, transformés dans des pays de l’UE avant d’être revendus à l’étranger, majoritairement dans d’autres pays de l’UE.
3.3 Un focus franco-allemand sur les secteurs les plus exposés aux risques
Les analyses menées dans les sections précédentes sont réalisées au niveau des pays dans leur ensemble. Les données WITS permettent d’avoir une vision plus fine en adoptant une approche sectorielle. L’intégration dans les CVM varie d’un secteur à l’autre ainsi que l’orientation des secteurs (début, milieu, fin de chaîne). De nombreux travaux ont montré que dans certains secteurs comme l’automobile ou encore l’électronique la fragmentation de la production est très poussée (UNCTAD, 2013). Une analyse des spécificités sectorielles des 27 pays de l’UE serait trop longue et complexe à présenter dans cet article. C’est pourquoi, nous avons choisi de nous focaliser sur les deux pays européens ayant en valeur absolue la part de production de type CVM la plus importante, à savoir l’Allemagne et la France, pour détecter les différences de trajectoires.
Tableau 4 : Analyse sectorielle des CVM de l’Allemagne et de la France, en 2021, en %
Part du secteur manufacturier CVM Positionnement dans la CVM Allemagne Fin Début Milieu Total 9 Chimie et produits chimiques 11,5 17,4 22,9 59,7 100 12 Métaux basiques et fabriqués 13,9 9,1 18,5 72,4 100 13 Machinerie 15,4 39,9 15,7 44,4 100 14 Équipements optique et électrique 10,9 26,0 23,4 50,6 100 15 Équipement de transport 23,6 46,2 14,5 42,2 100 France 9 Chimie et produits chimiques 16,3 24,0 19,1 56,9 100 12 Métaux basiques et fabriqués 12,7 68,0 19,4 73,8 100 13 Machinerie 11,7 36,6 12,9 50,5 100 14 Équipements optique et électrique 8,9 24,0 21,7 54,3 100 15 Équipement de transport 20,3 48,3 9,2 42,5 100 Source : l’auteur d’après WITS Data (worldbank.org), février 2023.
Les cinq secteurs présentés dans le tableau 4 représentent 75 % en Allemagne et 70 % en France de la production manufacturière fragmentée, avec dans les deux pays la chaîne de valeur de l’équipement de transport qui est le plus importante. Toutefois, en termes de valeur ajoutée, le poids de ces cinq secteurs (et du secteur manufacturier dans son ensemble) est trois fois plus élevé en Allemagne qu’en France. Cela signifie que l’Allemagne est trois fois plus intégrée, en valeur totale, que la France dans les CVM du secteur manufacturier. Son exposition aux risques dans le secteur manufacturier, et notamment dans les cinq principales chaînes de valeur, est donc beaucoup plus importante que pour la France.
Le positionnement dans la chaîne de valeur des cinq secteurs présente de fortes similitudes entre les deux pays. Ainsi, pour les produits chimiques-pharmaceutiques, les produits métalliques et l’électronique, les deux pays sont avant tout dans une position intermédiaire de la chaîne achetant des produits intermédiaires transformés qui vont continuer leur cheminement dans la chaîne de valeur. Les entreprises de ces secteurs sont donc exposées à des chocs en termes d’offre et de demande. Par contre, dans le secteur de la machine-outils (secteur quatre fois plus important en Allemagne qu’en France en termes de fragmentation), pour une part importante de la production (plus d’un tiers), les entreprises sont situées au stade final de production, c’est-à-dire qu’elles produisent le produit final qui sera vendu dans le pays ou vendu en l’état à l’étranger. Dans le secteur automobile, la spécialisation dans le stade final de production de la chaîne de valeur représente près de la moitié de la production ; et pour une autre part sensiblement équivalente de la production les entreprises sont dans un stade intermédiaire.
Ce que montre ce type d’analyse c’est que le positionnement des pays dans les chaînes de valeur manufacturières varie d’un secteur à l’autre. Dans certains secteurs, la France et l’Allemagne sont principalement situées en position intermédiaire de production et sont donc dépendantes des deux faces de la chaîne, tandis que pour d’autres les deux pays sont situés dans la phase finale de production et sont donc surtout exposés aux chocs d’offre. Par contre, dans l’industrie manufacturière, les deux pays sont peu positionnés dans les premières étapes de production et donc peu exposés aux risques qui proviendrait de l’aval.
3.4 L’exposition aux risques face à des non-États de droit
Dans le nouveau contexte international, les échanges réalisés dans les chaînes de valeur avec des non-États de droit exposent (et exposeront selon toute hypothèse) les pays de l’UE à des risques élevés (cf. première section). Nous avons utilisé les travaux du World Justice Projet pour distinguer les échanges réalisés dans les chaînes de valeur avec des non-États de droit. [12] Nous nous sommes focalisés sur les chaînes d’approvisionnement situées dans les non-États de droit pour mettre en lumière le risque de rupture d’approvisionnement et de pénurie en biens intermédiaires.
Tableau 5 : Poids des produits fragmentés en provenance de non-États de droit, en 2021, en %
En provenance de non-États de droit Dont la Chine Rép. Tchèque 14,2 9,0 Allemagne 15,2 8,0 Hongrie 15,1 7,3 France 9,6 4,3 Portugal 13,7 3,9 Moyenne UE 4,6 Maximum 10,5 (Pol) Minimum 1,0 (Irl) Écart-type 2,4 Source : l’auteur d’après WITS Data (worldbank.org), février 2023.
La Chine est le non-État de droit qui est le plus important pour les approvisionnements européens. En moyenne 4,6 % des biens intermédiaires importés par l’UE proviennent de Chine. Quatre pays, la République tchèque, la Hongrie, le Pologne et l’Allemagne ont une exposition comprise entre 7 et 10 % aux produits chinois. Lorsqu’on ajoute à la Chine, les trois autres pays des BRIC (Brésil, Russie, Inde), le niveau d’approvisionnement passe au-dessus des 10 %. La France est nettement moins exposée dans les chaînes de valeur que l’Allemagne tant à l’égard de la Chine que des BRIC dans leur ensemble. Dans la première colonne du tableau est calculée l’exposition d’un ensemble de pays à l’approvisionnement en produits fragmentés en provenance de non-États de droit. Il apparaît clairement que les pays de l’UE réalisent l’essentiel de leur approvisionnement en produits intermédiaires auprès d’autres pays de l’UE et d’ États de droit : ainsi même les pays les plus exposés réalisent plus de 4/5 de leurs achats auprès d’ États de droit. L’exposition au risque de non-droit est faible pour la majorité des pays européens. Ainsi, par exemple, la France réalise autour des 9/10 de ses achats fragmentés auprès d’ États de droit, des pays peu susceptibles de remettre en cause les échanges et avec lesquels les ruptures d’approvisionnement peuvent faire l’objet de règlement juridiques en principe fiables. Toutefois, des effets de cascade peuvent se produire lorsqu’un pays européen s’approvisionne auprès d’un autre pays européen qui est exposé à l’égard de non-États de droit. Ainsi, lorsqu’on s’arrête au premier niveau de risque on sous-estime probablement l’exposition réelle aux risques.
Le cas allemand est à nouveau particulier. Plus de 15 % (probablement autour de 17 %) [13] de ses approvisionnements en produits intermédiaires proviennent d’États présentant des risques, notamment dans le nouveau contexte international. L’approfondissement de la fragmentation de la production allemande avec l’augmentation de son insertion internationale s’est accompagné d’un accroissement de sa dépendance dans les CVM, tant pour les approvisionnements que pour la circulation en aval des produits. Cette stratégie peut dès lors devenir problématique lorsqu’une part non négligeable de la production parcellisée est réalisée par des firmes localisées dans des pays dont la fiabilité est faible.
Cette fragilité concerne surtout certaines chaînes de valeur. Ainsi, dans le cas allemand, une famille de CVM est tout particulièrement exposée au risque de ruptures d’approvisionnement chinois : celle de l’électronique. En effet, dans ce secteur 30 % des achats de produits intermédiaires de l’Allemagne proviennent de Chine. Les autres chaînes de valeur, telles que l’automobile ou la chimie-pharmacie, sont moins exposées à des risques de rupture d’approvisionnement.
Conclusion
Le part de la production et des échanges liés à la fragmentation de la production a fortement augmenté dans les pays de l’UE depuis de début du 21ème siècle : près de la moitié des échanges internationaux des pays de l’UE prend désormais la forme de commerce de biens et services intermédiaires. Cette forte intégration des pays européens dans les chaînes de valeur mondiales présentait de nombreux avantages dans un monde pacifié marqué par une diminution des obstacles aux échanges internationaux. Par contre, dans le nouvel ordre international qui prend forme actuellement, la fragmentation de la production au niveau mondial fait naître de nouveaux risques, tant en amont dans les chaînes d’approvisionnement qu’en aval dans l’accès à certains marchés étrangers. Ce nouvel ordre mondial met en danger la fluidité des transactions dans les chaînes de valeur, accroît l’imprévisibilité des perturbations, augmente le risque que des perturbations majeures se produisent ainsi que le coût des chocs venant frapper les chaînes de valeur.
L’analyse de l’intégration dans les CVM fait apparaître des différences significatives entre les pays de l’UE. Une moitié des pays de l’UE est très intégrée dans les échanges fragmentés. Font notamment partie de ces pays, ceux d’Europe centrale qui ont fondé leur stratégie de développement sur la fragmentation de la production, notamment à une échelle européenne en servant de base de production à l’industrie allemande, en particulier dans le secteur automobile. Les pays du Sud de l’Europe (le Portugal et la Grèce notamment) quant à eux, sont moins intégrés que la moyenne dans les CVM et sont donc moins exposés aux risques.
L’Allemagne et la France sont les deux pays de l’UE qui effectuent en valeur totale le plus d’échanges de biens intermédiaires à l’international. A l’instar des autres pays de l’UE, les deux nations sont essentiellement positionnées en milieu de chaîne, de sorte qu’elles sont exposées à la fois à des chocs d’offre et de demande. Toutefois, une analyse sectorielle plus fine du secteur manufacturier permet de mettre en lumières des différences importantes dans la nature de la fragmentation et donc des risques encourus : ainsi le secteur de la métallurgie est très exposé aux deux types de chocs alors que le secteur automobile est très exposé à des chocs d’offre. L’Allemagne est également le pays de l’UE le plus exposé dans ses approvisionnements en produits intermédiaires à l’égard des États qui ne sont pas des États de droit, et notamment à l’égard de la Chine. Environ 15 % de ses approvisionnements en produits intermédiaires provient de non-États de droit, et cette part passe à 30 % pour les produits électroniques.
En définitive, l’Allemagne qui est la grande puissance industrielle et commerciale en Europe, est également le pays européen le plus actif dans les échanges européens et extra-européens de produits intermédiaires et par voie de conséquence celui qui a l’exposition aux risques dans les CVM la plus importante.
Références bibliographiques et Webographie
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Minc A., 1999, La mondialisation heureuse, Pocket.
Ministry of Foreign Affairs of the people’s Republic of China (2023a), US Hegemony and Its Perils (mfa.gov.cn), consulté en février 2023.
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Rugraff E. (2004), « L’intégration économique entre l’Allemagne et les pays d’Europe centrale », Revue d’Allemagne, Vol. 36(3), 275-298.
Rugraff E. (2022), « Vers un changement de paradigme dans la conception par l’UE de ses relations économiques avec les pays tiers ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Economiques en Europe, Vol. 46, Eté 2022 : Spécial « 50 ans du BETA », 89-98.
Taleb N.N. (2007), The black swan : the impact of the highly improbable, Le cygne noir (Trad. 2008), Les Belles Lettres, Paris.
UNCTAD (1993), World Investment Report : Transnational corporations and integrated international production, United Nations, New York and Geneva.
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World Integrated Trade Solutions (WITS) database, World Integrated Trade Solution (WITS), consulté en février 2023.
World Justice Project, World Justice Project, consulté en février 2023.
Yellen L., 2022, Special address by US Treasury Secretary Janet L. Yellen - Atlantic Council5, consulté en janvier 2023.
[1] Voir le rapport fondateur de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) de 1993 (UNCTAD, 1993).
[2] Les niveaux de fragmentation organisée par des grandes multinationales sont incroyablement élevés dans certaines chaînes : General Motors a plus de 18 000 sous-traitants, Airbus 12 000, Apple 7 400 et Nestlé 5000 (McKinsey, 2020).
[3] De l’après deuxième guerre mondiale aux années 1980.
[4] A moins d’adhérer à des thèses, par exemple de type marxiste, sur l’effondrement irrémédiable du capitalisme.
[5] Le document décrit les abus d’hégémonie exercés par les États-Unis dans les domaines politique, militaire, économique, technologique et culturel. Il considère qu’« au nom de la promotion de la démocratie et des droits humains, les États-Unis ont amené chaos et désastre dans de nombreux pays ».
[6] Même si en même temps l’UE a accepté en juin 2021 la création du Conseil du commerce et de la technologie entre les États-Unis et l’UE (US-EU Trade and Technology Council) avec l’objectif d’établir des standards technologiques communs ainsi que des listes de produits dont il faudra contrôler les exportations vers les « pays problématiques » comme la Chine. Le Conseil s’appuie sur des groupes de travail bilatéraux, dont un groupe de travail ayant pour thème « Secure supply chains ».
[7] L’agence européenne du médicament estime que 80 % des ingrédients pharmaceutiques actifs sont fabriqués hors de l’UE, essentiellement en Chine (Availability of medicines.
[8] Il suffit pour s’en convaincre de se référer à l’évolution du coût du fret maritime : le taux composite de fret pour un conteneur de 40 pieds était de 700 USD le 7 mars 2016, 1500 USD en 2020 et a atteint un maximum de 10 377 USD le 23 octobre 2021 avant de repasser 2135 USD le 26 janvier 2023 (Drewry supply chain advisors, 2023).
[9] Le raisonnement est également valable au niveau d’un secteur ou même d’une entreprise.
[10] Historiquement, les secteurs des ressources naturelles, de biens capitaux et des biens de consommation durables ont été dominés par des producteurs, tandis que les CVM concernant les produits non durables (vêtements, alimentation) ont été dominés par les vendeurs (détaillants et grande distribution).
[11] En 2021, le secteur « chimie et produits chimiques » représentait 38 % du commerce international irlandais de type CVM.
[12] Le rule of law index 2022 classe 140 pays sur la base de huit indicateurs (World Justice Project, 2023). Les pays obtiennent une note comprise entre 0 et 1. Le Danemark obtient avec 0,9 la note la plus élevée et le Venezuela la note la plus faible (0,26). Tracer une ligne à partir de laquelle un Etat ne fait plus partie des États de droit est toujours un exercice arbitraire. Nous avons tracé cette ligne à 0,5. De la sorte 73 pays sont classés dans la catégorie des États de droit, le dernier pays de ce classement étant la Hongrie. Dans ce classement la Chine (95ème), la Russie (107ème), mais également des grands pays comme l’Inde, le Mexique, le Brésil ou Turquie tombent dans la catégorie des non-États de droit.
[13] Voir la note de bas de page précédente.
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