L’indépendance de la BCE à l’épreuve des politiques monétaires non conventionnelles
Marine Charlotte André, Banco de México, Dirección General de Investigación Económica.
Cet article a pour objectif de comparer brièvement les politiques monétaires mises en place par la Banque du Japon, la Fed et la Banque centrale européenne (BCE) lors de la dernière crise afin d’identifier la raison pour laquelle la BCE reste plus longtemps dans la zone problématique autour de la borne inférieure zéro (zero lower bound).
Mots-clefs : Banque centrale européenne (BCE), Banque du Japon, indépendance de la banque centrale, politique d’assouplissement quantitatif (QE, Quantitative easing), politique monétaire indépendante, politique monétaire non conventionnelle, Réserve fédérale des États-Unis (FED), transparence et communication des politiques.
Citer cet article
Marine Charlotte André « L’indépendance de la BCE à l’épreuve des politiques monétaires non conventionnelles », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 39, 57 - 60, Hiver 2018.
Il y a un consensus en faveur de l’indépendance de la banque centrale dès les années 1990. Depuis, la question reste peu débattue jusqu’aux récentes crises financières et économiques. La gravité de ces crises remet en question la structure institutionnelle d’une banque centrale moderne et sa capacité à minimiser les pertes sociales suite à un choc affectant l’économie, qui touche à la production, ou aux prix des actifs financiers par exemple.
Les bienfaits de l’indépendance de la banque centrale
L’indépendance des banques centrales peut en effet être décomposée en deux éléments : l’indépendance d’objectif et l’indépendance d’instrument (Debelle et Fischer, 1994).
La garantie d’indépendance à l’égard des objectifs est donnée par une banque centrale qui s’affranchit de toute pression politique lorsqu’elle définit ses objectifs et ses préférences de stabilisation (inflation, écart de production, taux de change…).
L’indépendance de l’instrument peut être observée par la manière dont la banque centrale ajuste librement ses instruments de politique monétaire (taux d’intérêt, réserves en or et/ou en devises, opérations sur le marché de change…) pour atteindre ses objectifs. Les politiques monétaires non conventionnelles mises en place par la BCE à partir de 2012 ont amené les économistes à questionner les arrangements institutionnels qui étaient jusqu’alors immuables [1].
Il est largement reconnu que les banquiers centraux devraient être indépendants du gouvernement pour se protéger des pressions politiques afin de rester concentrés sur l’objectif du maintien de la stabilité des prix. Comme le souligne Laurence H. Meyer, membre du Conseil des gouverneurs de la Fed, dans un discours en 2000, l’objectif d’indépendance de la banque centrale est « de protéger la banque centrale des pressions politiques à court terme et souvent myopes, [car] liées au cycle électoral ». Par exemple, lorsque la banque centrale dépend du gouvernement, cela se traduit généralement par une inflation plus élevée avant la période électorale suivie d’une restriction monétaire après les élections.
Lorsque les tâches sont de nature technique et que le contrôle de la qualité et de l’efficacité de la politique monétaire est complexe, la délégation du pouvoir décisionnel à des bureaucrates non élus se préoccupant davantage de leur carrière que de l’opinion générale est ainsi particulièrement bénéfique pour l’économie car cela va permettre de réduire notamment la volatilité de l’inflation (Alesina et Stella 2011). La volatilité de l’inflation génère davantage d’incertitude concernant le prix des produits dans le futur et donc va avoir un impact sur la formation des anticipations d’inflation et de production des agents privés, que ce soient les entreprises ou les ménages.
Plus concrètement, l’indépendance par rapport aux objectifs peut être définie (Balls et al. 2018) par le fait de répondre à plusieurs conditions. Parmi celles-ci figurent notamment la durée du mandat du gouverneur et du Comité monétaire (Board) qui doit être supérieure à cinq ans, le fait que le gouverneur et/ou les membres du Comité ne soient pas nommés par le gouvernement, qu’il n’est pas nécessaire que le gouvernement approuve la définition de la politique monétaire, etc...
La littérature sur l’indépendance des banques centrales a élaboré des indices rendant compte du niveau de l’indépendance des objectifs des BC évoluant dans le temps (Grilli et al. 1991 (GMT), Cukierman et al. 1992 (CWN), Romelli 2018 (ECBI)). L’indice GMT donne une classification pour 18 économies avancées à la fin des années 1980 et est une somme de 15 critères qui doivent être remplis par la BC pour être qualifiée d’indépendante. L’indice du CWN adopte une approche plus large de 68 pays entre 1950-1989 et est une somme de 16 critères incluant différents niveaux d’indépendance de jure. Le GMT et le CWN ont neuf caractéristiques communes. L’indice ECBI comprend les caractéristiques des indices GMT et CWN et permet une approche plus dynamique de 1972 à 2014, le rendant le plus complet à ce jour.
Une littérature croissante montre un écart important entre les indépendances de jure et de facto de la banque centrale (de Haan et al. 2018, Issing 2018). La comparaison historique des différents indices portant sur le degré d’indépendance de la banque centrale montre que l’écart s’est accru après la dernière crise financière globale. L’examen de l’indépendance de facto conduit nécessairement à s’interroger sur la perte d’indépendance de la banque centrale par rapport à son statut.
La remise en question de l’indépendance des banques centrales par les politiques monétaires non conventionnelles
Comme le souligne Friedman (1962), l’indépendance de la banque centrale a un effet d’autant plus vertueux pour l’économie nationale lorsque la politique monétaire suit une règle immuable dans le temps plutôt que de suivre une politique monétaire discrétionnaire qui sera redéfinie à chaque période. La Fed a un pouvoir discrétionnaire relativement important et son mandat manque d’une interprétation claire de sa préférence pour stabiliser l’inflation ou la production. Ainsi, la Fed peut voir sa politique monétaire dépendre des caractéristiques personnelles des banquiers centraux et de leurs sensibilités politiques. Cela pourrait donc mener à des erreurs sérieuses de politique.
Au-delà de ces périls soulignés depuis longtemps dans la littérature, lors de la crise financière globale de 2008-09, les politiques monétaires non conventionnelles ont rebattu les cartes. En effet, les trois principales banques centrales (Banque du Japon, Fed et BCE) ont procédé à un important « quantitative easing » (QE) ou assouplissement quantitatif qui consiste en l’extension du bilan financier de la banque centrale à travers les achats massifs d’actifs publics. Cette extension a été d’un facteur de 5 pour la Banque du Japon et la Fed, et un facteur de 3 seulement pour la BCE (Orphanides 2018).
Cependant, les opérations pour étendre les bilans des banques centrales ont été largement critiquées en raison de leurs impacts sur la politique budgétaire. En effet, la politique budgétaire est habituellement du ressort des institutions élues démocratiquement et la banque centrale qui est indépendante est censée uniquement gérer la politique monétaire.
L’expérience de la Fed s’est avérée concluante puisque dès 2015, la Fed a pu augmenter ses taux d’intérêt et sortir graduellement de la politique d’assouplissement monétaire.
Cependant, l’expérience de la BCE fut moins heureuse. La BCE a tout d’abord réagi plus timidement lors de son assouplissement quantitatif de 2008 puis en 2012 a rétropédalé alors que la zone euro connaissait la double crise bancaire et de la dette souveraine. Ainsi entre 2012 et 2014, la BCE a mené une politique restrictive en réduisant son bilan. En juin 2014, la politique d’assouplissement a de nouveau été mise en place avec l’application d’un taux d’intérêt négatif à la facilité de dépôt et avec le lancement des opérations « ciblées » de refinancement à long terme (targeted long term refinancing operations – TLTRO). Mais cette politique trop timide a eu pour effet de désancrer les anticipations d’inflation, ce qui a contribué à maintenir un taux d’inflation trop bas jusqu’en mai 2018.
Quant à la Banque du Japon, il est bon de rappeler que 2008 ne marque pas le début de la rencontre avec l’assouplissement quantitatif et la borne inférieure zéro sur le taux d’intérêt nominal pour le Japon. En effet, des taux d’intérêt de court terme au Japon sont restés proches de zéro déjà avant la grande crise financière. Deux épisodes d’assouplissement quantitatif peuvent être distingués. Un premier avec une expansion modeste du bilan de 2001 à 2006 puis une deuxième période plus décisive, à partir de 2013 et qui est toujours en cours en 2018. C’est ce deuxième épisode qui est marqué clairement par une perte de l’indépendance de la Banque centrale japonaise vis-à-vis du gouvernement. Comprendre les différences entre ces deux épisodes permet également de mieux comprendre les challenges auxquels font face la BCE et la Fed.
Le cas de la Banque du Japon : un exemple à suivre finalement ?
Le deuxième épisode d’assouplissement quantitatif au Japon a été accompagné par un assouplissement qualitatif et également d’une politique de contrôle sur la courbe des taux d’intérêt par un guidage des taux d’intérêt de long terme à travers la politique dite des indications prospectives (« forward guidance »).
La réduction des rendements des obligations souveraines de long-terme a eu un effet sur la politique monétaire mais également sur la politique budgétaire. En effet, cela a permis de créer davantage de marges de manœuvre budgétaire pour le gouvernement à travers la réduction du coût de refinancement de la dette publique. Ainsi l’assouplissement quantitatif permet de réduire l’effet boule de neige, dû à une différence positive entre le taux d’intérêt sur la dette et le taux de croissance du PIB, en augmentant le taux de croissance du PIB et en réduisant les coûts de refinancement de la dette.
Mais cela a de fait un impact réel sur le degré d’indépendance de la banque centrale puisque cette dernière aide le gouvernement à réduire sa dette. La question se pose dès lors quant à la priorité donnée à l’amélioration de la situation économique ou au maintien de l’indépendance de la banque centrale quoiqu’il arrive.
Fischer (1995) reconnaît déjà les limites d’une banque centrale trop indépendante en avançant que même les modèles analytiques basiques portant sur les banques centrales soulignent le fait que le banquier central peut être trop enclin à stabiliser l’inflation au détriment de la stabilisation de la production. En effet, il y a des bénéfices potentiels relativement importants provenant de la coordination entre politique monétaire et politique budgétaire, ce qui est révélé par l’expérience japonaise (Orphanides 2018). Il est dommageable qu’une telle coordination passe au second plan lorsque la banque centrale est indépendante.
Ainsi l’expérience de la Banque du Japon nous donne des enseignements précieux pour la BCE.
Similarités entre la Banque du Japon et la BCE
En effet, la loi de 1998 sur la Banque du Japon, qui a transformé cette dernière en une banque centrale indépendante dotée d’un mandat de stabilité des prix, est certes un pas en avant mais comporte des faiblesses qui ont entravé la politique au tournant du siècle. La loi est entrée en vigueur en 1998, au moment où la borne inférieure zéro est atteinte au Japon.
Cependant, la définition légale de la stabilité des prix manque de clarté, le tout associé à une réticence pour étendre le bilan de la banque centrale et donc à engager une politique d’assouplissement quantitatif.
Une réorientation spectaculaire de la politique monétaire a eu lieu en 2013, à la suite d’une déclaration conjointe du gouvernement et de la Banque du Japon qui a clarifié la définition de la stabilité des prix comme étant une cible de 2 % pour l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation. La politique d’assouplissement quantitatif et qualitatif extensif qui a débuté en 2013 a permis de relancer progressivement et de manière décisive l’économie tout en laissant une marge de manœuvre budgétaire au gouvernement, et en améliorant la dynamique de la dette souveraine du Japon.
A l’instar de la Banque du Japon, la BCE a commencé à fonctionner en 1998 en tant que banque centrale indépendante avec un mandat de stabilité des prix dépourvu de définition précise. Il est intéressant de noter qu’en 2003, la BCE a adopté une « clarification » interprétant la stabilité des prix comme une inflation « inférieure mais proche de 2 % », citant le risque d’atteindre la borne inférieure zéro comme une des justifications de l’adjectif « proche ».
Pourtant, face au problème soulevé par la borne inférieure zéro et aux critiques potentielles sur les politiques d’assouplissement quantitatif, la BCE a renoncé à l’expansion massive du bilan nécessaire au maintien d’une inflation « proche de 2 % », ce qui a conduit l’inflation à un niveau trop faible. L’expérience de la Banque du Japon donne à penser que la zone euro gagnerait à ce que la BCE adopte une définition plus précise de la stabilité des prix, par exemple un objectif d’inflation de 2 % avec une marge d’erreur symétrique.
L’indépendance de la banque centrale ne peut rien sans une communication rigoureuse et transparente
Bien qu’une banque centrale indépendante dotée d’un mandat en matière de stabilité des prix constitue un dispositif institutionnel raisonnable pour la politique monétaire, il convient d’être prudent dans sa conception. L’indépendance assortie d’un large pouvoir discrétionnaire et d’un mandat dépourvu d’interprétation opérationnelle claire peut s’avérer contre-productive, surtout en période de crise, soit au moment où la coordination des politiques monétaire et budgétaire est cruciale.
L’indépendance se doit de protéger la politique monétaire de toute ingérence politique à court terme. Elle devrait également permettre à ce que la politique monétaire ne dépende pas fortement de personnalités et de sensibilités politiques. Le pouvoir discrétionnaire ne doit pas permettre à une banque centrale indépendante d’échapper à ses responsabilités en matière de croissance économique en période difficile. En l’occurrence, des objectifs clairs et transparents et leur bonne communication favorisent la responsabilisation et la légitimité démocratique de la banque centrale.
Références bibliographiques :
Alesina, A. & Stella, A. (2011). “The Politics of Monetary Policy”, In Handbook of Monetary Economics edited by Benjamin M. Friedman, and Michael Woodford, 1001-1054.
Balls, E., Howat, J., & Stansbury, A. (2018). “Central Bank Independence Revisited : After the financial crisis, what should a model central bank look like ?” Harvard Kennedy School, M-RCBG Associate Working Paper No. 87.
Debelle, G., & Stanley F. (1994). “How Independent Should a Central Bank Be ?” In Jeffrey C. Fuhrer (Ed), Goals, Guidelines, and Constraints Facing Monetary Policymakers, Federal Reserve Bank of Boston Conference Series no.38, North Falmouth, Massachusetts, 195–221.
de Haan, J., Bodea, C., Hicks, R., & Eijffinger, S.C. (2018). “Central bank independence before and after the crisis”. Comparative Economic Studies, 1-20.
Fischer, S. (1995). “Central-Bank Independence Revisited”. AEA Papers and Proceedings, 85(2), 201–206.
Friedman, M. (1962). “Should There Be an Independent Monetary Authority ?” In Leland B. Yeager (Ed.), In Search of a Monetary Constitution, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts.
Issing, O. (2018). “The uncertain future of central bank independence”. Hawks and Doves : Deeds and Words, 25.
Orphanides, A. (2018). “The Boundaries of Central Bank Independence : Lessons from Unconventional Times”. IMES Discussion Paper Series 18-E-10, Institute for Monetary and Economic Studies, Bank of Japan.
[1] Les politiques monétaires non conventionnelles sont classifiées en deux grands types. On parle d’assouplissement qualitatif lorsque les banques centrales élargissent leurs conditions d’intervention, tout en restant dans le même cadre opérationnel. Les banques centrales prêtent à un plus grand nombre de banques commerciales, à plus long terme, en devises, elles acceptent de nouvelles catégories de garanties. Si l’impact n’est pas encore suffisant sur l’économie, elles s’adaptent et procèdent à un « assouplissement quantitatif » ou quantitative easing. Les banques centrales achètent alors massivement des titres sur les marchés financiers.
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