La gestion européenne de la crise
Gilbert Koenig, Université de Strasbourg (BETA)
La gestion européenne de la crise monétaire et financière et de sa diffusion sur la croissance et l’emploi révèle les forces et les faiblesses de l’organisation institutionnelle européenne. La Banque centrale a joué son rôle de prêteur en dernier ressort et l’euro a probablement évité à certains pays européens de subir des perturbations de changes. Mais, en l’absence d’un pouvoir politique européen, la réaction de l’Union européenne à la diffusion de la crise monétaire et financière a été élaborée d’une façon assez pragmatique. Elle s’est limitée à des mesures destinées à encadrer les plans de sauvetage bancaires élaborés par les États. Quant au programme établi par la Commission pour faire face à la récession économique, il confie l’essentiel de la relance aux États. La gestion des crises reste donc essentiellement nationale. Elle ne semble être coordonnée que par les dispositions européennes restrictives, assouplies temporairement, concernant les déficits budgétaires et l’exercice de la concurrence.
Mots-clefs : crise bancaire, crise économique, crise financière, crise financière globale, gestion des crises économiques et financières, l’Europe face à la crise, résolution des crises bancaires.
Citer cet article
Gilbert Koenig « La gestion européenne de la crise », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 19, 14 - 21, Hiver 2008.
Les événements de ces derniers mois ont permis de prendre conscience de l’interdépendance des marchés nationaux et internationaux. En effet, ils ont montré comment une crise qui s’est développée dans le secteur immobilier américain s’est diffusée sur le marché monétaire du pays, puis sur son marché financier et enfin sur les marchés des biens et du travail. De plus comme les marchés financiers sont très intégrés sur le plan international, la crise financière américaine s’est largement diffusée dans le monde. Cette diffusion est d’abord sous-estimée en Europe, comme le révèlent différentes affirmations apaisantes sur la solidité des systèmes bancaires européens. Or, les bilans des banques européennes déjà touchés par la crise des subprimes sont fragilisés par la défaillance d’établissement américains importants, comme Lehman Brothers et AIG [1]. Du fait de cette interdépendance financière, des difficultés commencent à se manifester dans le système bancaire européen. Elles se traduisent par la défaillance d’un certain nombre de banques et de groupes financiers, comme le groupe belgo-néerlandais Fortis , la banque franco-belge Dexia et les banques anglaises Northern Rock, HBOS et Bradford and Bingley. De plus, les liquidités disponibles sur les marchés inter-bancaires se tarissent, car les banques refusent de se prêter des ressources par crainte de la faillite des emprunteurs dont les bilans comportent trop d’actifs toxiques. Ces difficultés suscitent d’abord des réactions publiques nationales dispersées. Puis, l’ampleur de la diffusion de la crise bancaire et financière en Europe incite les responsables européens à envisager des actions coordonnées. Mais en l’absence d’un pouvoir politique européen et devant des circonstances exceptionnelles, on est amené à agir d’une façon pragmatique. Il a donc fallu d’abord sélectionner un organisme suffisamment représentatif susceptible de proposer, au nom de l’Europe, un plan crédible pour les opérateurs des marchés et acceptable par les pays européens. Il convenait ensuite de décider si ce plan devait définir les mesures communes applicables par tous ou s’il ne devait constituer qu’un cadre général laissant à chaque pays le soin de prendre des mesures spécifiques. Enfin, il fallait s’assurer que les principes généraux défendus par la BCE et la Commission européenne permettent la mise en place des mesures exceptionnelles destinées à éviter une crise bancaire et financière. Après avoir ainsi élaboré un plan de sauvetage bancaire, la Commission européenne s’est efforcée de concevoir des mesures destinées à atténuer les conséquences négatives de la crise sur le niveau d’activité économique.
1. A la recherche d’une institution susceptible de parler de façon crédible au nom de l’Europe
Dans un pays, comme les États-Unis, la gestion d’une crise monétaire et financière est assurée par la banque centrale et par la direction du Trésor au nom du gouvernement. L’Union européenne possède une banque centrale, mais ne dispose pas d’un gouvernement. De ce fait les responsabilités de la gestion d’une telle crise sont plus diffuses. En effet, faute d’un gouvernement européen, certaines décisions qui relèveraient d’un tel pouvoir peuvent être prises par la Commission européenne et par différents conseils (ECOFIN, Eurogroupe, Conseil européen, Conseil de l’Union Européenne).
Devant ce flou de responsabilités, plusieurs réunions se sont succédées au début du mois d’octobre 2008 en pleine déroute boursière : mini-sommet des chefs d’État et de gouvernement des 4 pays européens membres du G7, réunion des ministres des finances des 27 pays de l’Union européenne, réunion du Conseil ECOFIN. Dans ces réunions on a admis la nécessité d’améliorer la solidité et la stabilité du système bancaire et d’éviter la panique des déposants. Elles se sont contentées d’affirmer un certain nombre de principes généraux, comme la nécessité de respecter l’intérêt des contribuables en cas d’interventions publiques et de limiter celles-ci dans le temps. Mais l’idée d’un fonds paneuropéen destiné à financer le sauvetage des banques est rejetée. Ces positions vagues qui ne traduisent pas une volonté forte des pays européens de coordonner leurs actions n’ont pas convaincu les opérateurs sur les marchés financiers dont les cours se sont effondrés à nouveau.
Après cette période de tâtonnement, les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro se sont réunis d’urgence le 12 octobre pour affirmer la nécessité d’une solution européenne à la crise et pour définir un plan d’actions communes. Ce plan reprend les propositions du premier ministre anglais invité à la réunion du 12 octobre. Il est avalisé le 15 octobre par le sommet européen de Bruxelles. Les mesures ainsi annoncées couplées aux principes définis par le G7 réuni à Washington le 10 octobre semblent avoir convaincu, au moins temporairement, les opérateurs monétaires et financiers. En effet, les marchés monétaires amorcent une détente et les places boursières réagissent favorablement le lendemain de l’annonce de ces mesures, ce qui se traduit par exemple sur la place de Paris par une hausse de 11% de l’indice boursier.
On peut noter que ce plan n’est pas présenté par une institution officielle, comme le conseil ECOFIN ou le Conseil Européen, ou par un organisme officieux, comme l’euro-groupe, mais par des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro. Il est probable que des considérations d’urgence et d’efficacité ont conduit à limiter les discussions aux pays de la zone euro. Mais on peut également voir dans ce choix l’idée de constituer un noyau dur susceptible de jouer un rôle moteur au sein de l’Europe. Cette hypothèse semble confortée par le choix d’une procédure qui n’est pas prévue par les textes européens, mais qui pourrait marquer une évolution vers un pouvoir politique dans la zone euro. Une telle évolution est cependant très critiquée par certains responsables européens. C’est ainsi que le président de l’eurogroupe s’oppose fermement à une institutionnalisation de cet organisme au niveau des chefs d’État et de gouvernement et que le ministre néerlandais des finances prophétise un refus européen d’une telle évolution.
2. Le plan-cadre européen et les réformes envisagées
La réunion des chefs d’État et de gouvernement est marquée par un revirement de la position allemande favorable aux solutions nationales de la crise lors de la réunion des pays européens membres du G7. Ce plan comporte trois volets :
- des garanties de prêts inter-bancaires fournies par les États pour restaurer la confiance entre les banques, -des injections de liquidités dans les circuits bancaires par la BCE pour compenser l’assèchement des marchés inter-bancaires,
- la recapitalisation des banques en difficulté par les États dans le respect des intérêts des contribuables. Il s’agit d’éviter les faillites ou de renforcer les fonds propres des banques pour assurer une meilleure
solvabilité.
À ces mesures de sauvetage des banques s’ajoutent les garanties de dépôts portées par la Commission européenne de 20 000 à 50 000 euros par déposant avec un remboursement dans les trois jours.
Ces mesures constituent un progrès en matière de coopération européenne. Mais cette avancée est encore faible, car ce plan ne fixe qu’un cadre général pour des actions qui se limitent à des objectifs nationaux. Or, dans un ensemble économique où les marchés sont très interconnectés, certaines mesures de garanties prises dans un pays peuvent avoir des effets non désirés sur d’autres pays et peuvent ainsi diminuer l’efficacité du plan pour l’ensemble de l’Europe. C’est ainsi qu’en décidant une garantie totale des dépôts, comme l’ont fait l’Autriche, l’Irlande, la Slovénie et la Slovaquie, on risque de fausser la concurrence bancaire et financière au détriment des pays qui n’accordent qu’une garantie limitée. Un raisonnement analogue peut être tenu pour les garanties des prêts interbancaires dont l’importance et les modalités varient selon les pays. De plus l’importance des engagements de certains États envers leurs banques risque de mettre ces États en difficulté, ce qui peut avoir des effets négatifs pour l’ensemble de l’union. C’est ainsi que la France qui prévoit dans l’immédiat une enveloppe de 40 milliards d’euros pour aider les banques à se recapitaliser s’engage par ailleurs à n’abandonner aucune banque en difficulté, ce qui peut représenter une charge allant jusqu’à 3,5 % du PIB français [2].
En fait, le plan européen ne propose pas une véritable doctrine qui aurait permis d’affirmer une unité d’actions communes devant la crise actuelle et d’améliorer la réactivité des Européens face aux crises futures. Il définit un cadre général pour des plans nationaux qui mobilisent des instruments différents et qui se fondent sur des philosophies parfois assez disparates. C’est ainsi que des divergences se manifestent dans les plans sur la nature et le degré d’engagement de l’État et l’importance du contrôle de l’activité bancaire. L’Allemagne et l’Italie, par exemple, refusent d’entrer directement dans le capital des banques, alors que la Grande-Bretagne décide de nationaliser, au moins partiellement, ses plus grandes banques en difficulté. Lorsque le sauvetage se limite à des aides publiques, leur utilisation est contrôlée d’une façon plus ou moins stricte. C’est ainsi qu’en Allemagne, l’État soumet ses aides à des conditions restrictives, comme le droit de regard sur la politique de dividendes et sur la rémunération des dirigeants [3]. En France, les aides sont assorties d’obligations de distribuer des crédits. Mais le non-respect de ces obligations ne comporte pas de sanctions. L’État se contente de soumettre les banques à une sorte de contrat moral dont la rupture est portée à la connaissance de l’opinion publique [4].
Après avoir avalisé ce plan, le conseil des 27 a précisé les réformes les plus urgentes qu’il veut mener pour renforcer le système monétaire et financier européen. Il préconise une réforme des normes comptables, une coordination des superviseurs financiers nationaux, la surveillance des agences de notation et un contrôle des rémunérations et des parachutes dorés des hauts responsables d’entreprises. Certaines de ces réformes seront menées au niveau européen. C’est le cas de celle relative aux normes comptables pour laquelle la Commission a déjà fait des recommandations adoptées par le parlement européen [5]. De même, le contrôle des agences de notation a fait l’objet d’un projet de règlement élaboré par la Commission européenne en novembre 2008 [6]. D’autres réformes sont confiées à l’initiative des pays. C’est le cas des rémunérations des responsables dont le montant et les modalités incitent à prendre des risques importants sans par ailleurs à en assumer les conséquences parfois désastreuses pour la collectivité. C’est ainsi que l’Allemagne débat d’un plafond de rémunérations annuelles à 500 000 euros pour les dirigeants des banques faisant appel à l’aide publique, alors que la France a pris des mesures pour limiter ce plafond à 1 million d’euros pour tous les dirigeants d’entreprises. Or dans ce domaine, il faudrait des mesures européennes pour réduire le risque que les pays appliquant les mesures les moins contraignantes attire des managers compétents des pays plus sévères. De plus certaines réformes devraient être plus profondes. C’est ainsi qu’on ne peut pas se contenter de coordonner les superviseurs de chaque pays dont chacun applique sa propre réglementation, mais il convient plutôt d’installer un organisme de supervision européen qui mettrait fin à une balkanisation en 27 superviseurs [7]. Cette mesure réclamée par les Belges lors du Conseil européen du 15 octobre a été refusé Enfin, d’autres réformes s’imposent probablement comme celles relatives aux paradis fiscaux européens et aux relations entre les banques européennes et ces paradis.
3. Les positions de la BCE et de la commission européenne face au plan européen et à son application
La Banque centrale européenne a joué son rôle normal de prêteur en dernier ressort en injectant dans les circuits bancaires des centaines de milliards d’euros afin de compenser les effets du blocage des marchés inter-bancaires. Elle a également adapté ses modalités d’intervention aux circonstances, en proposant ses ressources aux banques à un taux fixes, au lieu de les livrer à un taux variables aux plus offrants, et en élargissant la gamme des actifs qu’elle accepte en contrepartie de ses prêts. Son président a été associé à toutes les réunions qui ont eu lieu pour traiter les problèmes engendrés par la crise monétaire et financière. Mais ses positions, dans ces réunions, sont restées assez discrètes. Cette discrétion est probablement due au sentiment de devoir effectuer certaines concessions par rapport aux principes défendus précédemment avec acharnement. C’est ainsi qu’après avoir soutenu pendant des mois la nécessité d’une rigueur monétaire pour éviter la spirale prix-salaires et après avoir resserré les conditions du crédit en juillet 2008, la BCE décide en octobre de réduire son taux principal d’intervention d’un demi point. Ce revirement est d’autant plus remarquable qu’il s’est réalisé en dehors des conseils de politique monétaire tenus tous les mois. Puis la BCE s’est jointe aux principales banques centrales mondiales pour décider en octobre une seconde baisse de son taux d’intervention à 3,75% avant de prendre l’initiative d’une troisième réduction en novembre à 3,25%. Une nouvelle baisse, décidée le 4 décembre, amène le taux d’intérêt à 2,5%. Au cours de cette période, la BCE a fait peu de commentaires sur la dépréciation de l’euro par rapport au dollar de 20% en 3 mois, alors que jusque là elle semblait plutôt soutenir un euro fort [8].
Pour certains observateurs, ce changement de stratégie risque de mettre en cause la crédibilité de la BCE. Mais il semble plutôt que cette crédibilité aurait souffert si la BCE s’était entêtée à soutenir les dangers d’une inflation dans une période aussi perturbée, plutôt favorable à une déflation. En fait, cette réaction de la BCE rappelle simplement que si sa mission principale, est de maintenir la stabilité des prix, elle doit aussi, sans préjudice de cet objectif, apporter son soutien aux actions de l’union pour réaliser ses objectifs. On peut cependant s’étonner des réactions tardives de la BCE en matière de taux d’intérêt. En effet, cette institution a pris conscience de la diffusion de la crise monétaire en Europe dès le mois d’août 2007, puisqu’elle à fourni à cette date des liquidités exceptionnelles au système bancaire européen touché par la crise des subprimes. Mais elle ne semble pas avoir pris la mesure des risques de la diffusion de la crise monétaire sur les marchés financiers et sur la croissance économique de l’Europe.
Une seconde modification dans le comportement des dirigeants du système européen des banques centrales s’est traduite par des réactions assez discrètes par rapport au dérapage des déficits budgétaires et au financement des mesures mises en œuvre. En ce qui concerne les déficits excessifs, on semble vouloir les tolérer, au moins temporairement, en se référant aux circonstances exceptionnelles qui, selon la version de 2005 du pacte de stabilité, justifieraient un comportement bienveillant des autorités européennes. Quant à l’endettement important qui résultera de l’appel massif des États européens au marché de capitaux, il risque de dépasser dans certains pays les limites prescrites par les textes européens. Il risque même de devenir explosif si les défaillances bancaires nécessitaient la mobilisation des 1700 milliards d’euros que les États européens ont prévu comme aides et comme garanties. Mais les États font généralement un pari sur le futur, en espérant ne pas faire jouer une grande partie des garanties prévues.
Pour ce qui est de la Commission européenne dont le président a également été associé à toutes les décisions européennes, sa faible réactivité a été critiquée par les 27. Sa préoccupation principale semble avoir été de concilier les effets de la mise en œuvre du plan avec les principes de la concurrence. En effet, certaines opérations semblent avoir mis en cause ces principes. C’est ainsi que la banque anglaise hypothécaire HBO s’est vendue à Lloyds TSB pour former un groupe suffisamment important par rapport à la dimension du marché national pour constituer une entrave à la libre-concurrence. De plus certaines opérations se sont traduites par des interventions directes de l’État dans le capital des banques. C’est notamment le cas de Dexia dont la situation s’est détériorée à la suite de la faillite de Lehman Brothers et qui a été quasi nationalisé. Enfin, de nombreuses banques bénéficient d’aides publiques assez importantes. Ces situations ont obligé la direction européenne de la concurrence à réagir. Elle a du accepter certaines interventions publiques qu’elle considérait généralement comme des facteurs faussant la concurrence. C’est ainsi qu’elle a considéré que les participations directes de l’État ne faussaient pas la concurrence à condition qu’elles aient été réalisées au prix du marché et qu’elles soient temporaires. Pour les aides publiques, elle a posé un certain nombre de principes susceptibles de maintenir la concurrence entre les banques des pays différents. Il convient notamment que ces aides ne soient accordées que si elles constituent un remède à des perturbations graves de l’économie. Elles ne doivent pas favoriser les actionnaires au détriment des contribuables et elles ne doivent pas être limitées aux banques nationales, comme cela été le cas en Irlande. Le système de garantie doit donner lieu à une rémunération adéquate.
C’est au nom de ces principes que la Commissaire à la concurrence a bloqué l’application du plan français de soutien aux banques au début du mois de décembre. L’aval européen ne sera pas donné tant que les banques ne limiteront pas la croissance de leurs crédits et de la taille de leurs bilans, ce qui va à l’encontre des objectifs du gouvernement français. De plus, les banques bénéficiaires du soutien public ne devront pas verser de dividendes à leurs actionnaires.
4. Réaction européenne à la récession annoncée
La crise monétaire et financière va amplifier la détérioration de l’activité économique européenne déjà enclenchée avant son éclatement à la suite de la hausse du prix du pétrole et des matières premières. En effet, les entreprises et les ménages éprouveront de sérieuses difficultés pour financer leurs activités par des crédits bancaires. Un sondage effectué en novembre par la Banque de France auprès des banques révèle que, malgré les aides dont elles bénéficient, elles n’ont pas l’intention d’assouplir leurs conditions de crédit [9]. L’appel au marché financier risque également d’être difficile, même si une certaine stabilité est rétablie. En effet, les emprunts publics massifs que nécessite la réalisation des plans de soutien risquent d’augmenter les taux d’intérêt.
Mais, même si l’accès aux ressources financières était facilité, il est peu probable que les entreprises accroissent leurs investissements alors que leurs perspectives de débouchés sont faibles. En effet, la demande extérieure est en recul du fait de la récession des pays industrialisés et la demande intérieure risque d’être déprimée non seulement à cause des restrictions de crédits, notamment pour les achats immobiliers, mais aussi à cause d’un effet de richesse négatif provoqué par l’effondrement des marchés financiers et de la baisse des revenus résultant de la hausse du chômage. Dans une telle situation, on peut s’attendre, selon les prévisions du FMI, à une baisse du PIB européen de 0,5% en 2009. Les études les plus optimistes prévoient une lente reprise à partir de 2010.
Le 26 novembre, la Commission européenne a proposé « une stratégie européenne pour faire face au ralentissement économique et préserver la croissance et l’emploi ». Cette stratégie devrait mobiliser 200 milliards d’euros, soit 1,5% du PIB européen, ce qui représente un pourcentage nettement plus faible qu’aux États-Unis et en Grande Bretagne. Elle comporte des mesures à mettre en œuvre au niveau européen et une recommandation adressée aux pays européens pour adopter des plans de relance nationaux et pour les coordonner.
Au niveau européen, les mesures relèvent du budget communautaire (14,4 milliards d’euros) et de la Banque européenne d’investissement (15,6 milliards d’euros). Elles doivent bénéficier à différents secteurs, comme ceux de l’automobile, du haut débit et des infrastructures d’interconnexion énergétique. Ces dispositions sont complétées par un certain nombre d’assouplissement, comme la simplification des mesures d’attribution du fonds social européen et du fonds d’ajustement à la mondialisation.
Il incombe aux États de consacrer 170 milliards d’euros à leurs plans de relance dont la durée ne devra pas dépasser deux ans. Pour faciliter leurs mises en œuvre, la Commission admet un dépassement temporaire de la limite de 3% du déficit autorisé par le pacte de stabilité. Mais les États devront revenir à la norme à l’issue de la durée de leur plan de relance. Un assouplissement des règles de la concurrence est également prévu, notamment sous la forme d’un relèvement des possibilités d’aides accordés par les États à certains secteurs.
Avec ce programme, la Commission européenne n’a pas fait preuve de beaucoup d’audace. Deux catégories de facteurs peuvent expliquer ce manque d’ambition. En premier lieu, le faible budget européen et l’absence d’un système fiscal européen ne permettent pas l’élaboration d’une politique budgétaire européenne. De plus, le manque de solidarité entre les États n’a pas permis de constituer un fonds européen susceptible de financer des actions communes [10]. La Commission doit donc se contenter de définir quelques principes encadrant les politiques nationales dont certaines ont été définies avant le 26 novembre sans la moindre coordination entre elles.
En second lieu, certains membres de la Commission semblent éprouver des difficultés à faire des concessions sur des principes défendus âprement jusqu’ici, comme ceux relatifs à la discipline budgétaire et au rôle de l’État dans l’économie [11]. Du fait de ces réticences, la Commission limite la durée des plans nationaux sans abandonner la procédure pour déficits excessifs. Ces restrictions vont l’obliger à accorder de nouveaux délais si la reprise ne se manifeste pas en 2010, car on voit mal une application de sanctions à des États en difficulté.
La Commission s’oppose également à une baisse généralisée de la TVA. Or, une telle mesure aurait eu deux avantages. Elle pouvait être mise en œuvre et avoir des effets dans l’immédiat, à la différence des dispositions de nature structurelle. De plus, elle pouvait être considérée comme l’expression d’une véritable coordination des actions nationales qui n’aurait pas faussé la concurrence.
Les plans nationaux mis en œuvre jusqu’ici, comme le plan allemand, semblent assez modestes par rapport à l’importance de la récession prévue. De plus, ils comportent généralement des mesures structurelles dont les effets sur la croissance et l’emploi ne se feront sentir qu’à terme. Les dispositions de relance de la consommation susceptibles d’avoir des effets immédiats sont plus ou moins importantes, selon les pays. Alors que la Grande-Bretagne et l’Espagne ont fait les efforts relativement importants en faveur de la consommation, la France a choisi de favoriser plutôt l’investissement. Il est à craindre qu’une fois de plus, l’Europe se contente d’adopter un comportement de suiveur en attendant les retombées de la relance américaine qui est massive malgré des difficultés budgétaires importantes du pays.
5. Conclusion
La gestion européenne de la crise monétaire et financière et de sa diffusion sur la croissance et l’emploi révèle les forces et les faiblesses de l’organisation institutionnelle européenne.
Les points forts de cette organisation sont essentiellement ceux qui assurent l’intégration monétaire européenne. En effet, le Système des Banques centrales européennes est en mesure de réagir d’une façon cohérente, sous l’impulsion de la BCE, à des chocs qui bloquent l’alimentation en liquidités du système bancaire et qui mettent en cause la distribution du crédit. Il peut également influencer l’activité économique européenne par sa gestion de taux d’intérêt communs. Une plus grande réactivité aux chocs et aux changements conjoncturels serait cependant possible malgré la rigidité des statuts de la BCE. Quant à l’existence d’une monnaie européenne commune, elle permet de diffuser sur l’ensemble des pays européens les effets des variations des valeurs de l’euro, alors qu’en son absence, certains pays auraient probablement dû faire face à une dépréciation nettement plus importante que celle subie par l’euro. Il faut cependant noter qu’elle a également permis de masquer les dysfonctionnement de certaines économies comme ceux du marché immobilier espagnol, que les États auraient probablement évités, en l’absence de l’euro, par crainte d’une crise de change [12].
La principale faiblesse européenne dans cette crise réside dans l’absence d’un pouvoir politique. De ce fait, malgré des efforts importants de coordination, l’Europe présente l’image d’une construction disparate dont les composantes restent attachées à leur souveraineté budgétaire. Il aurait été souhaitable que cette crise permette aux Européens de prendre conscience de cette faiblesse et les incitent à faire évoluer l’Union européenne pour la rendre capable de faire face à des crises encore plus destructrices, comme celle de l’environnement annoncée pour le moyen terme.
Du fait que les effets de la crise monétaire et financière ont été considérés comme des circonstances exceptionnelles, leur traitement a justifié un assouplissement des positions des responsables européens et une accélération de certaines procédures. C’est ainsi qu’il a fallu interpréter moins strictement les dispositions sur la concurrence, les interventions publiques et les déficits budgétaires et atténuer la rigueur des autorités monétaires. On a pu également constaté que les mesures budgétaires prévues par les plans pouvaient être mises en œuvre aussi rapidement que des mesures monétaires si cela se révélait nécessaire. Cela va à l’encontre de l’un des arguments institutionnels souvent avancé par certains économistes pour considérer que les politiques budgétaires sont inefficaces ou moins efficace que la politique monétaire à cause de la lenteur de leurs réactions. On peut espérer que la récession et le chômage résultant de la crise financière soient également considérés comme des circonstances exceptionnelles et qu’ils justifient des mêmes assouplissements.
Les déclarations des responsables économiques dans le cadre des réunions internationales sont généralement interprétées à l’heure actuelle comme la reconnaissance de la fin du dogme de l’inefficacité économique, voire de la nuisance de l’État, largement répandue, notamment en Europe. Cette croyance est renforcée par les interventions de l’État prévues dans les différents plan de sauvetage et de soutien européens. Il est vrai que ce dogme a probablement perdu ses attraits dans l’opinion publique. Cela s’est manifesté par exemple par l’afflux massif des déposants chez la banque Northern Rock après sa nationalisation par la Grande Bretagne. Il sera probablement difficile aussi de convaincre les salariés européens des bienfaits du système privé de retraite par capitalisation après les effets catastrophiques de l’effondrement des marchés financiers pour les retraités des États-Unis et de certains pays européens [13]. De même, il sera difficile d’opposer l’efficacité du secteur privé à l’inefficacité du secteur public après la gestion financière catastrophique des banques privées et les stratégies déficientes des entreprises de l’industrie automobile.
Les réactions des gouvernements européens aux effets de la crise ne semblent cependant pas traduire un changement fondamental de leur opinion sur le rôle qu’il convient d’attribuer à l’État dans une économie. En effet, les plans européens ne constituent que des opérations temporaires de sauvetage n’impliquant, en dehors de quelques nationalisations transitoires, que des engagements faibles ou nuls des États dans les stratégies des banques et des obligations de résultats parfois soumises à de simples contrats moraux. De plus, tout en affirmant la nécessité d’une intervention publique pour éviter l’effondrement du système financier et en acceptant même des nationalisations bancaires, certains pays, comme la France, poursuivent leurs politiques de privatisation d’entreprises fournissant des services publics.
Il semble que l’on n’accepte les interventions publiques que dans les circonstances exceptionnelles comme celles conduisant à des crises, ce qui aboutit à faire supporter à la collectivité l’essentiel du coût économique et social de ces dysfonctionnements. Or de telles interventions devraient plutôt éviter le développement de telles crises, ce qui nécessite la reconnaissance du rôle de l’Etat dans le fonctionnement normal d’une économie de marchés. Il serait souhaitable que cette crise qui va probablement avoir des effets négatifs pendant plusieurs années fasse prendre conscience aux responsables politiques des dangers économiques et politiques que comporte la foi dans une économie de marchés conduite par une main invisible. Le caractère utopique de cette croyance est non seulement illustré par les faits, mais aussi démontré scientifiquement depuis longtemps par des économistes.
[1] En septembre 2008, les deux tiers des dérivés de crédit vendus par l’assureur américain AIG sauvé par les autorités publiques sont souscrits par les banques européennes, soit environ 300 milliards de dollars. L’exposition de ces banques à la faillite de Lehman Brothers est plus faible.
[2] Interview de A. Bénassy-Qéré dans Le Monde du 19/20
octobre 2008.
[3] Le salaire annuel du président de la Commerzbank est plafonné à 500 000 euros et la banque ne versera pas de dividende pendant 2 ans.
[4] Début novembre, le premier ministre français a menacé les banques d’une entrée de l’État dans leur capital, de changer éventuellement leurs dirigeants et de contrôler leur stratégie si, en tant que bénéficiaires des aides publiques, elles ne fournissaient pas assez de crédits à l’économie. Il a été désavoué par le président de la République.
[5] Les banques sont autorisées à comptabiliser à la fin de chaque trimestre leurs actifs toxiques dont la majorité n’est plus cotée sur un marché, non à la valeur du marché (fair value), mais selon les mêmes modalités que les actifs liés à leur activité bancaire normale. Cela permet aux banques de réduire l’impact de la dépréciation de ces actifs sur les résultats trimestriels et ainsi sur le cours de leurs titres.
[6] Les agences devront séparer strictement leurs activités de conseil et de notation et rendre public leur modèle de notation. Elles devront se faire enregistrer auprès du comité européen des régulateurs, puis elles seront soumises au contrôle des autorités de marché des pays où elles sont implantées. Des sanctions sont prévues en cas de manquement des agences à leurs obligations.
[7] Le Comité européen des régulateurs actuellement en place ne possède qu’un rôle consultatif.
[8] Voir G. Koenig, « Euro fort, dollar faible : faux problème ? », Bulletin de l’OPEE, n°18, p.4-8, été 2008.
[9] Selon ce sondage, toutes les entreprises subiront un durcissement des conditions d’emprunt de la part de plus des deux tiers des banques françaises au moins jusqu’à la fin de l’année. Un tel durcissement a déjà été enclenché de juin à septembre. Il touchera aussi bien les grandes entreprises que les PME.
[10] Le président de l’Eurogroupe a déclaré le 17 octobre qu’il n’est pas question d’envisager un programme de relance général de l’économie européenne, car cela ne manquerait pas d’induire une flambée de déficits publics. Ce point de vue est repris dans la réunion de l’Eurogroupe du 3 novembre 2008. Des projets d’intervention sectorielle, comme celui concernant l’industrie automobile et émis par la France et l’Italie ne semblent pas non plus emporté l’adhésion des responsables européens.
[11] Voir C. Chatignoux, « La Commission a fait le minimum depuis le début de la crise », Les Echos, 26-11-2008, p.10.
[12] Avec une hausse de 800 000 chômeurs en 1 an, l’Espagne est l’un des pays européens les plus touchés par la crise. Selon certaines prévisions, le nombre de chômeurs pourrait passer de 2,8 millions en décembre 2008 à 3,5 millions en 2009 et à 4 millions en 2010.
[13] Au pays Bas, les fonds de pension qui versent des retraites à des millions de Hollandais ont perdus environ 70 milliards d’euros en bourse au cours des 10 premiers mois de 2008. Cela nécessite des opérations de renflouement mais aussi une amputation de 500 millions d’euros des revenus des retraités.
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- Editorial — L’Europe face à la grande crise financière, Michel Dévoluy
- De la crise financière américaine à un modèle économique et social européen ?, Valérie Malnati
- La gestion allemande de la crise grecque, Eric Rugraff
- L’insoutenable légèreté de l’Union économique et monétaire, Valérie Malnati
- Pourquoi les nouveaux pays membres de l’Union Européenne sont-ils durement touchés par la crise financière ? , Eric Rugraff
- La crise : Keynes, oui mais tout Keynes, Michel Dévoluy
- De l’examen des réformes financières au plaidoyer pour une finance-casino, Michel Dévoluy
- « L’économie sociale de marché » rhénane est-elle en crise ?, Jacques Liouville
- La gestion de la crise financière – Enjeux et perspectives, Ismail Imad, Francis Kern
- La mort sur gage ou l’amorce du partage, Gilles Lambert
- Les « hélicoptères » des banques centrales, Meixing Dai
- Les politiques ont-ils réellement tiré les leçons de la crise de 1929 ?, Claude Diebolt, Antoine Parent, Jamel Trabelsi
- L’aide publique au développement de l’Union européenne dans un contexte de crise, Claire Mainguy
- Les taux d’intérêt nominaux négatifs sont-ils efficaces pour relancer la croissance des crédits et de l’économie ?, Meixing Dai, Fanny Loux
- Soutenabilité de la dette publique durant une récession : faisabilité économique et volonté politique, Giuseppe Diana, Stefano Sturaro
- Quel instrument budgétaire pour la zone euro ?, Amélie Barbier-Gauchard , Agathe Simon