La politique commerciale extérieure commune et le traité constitutionnel

Gabriel Bissiriou, ‎Université de Strasbourg 2

L’efficacité et la cohérence de l’action régulatrice de la politique commerciale extérieure de l’Union sur la concurrence des pays tiers revêt aujourd’hui une dimension institutionnelle forte. Le projet de traité institutionnel cherche à renforcer la capacité institutionnelle de l’Union à assurer la loyauté de la compétition internationale et donc des relations commerciales équilibrées avec les pays tiers.

Mots-clefs : Traité Constitutionnel , GATT, Organisation mondiale du commerce (OMC), politique commerciale, traités européens.

Citer cet article

Gabriel Bissiriou « La politique commerciale extérieure commune et le traité constitutionnel », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 12, 40 - 44, Printemps 2005.

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Le chapitre 3 de la partie 3 du projet constitutionnel consacré à la politique commerciale extérieure commune confirme l’attachement de l’Union au caractère complémentaire de la libéralisation multilatérale communément instaurée au sein de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et de la libéralisation bilatérale quotidiennement pratiquée avec ses multiples partenaires commerciaux. Si l’objectif de ce chapitre constitutionnel est de renforcer le dispositif actuel pour que l’action extérieure de l’Union puisse gagner en efficacité et en visibilité, l’option libre-échangiste dominante laisse-t-elle une place à une politique commerciale offensive ? La confrontation du nouveau dispositif du projet constitutionnel aux réalités de l’action de l’Union ne nous permet pas de répondre par l’affirmative. Néanmoins, les récentes initiatives de l’Union quant au lancement du « cycle de Doha sur le développement » au sein de l’OMC et l’existence de fondements théoriques d’une politique commerciale stratégique révèlent des perspectives de création d’espaces de régulation plus appropriés.

1. La politique commerciale extérieure, un facteur clé de l’action extérieure de l’Union

L’absence de convergence entre les diplomaties des États membres lors des crises yougoslave et irakienne a montré les limites d’une double identité européenne, un géant économique, mais un nain politique. La recherche d’une meilleure cohérence de l’action extérieure de l’Union a donc amené le projet de traité constitutionnel à effectuer d’importantes modifications dans ce domaine. Celles-ci peuvent être analysées à la lumière de la double identité précédemment identifiée : l’émergence d’une cohérence diplomatique et l’affirmation d’une puissance commerciale, censées toutes deux doter l’Union d’une meilleure capacité d’action extérieure.

L’émergence d’une cohérence diplomatique

Si l’Union se voit attribuer la personnalité juridique internationale (article 1-13), la disparition du système des trois piliers (traité de Maastricht) désormais regroupés dans un titre unique traitant de tous les aspects de l’action extérieure de l’Union constitue une des principales innovations du traité. Celle-ci comprend la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la politique commerciale commune (PCC), la coopération avec les pays tiers et l’aide humanitaire.

L’article III-292 du projet constitutionnel énonce de façon détaillée les principes et objectifs de l’action extérieure de l’Union. Sur la base de ceux-ci, le Conseil européen identifie les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union (art. III-293).

Sur le plan institutionnel, deux innovations majeures ont été introduites :

  • d’une part, celle de la création du poste de ministre des Affaires étrangères, à la fois le mandataire du Conseil européen pour la conduite et l’exécution de la PESC et l’un des vice-présidents de la Commission européenne. Avec cette « double casquette », il pourra utiliser de façon cohérente tous les leviers de l’action extérieure, qu’ils relèvent du Conseil des ministres (PESC) ou de la Commission (PCC, action humanitaire, aide au développement) ;
  • d’autre part, celle de la création du poste de président du Conseil européen plus stable, élu pour deux ans et demi, et non plus désigné par un système de rotation semestriel. Il aura pour tâche, entre autres, d’assurer à son niveau la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la PESC, sans préjudice des compétences du ministre des Affaires étrangères.

L’affirmation d’une puissance commerciale

Première puissance commerciale, l’Union s’efforce de maîtriser la mondialisation par l’instauration d’un système de commerce libre et équitable. Mais elle n’est pas parvenue jusqu’ici à assurer pleinement le rôle qui lui revient sur la scène internationale, malgré quelques succès mitigés au double niveau multilatéral et bilatéral. Les dispositions du projet de traité constitutionnel dans le domaine de la politique commerciale extérieure commune améliorent quelque peu celles amorcées dans les précédents traités (de Rome à Nice). Elles sont placées sous le signe de la clarification des compétences, de la cohérence et de la simplification du processus décisionnel.

Si la politique commerciale extérieure commune reste en principe de la compétence exclusive de l’Union (art. l-13), l’article III-314 du projet constitutionnel définissant ses objectifs se situe dans une perspective totalement libre-échangiste : « Par l’établissement d’une union douanière conformément à l’article 11-151, l’Union contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du Commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres ».

Le paragraphe 1 de l’article L11-315 du projet constitutionnel confirme la volonté d’une meilleure cohérence dans l’action extérieure de l’Union en spécifiant que « la politique commerciale commune est menée dans le cadre des principes et objectifs de l’action extérieure de l’Union » et que « l’Union veille à la cohérence entre les différents domaines de son action extérieure et entre ceux-ci et ses autres politiques. Le Conseil et la Commission, assistés par le ministre des affaires étrangères de l’Union, assurent cette cohérence et coopèrent à cet effet. » (art. III-292, paragraphe 3).

La simplification du processus décisionnel opérée par le projet constitutionnel passe par la généralisation du vote à la majorité qualifiée au Conseil des ministres, le renforcement du rôle du parlement européen et la sauvegarde d’une Commission forte, indépendante mais soucieuse de l’intérêt général :

  • par souci de simplification, le vote à la majorité qualifiée devient la règle générale au sein du Conseil des ministres (art. III-315, paragraphe 4). Mais l’unanimité reste de mise pour la négociation et la conclusion d’accords dans les domaines commerciaux de la propriété intellectuelle et des services, notamment des services culturels et audiovisuels (« l’exception culturelle »). En effet, pour défendre les intérêts de l’Union, le projet constitutionnel retient le principe du parallélisme entre règles internes et règles externes établis par le traité de Nice ;
  • pour combler le « déficit démocratique », le projet constitutionnel renforce le rôle du Parlement européen en introduisant la procédure législative ordinaire (actuelle procédure de codécision) dans l’adoption de tous les actes autonomes de nature législative de la politique commerciale commune. Tous les accords commerciaux seront désormais soumis à son approbation et leurs négociations feront régulièrement l’objet de rapports de suivis ;
  • pour mieux incarner l’intérêt général de l’Union, le projet constitutionnel prévoit à terme (2014) une Commission resserrée capable de dégager le point d’équilibre entre les États membres. Pour ce faire, les membres de la Commission seront choisis selon un système de rotation égale entre les États. Cette limitation des effectifs préservera la collégialité (la gestion collective des travaux au sein du collège des commissaires) garante de l’efficacité de la prise de décision [1].

Ces nouvelles dispositions, bien que significatives, sont-elles à la mesure des ambitions de la politique commerciale extérieure commune de l’Union ? Leur confrontation aux actions actuelles de l’Union dans ce domaine conduit à un constat mitigé.

2. La portée future de ce renforcement institutionnel

La portée future de ces nouvelles dispositions institutionnelles peut s’opérer à travers une double démarche : l’évolution des positions doctrinales face à la faible marge de manœuvre de la politique commerciale extérieure de l’Union.

L’évolution des positions doctrinales

La Commission s’inspire d’une double de marche théorique : celle de la théorie des avantages comparatifs (rapport sur les « coûts de la non-Europe » [2]) et celle de la théorie de la concurrence imparfaite (rapport Schioppa [3]). Si la première, par son double caractère statique et concurrentiel (spécialisation inter branches »), reste la référence essentielle, malgré ses hypothèses restrictives (paradigme néoclassique), la seconde, par ses hypothèses d’économie d’échelle et de différenciation de produits (spécialisation « intra-branche »), constitue une des principales justifications économiques du grand marché unique européen. De ce fait, la Commission se trouve au coeur d’une contradiction ; d’un côté, les éventuels « détournements de trafic de l’Union douanière » s’opposent aux effets bénéfiques des « créations de trafic » du libre échange mondial (OMC) ; d’un autre côté, la concurrence imparfaite, par les effets de concentration et de différenciation qu’elle engendre, exige un certain niveau de régulation. D’où la double question que nous nous posons ici : d’abord, en quoi se définit donc la complémentarité des actions de l’Union au niveau multilatéral et sur le plan bilatéral ? Ensuite, l’hypothèse d’imperfection des marchés (paradigme informationnel) impliquant une action volontariste de l’Union (Krugman, 1988), se pose alors le problème de l’existence d’une politique commerciale commune « stratégique ?

La réponse à cette double interrogation réside dans le dépassement de l’optimum de second rang (second best) que crée la théorie des avantages comparatifs aujourd’hui.

En effet, cette théorie, de formalisation ancienne, permet, non seulement de comparer le libre échange à l’Union douanière, mais aussi d’évaluer les gains et les pertes de cette dernière. Les gains statiques issus de la baisse des coûts et des prix de l’Union douanière justifient « les coûts de la non Europe ». La logique concurrentielle sous-jacente reprend les hypothèses restrictives de la concurrence pure et parfaite. Le traité de Rome, en créant le Marché commun, décide de supprimer les barrières douanières intra-communautaires, mais de créer un tarif extérieur commun pour ses échanges avec les pays tiers. Cette affirmation de la préférence européenne est en principe en contradiction avec l’Accord du GATT et la clause de la Nation la plus favorisée. La dérogation prévue par le GATT (article XXIV) en faveur des unions douanières régionales insiste sur le fait qu’elle doit faciliter le commerce entre pays membres et non imposer des obstacles aux échanges avec les pays tiers [4].

Le marché unique européen aujourd’hui, ne consiste plus à organiser la concurrence non faussée dans le cadre de structures productives immuables (atomicité, homogénéité, libre accès, spécialisation inter branches), il devient, comme le note le rapport Schioppa, un processus qui affecte les structures productives elles-mêmes. De ce fait, le marché unique européen ne peut être un but en soi, mais le moyen de mieux affronter le marché mondial. L’action de l’Union en matière commerciale commune se veut quelque peu volontariste au regard de l’évolution de la mondialisation (spécialisation intra branche, économies d’échelle, différenciation des produits, succès relatif du GATT et de l’OMC dans les concessions tarifaires).

Cette évolution des positions doctrinales s’inscrit dans un double cadre institutionnel qui en limite particulièrement la portée : au niveau interne, la capacité institutionnelle à définir une politique commerciale commune reste très limitée ; sur le plan externe, l’insertion de l’Union dans un réseau de relations à géométrie variable (conflits d’intérêts entre accords multilatéraux et bilatéraux), d’essence plus ou moins libre échangiste, restreint sa marge de manœuvre.

Leviers institutionnels et espace restreint de la politique commerciale extérieure

Si les bases théoriques d’une politique commerciale « stratégique » existent, les leviers institutionnels susceptibles de desserrer la faible marge de manœuvre dont dispose l’Union peuvent être analysés à travers les trois nouvelles dispositions du projet constitutionnel précédemment identifiées : la clarification des compétences, la cohérence de l’action extérieure et la simplification du processus décisionnel.

S’agissant de la compétence exclusive de la Commission, le projet constitutionnel tente de lever une ambiguïté en introduisant une disposition nouvelle. Le paragraphe 2 de l’article III-315 spécifie que c’est la loi européenne qui définit le cadre de la politique commerciale commune. En l’absence de précision supplémentaire, c’est la procédure législative ordinaire (codécision) qui s’appliquera. En effet, dans le partage des compétences entre le Conseil intérêts individuels des États membres) et la Commission intérêt commun), l’art. 133 du TCE soulève deux types de conflits institutionnels :

  • d’une part, la Commission, qui prépare et négocie les accords après autorisation du Conseil, a tendance à avoir une conception plus large de sa compétence, tandis que le Conseil s’attache à une conception plus étroite. Le conflit est apparu, par exemple, lors des accords de Blair House (1992) où le commissaire européen, Léon Brittan, a été accusé par certains pays membres, en particulier par la France de dépasser ses compétences ;
  • d’autre part, le fait que les décisions sont prises à la majorité qualifiée par le Conseil fait craindre aux États membres de se voir dépossédés de leur pouvoir de décision et adoptent une vision restrictive de la politique commerciale commune, tandis que la Commission considère que ce qui touche aux échanges mondiaux est de son ressort. Des exemples de conflits sont nombreuses, notamment les services et la propriété intellectuelle.

S’agissant de la cohérence de l’action extérieure de l’Union, le nouveau dispositif constitutionnel confirmant l’émergence d’un certain consensus politique constitue une avancée dans la visibilité du processus décisionnel. La « double casquette » du ministre des affaires étrangères (président du Conseil et vice-président de la Commission) semble être un gage de cohérence et d’efficacité. La question que l’on peut se poser reste celle de la pertinence du poste de président du Conseil européen sur 2 ans et demi. Le système de rotation semestriel actuel ne peut-il pas être ramené à une année ou deux pour assurer une meilleure stabilité ? Si la désignation du président au suffrage universel renforce la visibilité du système de l’extérieur, il n’en reste pas moins que sa légitimité est moins forte à l’intérieur (élargissements successifs) que celle des présidences tournantes plus stimulantes et plus proches de leurs électorats. La stabilité du système de présidence tournante de la Suisse, bien qu’imparfaite, illustre son l’efficacité.

S’agissant de la simplification du processus décisionnel effectuée par le projet constitutionnel, la généralisation du vote à la majorité qualifiée n’exclut pas le vote à l’unanimité, préservant ainsi les secteurs jugés sensibles [5], tout en évitant des conflits paralysants. Le renforcement du rôle du Parlement reste un progrès significatif de ce projet constitutionnel. Vouloir combler le « déficit démocratique » qui manquait à la politique commerciale commune (non prévu dans le traité TCE) par la participation active du parlement (élus des pays membres) est aussi une façon d’apaiser les craintes de perte de souveraineté des États membres. La codécision avec le Conseil, l’approbation et le suivi de tous les accords commerciaux négociés par la Commission tant au niveau multilatéral que sur le plan bilatéral renforce le consensus dans la prise de décision.

L’exemple des différends entre l’Union et les États-Unis, infructueux au niveau bilatéral, mais résolus par le nouvel organisme de règlement des différends (ORD) de l’OMC, illustre bien l’efficacité de la codécision. Ces différends, qui portent, entre autres, sur l’exception culturelle, la révision à mi-parcours de la PAC (banane dollar / banane UE/ACP), ne représentent que moins de 2% des accords commerciaux UE / États-Unis. Si ces négociations se font sur la base de concessions réciproques au bénéfice d’une concurrence non faussée, il n’en reste pas moins que l’attachement de l’Union à accroître la participation des PED à l’OMC reste vivace. Celui-ci s’est concrétisé par l’initiative « Tout sauf les armes » en faveur des pays les moins avancés (PMA), le « cycle de Doha sur le développement de l’OMC, le système des préférences généralisés UE / ACP et les accords sur les programmes régionaux destinés à remplacer l’Accord de Cotonou à la fin de son cycle.

Conclusion

En définitive, la politique commerciale extérieure commune, initiée par le traité de Rome et renforcée par le traité constitutionnel, trouve légitimement sa place dans l’unification de l’action extérieure de l’Union. Longtemps focalisée sur la levée des obstacles au libre échange et les bienfaits de l’Union douanière sous l’égide du succès relatif du GATT et de l’OMC, la politique commerciale commune de l’Union cherche à présent à promouvoir une politique active, malgré les marges de manœuvre dont elle dispose. Les nouvelles dispositions du projet constitutionnel éclairent quelque peu la visibilité de l’action extérieure de l’Union. Si la nouveauté institutionnelle concerne davantage l’aspect politique, elle renforce aussi son affirmation commerciale dans le monde en privilégiant la complémentarité de la libéralisation multilatérale et de la libéralisation bilatérale. Mais l’insuffisance du nouveau dispositif, malgré des progrès notoires, exige d’approfondir la voie de recherche nouvelle ouverte par la théorie de la concurrence imparfaite, en matière de politique commerciale commune stratégique.


[1Ministère des Affaires étrangères, ministre déléguée aux Affaires européennes (2004), « Constitution pour l’Europe : mode d’emploi », Direction de la communication et de l’information.

[2Rapport Cecchini (1988), « La nouvelle économie européenne », Économie européenne, n° 35. mars.

[3Krugman P. (1987), « L’intégration économique en Europe : problèmes conceptuels », dans Padoa-Schioppa T. Efficacité, stabilité et équité, Paris, Economica.

[4Ce qui était le cas à l’époque où les différentes négociations du GATT progressaient lentement sur la baisse généralisée des obstacles tarifaires. Le tarif extérieur commun de l’Union restant en dessous de la moyenne obtenue par l’OMC. Le TEC qui était de 12,8 % en 1960 n’est plus que de 3,9 % aujourd’hui (équivalent à la moyenne fixée par l’OMC). Source : Eurostat, 2000.

[5L’exception culturelle pour la sauvegarde de la diversité et le transport restent exclus.

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