La politique monétaire par le gonflement des bulles
Meixing Dai, Université de Strasbourg (BETA) et CNRS
Certains observateurs affirment que les bulles réapparaissent dans les prix des actifs financiers et réels avec une plus grande intensité qu’en 2007. La plupart des banquiers centraux ne sont guère inquiets, ce qui est étonnant surtout après la grande crise systémique de 2008 résultant de l’éclatement des bulles immobilières et financières. Veulent-ils jouer au pompier pyromane ? Il est fort probable qu’ils n’ont pas le choix en raison des caractéristiques et du rôle du système financier façonné par les libéralisations et innovations financières depuis les années 1980.
Mots-clefs : bulles spéculatives, politique d’assouplissement quantitatif (QE, Quantitative easing), politique monétaire, prix d’actifs.
Citer cet article
Meixing Dai « La politique monétaire par le gonflement des bulles », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 29, 15 - 24, Hiver 2013.
Les marchés financiers et immobiliers de nombreux pays sont actuellement euphoriques. Les indices boursiers américains dépassent les sommets de 2007 grâce à Ben Bernanke, le président de la Réserve fédéral (Fed), qui est couvert d’éloges pour avoir sauvé l’économie américaine de la pire crise depuis le krach boursier de 1929 à l’aide de l’assouplissement quantitatif (« quantitative easing » ou QE) et des achats d’actifs à grand échelle (« Large scale asset purchases » ou LSAP). Les records inscrits par le Dax allemand et la vigueur retrouvée d’autres indices européens durement touchés par la crise de l’euro entre 2010 et 2012 témoignent d’une grande confiance des marchés financiers dans la capacité du président de la BCE, Mario Draghi, à mettre en œuvre les mesures de politique monétaire suffisantes pour éviter l’éclatement de l’UEM, y compris les fameuses opérations monétaires sur titres (« Outright monetary transactions » ou OMT). Après avoir connu une forte chute, les prix immobiliers britanniques sont remontés au-dessus du niveau de 2007 dans un contexte d’achats massifs d’actifs par la Banque d’Angleterre. L’indice Nikkei, stimulé par des achats massifs de la dette de l’Etat par la Banque du Japon, s’offre un rebond ahurissant depuis la fin 2012, ignorant le risque qu’induirait une dette publique brute s’élevant à 245 % du PIB en 2013. Beaucoup de pays émergents profitent de l’abondance de liquidités en provenance des pays développés et voient les prix de leurs actifs boursiers et immobiliers se trouver au beau fixe.
Il est difficile de soutenir que ce type de situation puisse continuer sans générer une crise financière grave dans un futur proche. L’état d’insouciance des marchés financiers et immobiliers indique qu’on pourrait peut-être accorder maintenant un crédit raisonnable aux Cassandre, dont les avis divergent entre l’affirmation que tout le monde sait que les banques centrales gonflent les bulles et la prophétie que les bulles de crédit et des prix des actifs se formeraient dans les deux ans. [1] La question est de savoir pourquoi les banques centrales et les gouvernements ne s’en soucient guère sachant qu’ils auront du mal à gérer une prochaine crise « mammouth » ayant des conséquences encore plus graves que celles de la grande crise systémique de 2008 vu le gonflement excessif des bulles actuelles dans certains pays. [2]
1. Les bulles spéculatives et la politique monétaire : une liaison dangereuse
Quiconque a observé l’évolution des politiques monétaires et des prix des actifs aura remarqué qu’il y a une relation étroite entre les bulles spéculatives et la politique monétaire depuis les années 1980. [3] Cette relation est particulièrement remarquable aux Etats-Unis.
Graphique 1 : L’évolution de l’indice Standard & Poor 500 depuis 1987
Source de données : La banque de réserve fédérale de Saint-Louis, Etats-Unis.
Le graphique 1 représente l’évolution de l’indice Standard & Poor 500 (S&P 500) composé des actions des 500 sociétés cotées aux Etats-Unis depuis 1987. Il illustre trois épisodes de hausses spectaculaires de cet indice, qui sont concomitants à une politique monétaire très accommodante. Les deux premiers épisodes étaient suivis par une crise.
L’épisode 1997-2000 et une partie de l’épisode 2003-2007 coïncident avec le mandat d’Alan Greenspan à la présidence de la Fed (août 1987 ─ janvier 2006). Celui-ci est reconnu pour avoir évité une grande crise financière qui aurait pu arriver suite au célèbre krach du 19 octobre 1987 où l’indice Dow Jones a chuté de 22,6 % en une seule journée, et pour avoir offert le fameux « put de Greenspan » depuis cette date. [4]
La crise de l’an 2000 qui correspond à l’éclatement des bulles Internet était suivie par une récession relativement bénigne car les banques n’étaient pas impliquées. La politique monétaire extrêmement laxiste adoptée après cette crise avait non seulement stimulé une bulle boursière mais également une bulle de crédit associée à une bulle immobilière.
Le consensus est que le maintien du taux d’intérêt trop bas pendant trop long temps au début des années 2000 avait créé une bulle de crédit et était donc responsable de la crise financière globale de 2008. L’implication des banques dans les bulles immobilières a rendu la situation financière et économique très périlleuse, ce qui a conduit certains commentateurs à appeler la crise systémique de 2008 la pire crise depuis celle des années 1930 et la grave récession qui l’avait suivie la « Grande Récession » par référence à la « Grande Dépression ».
2. De nouvelles bulles spéculatives en gestation
La Fed, après avoir réduit le taux d’intérêt à zéro fin 2008, a dû lancer plusieurs vagues de LSAP pour sauver les grandes institutions financières et bancaires, sécuriser le financement du gouvernement fédéral confronté aux déficits budgétaires abyssaux, stabiliser les marchés financiers, et aider l’économie qui peine à se redresser. [5] En vue de gérer les anticipations des agents privés, la Fed a annoncé en août 2011 le maintien des taux d’intérêt bas jusqu’à une date lointaine et sans cesse repoussée depuis. En décembre 2012, la Fed a conditionné la hausse des taux d’intérêt à un taux de chômage de moins de 6,5 % et à un taux d’inflation anticipé à deux ans supérieur à 2,5 %. Les communications du président et des membres de la Fed sont particulièrement actives et très favorables aux hausses des cours boursiers depuis mars 2009.
Entre septembre et novembre 2008, la Fed a accru les facilités de liquidité aux instituions financières et bancaires de $260 à $1400 milliards. Cela n’avait pas suffi pour rassurer les marchés boursiers. Il fallait attendre l’annonce du 18 mars 2009 du premier programme LSAP (QE1) visant à acheter, entre mars 2009 et mars 2010, $1250 milliards de titres de crédits hypothécaires, $300 milliards de titres du Trésor et $200 ($175 réalisés) milliards de titres des agences publiques, pour voir les indices boursiers rebondir vigoureusement. Entre l’annonce et fin mars 2010, le S&P 500 s’est accru de 47,23 %, passant de 794 à 1169 points.
Insatisfaite d’un rythme de croissance lent, la Fed annonçait le 3 novembre 2010 des achats, jusqu’à fin juin 2011, de $600 milliards de titres du Trésor (entre 2,5 ans et 10 ans), soit $75 milliards par mois, en plus des achats de remplacement des titres arrivés à maturité (QE2). Au cours de cette période, le S&P 500 passait de 1198 à 1320 points, soit une hausse de 10,18 %.
Face à la faiblesse du marché du travail, la Fed avait mis en place le 21 septembre 2011 les opérations « Twist » consistant à acheter $400 milliards des titres à long terme du Trésor jusqu’à fin juin 2012 en vendant un montant équivalent des titres à court terme. La Fed avait dû les prolonger à fin 2012 et avait ajouté $267 milliards. Craignant une croissance insuffisante pour améliorer le marché du travail et considérant que l’inflation serait plus faible que l’objective de 2 %, la Fed annonçait en septembre 2012 un achat mensuel de $40 milliards de titres de crédits hypothécaires et en décembre 2012 un achat mensuel de $45 milliards de titres à long terme du Trésor pour une durée indéterminée (QE3). En octobre 2013, la Fed a agréablement surpris les opérateurs financiers en ne réalisant pas leurs anticipations d’une baisse du montant mensuel d’achats d’actifs, propulsant plusieurs indices boursiers américains au plus haut historique malgré le risque de fermeture partielle du gouvernement fédéral et l’absence de l’accord entre les Partis démocrate et républicain pour relever le plafond de la dette publique. Entre le 21 septembre 2011 et fin novembre 2013, le S&P 500 est propulsé de 1167 à 1807 points, soit une hausse de 54,84 %, avec des périodes de consolidation à peine visibles (graphique 1).
Le graphique 1 montre que ces mesures ont porté ou au moins accompagné la hausse presque continuelle du S&P 500 depuis mars 2009, dépassant, depuis mars 2013, le record atteint en 2007, qui incluait clairement une grosse bulle. Les hausses récentes sont dues principalement à l’augmentation du ratio cours/bénéfices des valeurs composant l’indice S&P500, qui atteint 24,6 fin octobre 2013 selon les données collectées par le prix Nobel de l’économie Robert Shiller, soit 41 % au dessus de la moyenne historique. D’après lui, un tel niveau atteint par ce ratio est élevé mais pas encore alarmant et les indices boursiers peuvent aller beaucoup plus haut. [6] D’autres ne sont pas de cet avis et pensent que la Fed qui a causé l’apparition des bulles sur les marchés financiers devrait agir dès maintenant en réduisant les achats d’actifs. [7]
3. Les incitations des banques centrales à laisser gonfler les bulles
Le principal objectif d’une banque centrale est de maintenir la stabilité des prix et donc la valeur réelle de la monnaie dans le temps, en maintenant une inflation faible et stable des prix des biens à la consommation. Dans cette perspective, le ciblage de l’inflation flexible est, selon le consensus formé avant 2007 parmi les économistes et les banquiers centraux, la meilleure stratégie monétaire. Il reflète bien la primauté de l’inflation comme objectif ultime de la politique monétaire et accorde à la banque centrale la possibilité d’arbitrage efficace à court terme entre les objectifs de stabiliser l’inflation et la production du fait que les décisions des agents privés sont soumises aux rigidités nominales. La rigidité des prix à court terme implique qu’en manipulant le taux d’intérêt nominal à court terme, la banque centrale peut modifier le taux d’intérêt réel et donc le prix relatif de la consommation présente par rapport à la consommation future afin d’induire la variation désirée de la demande globale. Etant donné le caractère transitoire des fluctuations de l’inflation et de la production, ces agents, aptes à former des anticipations rationnelles, croient que l’objectif d’inflation annoncé par la banque centrale se réalise en moyenne sur le moyen et long terme à condition qu’elle soit crédible, indépendante et transparente dans sa communication avec le public.
Paradoxalement, une politique monétaire menée dans le cadre du ciblage de l’inflation est supposée pouvoir négliger les marchés de la monnaie et du crédit. Ces marchés ne sont plus primordiaux pour la conduite de la politique monétaire mais comme des accessoires qui, une fois le taux d’intérêt fixé, déterminent les quantités de monnaie et de crédit. Admettant la capacité des marchés financiers à transmettre efficacement les effets de la politique du taux d’intérêt à l’économie, la banque centrale ne cherche plus à stabiliser l’offre du crédit, les prix des actifs, et les déséquilibres externes. Elle prend en compte les informations fournies par ces variables dans la décision du taux d’intérêt qu’en fonction de leur impact sur l’inflation future.
Or, l’avènement de l’économie de marchés financiers, suite aux libéralisations financières depuis les années 1980, implique que les prix des actifs jouent un rôle essentiel dans la transmission de la politique monétaire. Une hausse des prix des actifs affecte favorablement la croissance en stimulant la demande globale via les canaux suivants : 1) Les ménages constatant une hausse du patrimoine consomment plus (effet de richesse) ; 2) Le détenteurs (ménages ou entreprises) des actifs servant comme garanties peuvent emprunter davantage pour consommer ou investir ; 3) Les sociétés cotées ou non lèvent plus facilement des fonds via l’émission des titres pour investir ; 4) Les banques ayant beaucoup d’actifs dans leur bilan engrangent des plus-values et renforcent leurs fonds propres, ce qui leur permet de prêter davantage, d’autant plus qu’elles utilisent des effets de levier élevés ; 5) L’Etat perçoit des impôts sur les plus-values et des taxes sur les transactions supplémentaires, et peut se financer à bas coûts en cas de forte hausse des prix des obligations publiques à moyen et long terme, ce qui lui permet de disposer de plus de marge de manœuvre pour conduire la politique budgétaire.
Il convient de souligner que la hausse des prix des actifs provoque une redistribution de richesse entre les agents économiques. Ceci est largement amplifié par les mesures de politique ultra-accommodantes. Un tel festin profite surtout aux instituions financières et bancaires, et aux détenteurs des actifs les plus risqués. Les autres doivent attendre leur tour ou ont tout à perdre. Dans les pays peinant à retrouver une croissance forte malgré ces mesures, nombreux sont les chômeurs attendant un emploi et les salariés espérant une hausse de salaire réel. Les épargnants ayant des dépôts bancaires et des actifs à taux de rendement réel anormalement faibles subissent une « répression financière » orchestrée par les banques centrales via des manipulations des marchés comme les achats massifs d’actifs et la fixation du taux d’intérêt directeur à un niveau nominal égal à ou proche de zéro.
Par ailleurs, le cycle financier caractérisé par le gonflement et le dégonflement des bulles génère un risque accru sur les marchés financiers, et aboutit aussi à des redistributions de richesse. Un tel cycle incite les investisseurs à choisir le moment d’entrée et de sortie des marchés d’actifs, et induit donc un transfert de richesse entre ceux qui achètent dans l’euphorie et vendent dans la panique et ceux qui font l’inverse. Il favorise en outre un accroissement des marges sur les produits financiers distribués par les intermédiaires financiers, justifié par la hausse de la volatilité financière, au détriment des entreprises productives et des ménages.
Globalement, dans une économie de marchés financiers, les mesures favorisant la hausse des prix des actifs peuvent avoir un effet positif temporaire sur la croissance. Si les banquiers centraux ne visent pas un objectif de croissance durablement au-dessus du taux de croissance potentiel, ils pourraient se passer des effets de richesse et de bilan liés à la hausse des prix des actifs. Ainsi, le ciblage de l’inflation pourrait mieux fonctionner et le risque d’avoir des bulles spéculatives serait moindre. Il existe des circonstances où les banquiers centraux sont fortement tentés de tolérer, s’il ne s’agit pas de favoriser ouvertement, la formation des bulles des prix des actifs afin de réaliser une croissance au-dessus du potentiel.
Face au manque actuel de dynamisme de la croissance, les banques centrales des pays industrialisés ont une très bonne raison de « pousser » les prix des actifs vers le haut sans craindre la formation de bulles géantes pouvant venir troubler l’économie mondiale. [8] Force est de constater que l’impact sur la croissance des effets de richesse et de bilan liés à la hausse des prix des actifs est faible. Toutefois, les banquiers centraux semblent penser qu’il vaudrait mieux tenter cela que risquer une absence de croissance, même au prix de graves conséquences en cas de retournement des marchés. Ils ont peu d’options alternatives, vu que les taux d’intérêt directeurs sont presque au plus bas, et que les politiques budgétaires sont contraintes du fait qu’il est dangereux d’augmenter trop vite la dette publique déjà très élevée. La dévaluation est un jeu à somme nulle voire négative. Une dévaluation compétitive des monnaies nous ramènerait finalement au point de départ et au pire, elle créerait un désordre fort perturbateur pour l’économie mondiale. Seule la Banque du Japon a encouragé les opérateurs financiers à jouer à la dépréciation massive du yen depuis fin 2012, contribuant ainsi à la forte hausse des prix des actions japonaises. La guerre des monnaies n’a pas eu lieu, pour l’instant.
Les faits récents révèlent que le désir des banquiers centraux de gonfler ou de laisser gonfler les bulles pourrait être bien réel car ils sont nombreux à avoir un objectif de croissance très supérieur au potentiel. Certains d’entre eux pourraient avoir un orgueil personnel tel qu’ils veuillent achever leur mandat avec une croissance forte sur la période la plus longue possible.
Pour certains commentateurs, on ne doit pas blâmer Alan Greenspan pour la crise financière globale de 2008 car le système financier est tel qu’un banquier central ne peut empêcher l’apparition des bulles. [9] L’intéressé lui-même avoue avoir fait des erreurs mais refuse de « s’excuser pour ne pas être Superman ». Malgré son avertissement contre « l’exubérance irrationnelle (des marchés financiers) » en 1996, sa foi inébranlable dans l’efficience des marchés financiers fonctionnant sans entrave l’a conduit à laisser développer les bulles immobilières en maintenant le taux d’intérêt à des niveaux trop bas pendant trop long temps après l’éclatement de la bulle Internet (2000-2002). La croyance que la Fed offre gratuitement une option « put de Greenspan » générerait d’importants aléas moraux chez les opérateurs financiers qui, sûrs des secours systématiques en cas de crise, prendraient des risques excessifs, ce qui expliquerait bien les amples variations des prix des actifs dans les années 1990 et 2000.
Il serait très difficile d’ignorer le fait que la croissance des Etats-Unis et de nombreux autres pays industrialisés sont sur une trajectoire non soutenable sur la période 1995-2007 dans la mesure où le taux moyen de croissance dépasse largement celui de la productivité horaire. [10] Aux Etats-Unis, la croissance s’élevait à 3,1 % par an contre une hausse annuelle de la productivité égale à 2,1 %. Comme la création monétaire et l’expansion rapide des crédits ne se traduisent pas par une hausse des prix des biens de consommation mais par une inflation des prix des actifs, Alan Greenspan et les autres banquiers centraux n’ont-ils pas voulu trop bien faire en poussant la croissance à un rythme trop élevé ? Le problème est que la croissance basée sur les bulles des prix des actifs s’effondre lorsque ces dernières dégonflent.
Après avoir gonflé fortement la dette publique par le jeu des stabilisateurs budgétaires automatiques, par le sauvetage du système bancaire et par les politiques de relance suite à la crise de 2008, les gouvernements de la plupart des pays industrialisés n’ont plus de moyens financiers pour poursuivre les politiques du type keynésien. Dès lors, l’espérance de retrouver une surcroissance comme sur la période 1995-2007 serait entièrement placée sur les banquiers centraux. Ils ne pourraient donc pas décevoir car il fallait une croissance assez forte non seulement pour créer des emplois, mais aussi pour résoudre l’équation des finances publiques. Grâce à une forte croissance, la dette publique, au lieu d’être un risque, deviendrait maîtrisable. En effet, une forte croissance accroît les recettes fiscales, réduit les besoins du soutien budgétaire à l’économie, et diminue le dénominateur du ratio dette/PIB tout en limitant le risque de hausse du taux d’intérêt liée à la crainte de l’insolvabilité de l’Etat. En plus, une politique monétaire ultra-accommodante permet d’élever l’inflation, actuellement assez faible dans les pays industrialisés, ce qui contribue à réduire le ratio dette/PIB en augmentant le PIB nominal. Or, le rythme normal de croissance de la plupart des économies développées à l’heure actuelle devrait être faible car d’une part la croissance acquise grâce aux bulles devrait se défaire, et d’autre part la croissance de la productivité horaire est faible.
Ben Bernanke ne peut pas accepter que la croissance américaine s’essouffle et reste ensuite à un niveau faible, correspondant au rythme de croissance de la productivité corrigé d’autres facteurs susceptible d’affecter la croissance (y compris l’effet du dégonflement des bulles immobilières). Sa réputation en tant que l’un des meilleurs spécialistes de la Grande Dépression des années 1930 ne lui laisse que peu d’excuses en cas d’une croissance molle. Depuis la sortie de la récession 2008-2009, la Fed vise clairement une croissance au-dessus de 2 %, ce qui dépasse largement le potentiel de croissance à long terme de l’économie des Etats-Unis qui pourrait être inférieur à 1 %. [11] Non contente d’offrir une option « put de Bernanke », la Fed semble encourager les prix des actifs à aller au plus haut possible pour doper la croissance via les effets de richesse et de bilan. Peut-on croire sincèrement les inquiétudes exprimées quant au risque de formation des bulles par Ben Bernanke dans son intervention du 10 mai 2013 ? Les craintes quant aux dangers liés au gonflement des bulles exprimées par quelques membres de la Fed pèsent peu face au désir de la majorité qui veut stimuler la croissance pour créer plus d’emplois. [12] Pour dissiper les craintes sur les conséquences désastreuses liées au dégonflement des bulles, les banquiers centraux américains rassurent le public et les marchés financiers en prétendant ne pas voir l’évidence des bulles. [13] Ils se conforteraient, peut-être, en pensant que tout dégonflement des prix des actifs ne débouche pas forcément sur une crise, et que le risque de crise est réduit grâce au renforcement de la régulation financière.
Les Etats-Unis ne sont pas seuls dans ce genre de situation. Le prix immobilier du Royaume-Uni, dont la banque centrale a expérimenté les achats d’actifs à grande échelle avant la Fed, est passé à présent largement au-dessus du pic de 2007. Le prix immobilier en France et en Allemagne sont aux sommets dans un contexte du taux d’intérêt bas imposé par la BCE. Les prix immobiliers explosent à la hausse au Brésil, en Chine, en Inde et dans bien d’autres pays émergents. Pour l’instant, aucun banquier central n’avoue publiquement qu’il gonfle volontiers les bulles spéculatives pour assurer la stabilité financière et pour permettre à la politique monétaire de produire les effets désirés sur l’économie. [14]
4. Les bulles des prix des actifs et la politique monétaire
Face aux fortes fluctuations des prix des actifs constatées depuis le milieu des années 1990, nombreux sont ceux qui s’interrogent si l’accent mis par la politique monétaire sur les prix des biens est approprié vu l’incidence que les mouvements des prix des actifs peuvent avoir sur la demande globale et les anticipations d’inflation.
Selon un large consensus issu du débat sur le rôle des prix des actifs avant la crise financière globale, il y a trois principes à respecter concernant l’attitude à adopter par les banques centrales vis-à-vis des prix des actifs : 1) Les banques centrales ne devraient pas prendre les prix des actifs comme un objectif de la politique monétaire ; 2) Elles ne devraient pas essayer de faire éclater les bulles ; 3) Elles devraient suivre une stratégie de nettoyage (« mop up ») consistant à injecter une quantité suffisante de liquidités après l’éclatement des bulles pour prévenir l’effondrement du système financier et économique. [15] Le premier principe est justifié par le fait qu’une banque centrale ne peut prétendre avoir la compétence de spécifier les valeurs d’équilibre des actifs, et ne dispose d’aucun instrument pour contrôler les niveaux des prix des actifs sur le long terme et pour les influencer avec précision à court terme. Le deuxième est un principe de précaution car un dégonflement des bulles mal maîtrisé peut potentiellement causer une catastrophe macroéconomique qui ruinerait la réputation de la banque centrale. Le troisième résulte des expériences des banques centrales des pays industrialisés dans le traitement des crises depuis les années 1980. Il convient d’observer que la stratégie de nettoyage, qui n’entre en jeu qu’en cas de risques supposés de déflation ou de récession, est une approche asymétrique de la gestion des risques macroéconomiques.
Le consensus est basé sur l’hypothèse que les marchés efficients sont capables d’intégrer instantanément toute information pertinente et de refléter les meilleures évaluations des actifs. Cette hypothèse n’exclut pas que les prix des actifs puissent dévier de leur valeur d’équilibre. Elle exclut simplement la possibilité d’anticiper le sens de déviation et le moment du retour des prix des actifs à l’équilibre. Le consensus est contestable car les opérateurs financiers et les banques ont des perspectives, des responsabilités et des incitations différentes. La logique financière de court terme qui s’impose dans la plupart des établissements financiers et bancaires implique que les opérateurs financiers suivent plutôt la tendance du marché, même si celle-ci est jugée insoutenable à moyen et long terme, en pensant qu’ils peuvent sortir du marché avant les autres si une crise survient. Face à une situation où les opérateurs financiers se ruent vers les actifs après une période prolongée de hausse rapide des prix des actifs, les banquiers centraux ne doivent pas s’abstenir d’exprimer leur inquiétude sur le risque de formation des bulles et de donner aux opérateurs financiers des signaux d’avertissement sous forme de retraits programmés des liquidités si la situation s’empire. En effet, leurs messages contribuent à une évaluation sérieuse des développements sur les marchés financiers et cela sans qu’ils connaissent forcément mieux les valeurs d’équilibre.
La stratégie de nettoyage peut être problématique. En effet, ses premiers succès seraient susceptibles de nous conduire vers des crises beaucoup plus graves. Ce type de sauvetage comporte un aléa moral car il rassure de plus en plus les financiers, ce qui les conduit à prendre des risques excessifs par rapport à leur capacité d’absorber les pertes pouvant en résulter, et peut donc constituer à long terme un danger inéluctable et insupportable pour tout le système économique et financier. Uniquement centrée sur la récession et la déflation induites par une crise financière, cette stratégie risque d’amener la banque centrale à injecter trop de liquidités et à garder les taux d’intérêt trop bas pendant trop long temps. Guidée par une telle stratégie, les banquiers centraux risqueraient d’ignorer les grands événements catastrophiques rares que leurs politiques pourraient générer.
La politique monétaire devrait adopter une approche alternative vis-à-vis des bulles spéculatives, susceptible de prévenir leur formation en amont. Cette approche a pour objectif d’éviter le risque de nous trouver un jour dans un environnement de crise permanente sans une solution viable et efficace de sortie. Dans une telle situation, les gouvernements n’auraient plus les moyens d’agir du fait du niveau élevé de leur dette et de la rigidité des dépenses publiques, et les interventions monétaires conventionnelles et non-conventionnelles ne serviraient qu’à rétablir une apparence de stabilité financière mais s’avèrent incapables de créer un véritable dynamisme de la croissance économique et d’assurer le contrôle de l’inflation. Ceci est d’autant plus probable que les bulles précédant la future crise sont d’une grandeur exceptionnelle, que l’effondrement des prix des actifs suite à leur éclatement est généralisé, et que le nombre de banques, d’institutions financières et d’autres entités de l’économie ayant vu leur bilan détruit est grand.
Bien que la régulation micro- et macro-prudentielle puisse réduire certains risques liés à la formation des bulles, elle ne peut l’empêcher si la politique monétaire est trop accommodante. Cette dernière constitue la force motrice de la formation simultanée des bulles spéculatives géantes sur plusieurs marchés. La banque centrale a donc un rôle important à jouer dans la prévention des bulles, quitte à ralentir la croissance à un niveau plus réaliste, obligeant ainsi le gouvernement à faire des réformes structurelles pour redynamiser l’économie et à assainir les finances publiques. Cette approche consiste pour la banque centrale à aller à contre-courant des marchés (« lean against the wind ») afin de réduire la probabilité de formation de bulles et leur dimension si elles sont déjà formées. Elle permet d’éviter les coûts d’ajustement très élevés pour l’économie dus à l’instabilité financière. Toutefois, la banque centrale ne doit pas fixer un objectif de prix des actifs ni adopter une réaction automatique à leur égard. Avant d’agir, elle doit se faire une opinion sur les origines des bulles et sur l’état de l’économie au moment où ces bulles se forment, ce qui implique qu’une telle approche serait loin d’être simple et que son efficacité ne serait pas garantie à cent pour-cent compte tenu de ses coûts. En tout cas, elle réduirait le risque de laisser en place une politique monétaire accommodante pendant trop longtemps comme ce fut le cas après l’éclatement de la bulle Internet. On peut douter que la Fed et les autres banques centrales qui ignorent cette approche puissent mettre fin à leurs mesures de politique monétaire ultra-accommodantes à temps pour éviter une prise de risque trop excessive des opérateurs financiers et un gonflement outrancier des bulles.
L’application de l’approche à contre-courant peut buter sur les difficultés pratiques liées notamment à la détection des bulles et à l’utilisation de la politique monétaire pour lutter efficacement contre celles-ci. La banque centrale est face à une incertitude considérable sur le rôle macroéconomique des prix des actifs et sur les effets de ses interventions préventives. L’utilité de telles interventions est douteuse si la banque centrale est incapable de trouver le bon moment d’intervenir. En effet, les expériences montrent que les opérateurs financiers envoûtés par les bulles peuvent ignorer longtemps les hausses tardives du taux d’intérêt. Pour que la frénésie spéculative cesse, il faut une hausse assez brutale du taux d’intérêt. Le dégonflement des bulles qui s’ensuit risque alors d’induire une débâcle du système financier et une récession plus ou moins grave.
5. Est-ce différent cette fois-ci ?
Les opérateurs financiers ont l’habitude de justifier les bulles en avançant des arguments du type « cette fois, c’est différent, … ». Lorsque le grand public est convaincu par de tels arguments et se rue dans les bulles, ce sera bientôt le début de la crise. L’argent intelligent (« smart money »), qui est à contre-courant (« contrarian »), considère que le sommet des prix des actifs coïncide avec l’abondance de tels arguments et sort des marchés en ébullition. On constate que ce genre d’arguments commence à émerger ces derniers mois. [16] Au lieu de chercher à rassembler les arguments visant à justifier la forte hausse des prix des actifs depuis le printemps 2009, j’analyse ici quelques différences entre la situation actuelle et celle avant la crise financière globale de 2008 du point de vue économique et politique.
Avant la crise de 2008, on constatait une croissance forte dans les pays émergents et une croissance relativement vigoureuse dans la plupart des pays développés. La situation actuelle est contrastée tant dans les pays développés que dans les pays émergents. Aux Etats-Unis, l’économie croît à un rythme annuel de 2 % et cela au prix des politiques monétaire et budgétaires ultra-accommodantes. [17] Plusieurs pays de l’UEM peinent à sortir de la récession induite par les politiques d’austérité imposées durant la crise de l’euro, et d’autres connaissent une croissance faible. La perspective de croissance de la zone euro, récemment révisée à la hausse, reste modeste et est soumise à de nombreuses incertitudes. La politique monétaire ultra-accommodante au Royaume-Uni n’a permis qu’une croissance très modérée. La croissance du Japon devenue un peu plus robuste depuis début 2013, suite à la dévaluation forte du yen et à la hausse spectaculaire des cours boursiers, risque de s’enliser lors du relèvement en avril 2014 de la TVA de 5 % à 8 % pour renflouer la caisse publique.
Dans les pays émergents, la croissance, très forte à la sortie de la crise de 2008-2009, s’essouffle dès 2011, ce qui pourrait être annonciateur d’une crise. En fait, outre les bulles de crédit et immobilières, beaucoup d’entre eux ont accumulé des déséquilibres internes et externes majeurs tels que, par exemple, déficits publics, déficits de la balance courante et inflation élevés en Inde, dettes des collectivités locales élevées en Chine, tensions inflationnistes et déficit grandissant de la balance courante associés à une croissance proche de zéro au Brésil.
Au niveau des finances publiques, rares sont les grands pays industrialisées dont la position budgétaire s’est améliorée. De nombreux Etats sont confrontés aux déficits budgétaires élevés voire très élevés six ans après le début de la crise financière globale. La hausse vertigineuse de leur dette, du fait du mécanisme de stabilisateur automatique, des mesures de relance, et des sauvetages bancaires, rend leur équilibre financier extrêmement vulnérable à la survenance d’une nouvelle crise et les prive donc de la possibilité de venir en aide à l’économie et au système financier le cas échéant. En outre, un surendettement public peut être source de la prochaine double crise bancaire et de la dette souveraine, dans la mesure où les institutions financières et bancaires détiennent en masse les dettes des Etats financièrement « solides » et même les dettes publiques considérées comme spéculatives. Or, plusieurs pays dont le Japon, l’Espagne, l’Italie, la France, ont un ratio d’endettement public dynamiquement instable. [18] Les Etats-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni qui ont connu une période d’instabilité de leur ratio de dette publique par rapport au PIB sur la période 2008-09 peuvent être de nouveau confrontés à cette situation si une nouvelle crise grave survient. Dans cette perspective, la dette publique japonaise est particulièrement exposée au risque de désolidarisation des institutions financières japonaises vis-à-vis de leur gouvernement. La matérialisation d’un tel événement générerait alors une grande crise longtemps redoutée par les marchés financiers.
Quant à la politique monétaire, elle ne cesse d’être relâchée dans la plupart des pays développés depuis l’été 2008 pour assurer une condition financière stable, donc plus propice au redressement de la croissance. La politique monétaire suit traditionnellement un schéma alternant le relâchement et le resserrement. Le schéma qu’elle suivra dans le futur risque d’être constitué exclusivement du relâchement car la mollesse persistante de la croissance d’après-crise empêche les banques centrales de reconstituer la moindre marge de manœuvre en procédant à un resserrement monétaire. En plus, les banques centrales qui détiennent beaucoup de titres à long terme ne peuvent arrêter leurs programmes d’achat d’actifs car un arrêt provoquerait une remontée violente des taux d’intérêt et les exposerait à des pertes. Les mesures de politique monétaire non-conventionnelles pourraient donc s’éterniser.
Ce problème se pose de manière aigüe à la Fed qui, après avoir versé plusieurs années de suite d’importants montants de plus-values au gouvernement fédéral des Etats-Unis, doit alors supporter des moins-values colossales. Le débat politique (ou plutôt l’absence de consensus) sur les finances publiques américaines et la menace de la mise en faillite du gouvernement fédéral par le Parti républicain commencent à affaiblir le rôle du dollar en tant que devise de réserves. Une dé-dollarisation au profit d’autres devises dont l’euro et le yuan risque de rendre plus difficile le maintien des mesures non-conventionnelles indispensables pour financer les déficits publics des Etats-Unis et pour dynamiser l’économie américaine puisqu’une demande de dollars en baisse oblige la Fed à réduire son offre pour maîtriser l’inflation. Quant à la BCE, elle pourrait être contrainte de mettre en œuvre les OMT car, en cas d’une nouvelle double crise bancaire et de la dette souveraine, les promesses pourraient ne plus suffire.
De nouvelles mesures devraient être introduites si les marchés financiers s’effondraient. Pour les redresser, les banques centrales ne manqueraient pas d’idées et pourraient prendre des mesures telles que l’achat des actions des sociétés cotées (déjà expérimenté par la Banque du Japon) et des crédits des sociétés privées (cette idée circule dans l’UEM et est étudiée par la BCE), et la facilité de financement des banques en contrepartie de l’apport des titres de crédit (« Funding for Lending Scheme », appliquée par la Banque d’Angleterre depuis l’été 2012). Par ailleurs, les banques centrales pourraient renforcer la « répression financière » déjà en cours en élevant l’inflation (de manière clandestine ou via sa sous-estimation par les bureaux de statistiques officiels et en faisant baisser les taux d’intérêt nominaux sur la dette publique grâce aux achats massifs des actifs. [19] A l’aide des mesures administratives empêchant la fuite des capitaux, la répression financière peut soulager la pression sur les finances publiques. Son efficacité pour redresser la croissance et pour éviter une crise future reste à démontrer.
Le renforcement de la régulation microprudentielle et l’introduction des mesures de régulation macroprudentielle suite à la crise financière globale pour réguler les marchés financiers et les systèmes bancaires (la Loi Dodd-Frank aux Etats-Unis, les accords de Bâle III et leur transcription dans les loi nationales) pourraient ne pas réduire suffisamment la prise de risque par les institutions financières. Certaines régulations, comme le ratio de liquidité, pourraient accroître le risque systémique en encourageant les banques à détenir des obligations d’Etat considérées comme « sûres » mais pouvant s’avérer risquées en cas de crise. Les réformes financières ne règlent pas les problèmes des établissements financiers trop grands ou/et trop connectés pour faire faillite (« too big or/and too connected to fail ») qui ont vu leur position renforcée avec la crise. Il est question en Europe, dans le cadre de l’Union bancaire européenne, comme aux Etats-Unis de faire payer les déposants (déjà essayé en mars 2013 par l’UE, la BCE et le FMI à Chypre) et les détenteurs des dettes des grandes banques en faillite afin de réduire les coûts budgétaires d’une crise bancaire pour l’Etat. La question est de savoir si on peut réellement le faire sans provoquer une panique bancaire à grande échelle. En régulant plus fortement le système bancaire officiel, une grande partie des activités les plus risquées pourraient être transférée vers le système bancaire parallèle (« shadow banking ») qui échappe toujours à la régulation financière, accroissant ainsi le risque d’instabilité financière.
L’éclatement des bulles immobilières et financières actuelles induit-il à coup sûr des effets désastreux pour l’économie mondiale ? L’un des facteurs importants à considérer est l’implication des banques dans la formation de ces bulles. Si les bulles sont gonflées grâce aux crédits bancaires ou/et si les établissements financiers y sont directement impliqués par leur investissement hasardeux, le risque d’avoir une crise bancaire grave et un désastre pour l’économie mondiale devient réel. Une crise de la dette souveraine au Japon, ou une crise immobilière, financière et bancaire dans plusieurs pays émergents suite aux ajustements nécessaires pour corriger les déséquilibres macroéconomiques, peut déboucher sur des crises aux Etats-Unis et en Europe, et vice versa. La solution immédiate consisterait à injecter toujours plus de liquidités pour restaurer une apparence de stabilité financière.
Un autre scénario plausible est que les flux des capitaux sortants des pays développés pratiquant les politiques monétaires ultra-accommodantes finissent par induire une inflation des prix des biens de consommation galopante dans les pays émergents, car les bulles immobilières qu’ils provoquent conduiraient tôt ou tard à une forte hausse des coûts de la vie et donc des salaires nominaux. La propagation de l’inflation vers les pays développés oblige leurs banques centrales à relever les taux d’intérêt et à arrêter les programmes d’achats d’actifs à grand échelle, voire à procéder aux ventes d’actifs pour éponger les liquidités. En enlevant l’excès de liquidité qui est à l’origine du gonflement des bulles multiples, un tel changement de politique est susceptible de provoquer une crise globale à la fois immobilière, financière, bancaire et de la dette souveraine. Elle serait inédite et donc la plus difficile à traiter car les banques centrales ont perdu la possibilité de manipuler les outils monétaires, au moins dans un premier temps. Il resterait toujours des mesures de politiques extrêmes, comme nationaliser les grandes banques, taxer les déposants et les détenteurs d’actifs, et monétiser la dette publique, parmi d’autres. Dans tous les cas, les perspectives ne semblent guère brillantes car il serait difficile de retrouver une croissance raisonnablement élevée pour que les pays développés puissent surmonter la plupart des difficultés insolubles à l’heure actuelle.
Conclusion
Les politiques monétaires ultra-accommodantes entraînent une redistribution de richesse en faveur des détenteurs d’actifs risqués tels que l’immobilier, les actions, et les obligations à moyen et long terme. En mettant en œuvre ces politiques, la Fed et d’autres banques centrales espèrent secrètement que la hausse des prix des actifs produira des effets de richesse et de bilan positifs qui relancera la demande globale et la croissance. Dans cette tentative, les banques centrales semblent avoir oublié (ou ignoré) les leçons tirées des expériences récentes et comptent davantage sur les nouvelles régulations financières pour lutter contre la formation des bulles spéculatives sur les différentes classes d’actifs ainsi que pour minimiser les conséquences désastreuses résultant de leur éclatement ultérieur. Elles auraient une forte incitation à encourager ou du moins à tolérer le gonflement des bulles qui dotent la politique monétaire d’un levier éventuellement puissant pour relancer la croissance. Cependant, ces bulles et les mesures de politique monétaire ultra-accommodantes qui les soutiennent induisent une redistribution de richesse qui n’est pas nécessairement désirable du point de vue du bien-être social.
Force est de constater que les bulles en cours de gonflement dans les pays développés et émergents ne peuvent se maintenir comme une situation d’équilibre. La survenance d’une nouvelle crise financière globale suite à leur éclatement risque d’avoir des conséquences difficilement maîtrisables par les décideurs de politique, d’autant plus que les Etats ayant accumulé trop de déficits budgétaires durant et après la crise financière globale de 2008 n’auraient que peu de marge de manœuvre et leur surendettement pourraient constituer une source de crise. Le temps est venu pour les banques centrales de soupeser le maigre gain de croissance pas forcément durable et le risque d’un désastre financier et économique dues respectivement au gonflement et au dégonflement de grosses bulles sur les prix des actifs. S’il n’est pas souhaitable que les banques centrales piquent violemment dans les multiples bulles, elles devraient toutefois ajuster leurs politiques pour permettre à l’air de s’échapper un peu de ces bulles afin d’éviter que celles-ci gonflent trop et éclatent un jour de manière incontrôlable.
[1] Voir l’intervention de Philippe Béchade sur BFMTV le 31 juillet 2013, et Nouriel Roubini, « Les pièges qui attendent la Fed quand les taux remonteront », Projet Syndicate, 4 avril 2013, les Echos. Paul Krugman affirme l’absence de bulles dans l’article "Bernanke, Blower of Bubbles ?", The New-York Times, 9 mai 2013. Voir, pour une revue des avertissements majeurs, Paul B. Farrell, “Doomsday poll : still a 98% risk of 2014 stock crash. Commentary : Psychological realities as new year dawns end irrational exuberance,” Marketwatch, 18, décembre 2013.
[2] Andy Xie (2013), “Heading towards a Cliff,” CaixinOnline, 5 novembre 2013.
[3] Michael D. Bordo & John Landon-Lane (2013), “Does Expansionary Monetary Policy Cause Asset Price Booms ; Some Historical and Empirical Evidence,” NBER Working Papers 19585.
[4] En offrant implicitement une option de vente (« put »), la Fed sous la direction de Greenspan est donc prête à sauver les instituions financières et bancaires en injectant massivement des liquidités en cas de crise financière.
[5] Marc Labonte (2013), “Federal Reserve : Unconventional Monetary Policy Options,” CRS, USA.
[6] William L. Watts, “Robert Shiller : Stocks high but not ‘alarming’”, Marketwatch, 30 octobre 2013.
[7] Voir http://finance.yahoo.com/blogs/hot-stock-minute/poll-fed-start-taper-stimulus-now-125524811.html.
[8] William L. Watts, “This is why QE-happy central banks aren’t scared of asset bubbles”, Marketwatch, 31 octobre 2013.
[9] Rex Nutting, “Stop blaming Greenspan for the market’s failures”, Marketwatch, 28 octobre 2013.
[10] Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur (2008), « Croissance, productivité et commerce extérieur : la position française en déclin ? » Découverte de l’économie vol. 2, Cahiers français, n° 347.
[11] Robert J. Gordon (2012), “Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts The Six Headwinds,” NBER Working Paper 18315.
[12] Jeremy Stein (2013), “Overheating in Credit Markets : Origins, Measurement, and Policy Responses”, at the “Restoring Household Financial Stability after the Great Recession : Why Household Balance Sheets Matter” research symposium sponsored by the Federal Reserve Bank of St. Louis, St. Louis, Missouri, February 7.
[13] Dans un entretien publié le 10 novembre 2013 par le Welt am Sonntag, interrogé sur la possibilité d’une nouvelle crise financière comme celle de 2008, Alan Greenspan a été catégorique : « absolument, la question ne se pose même pas ». Le 14 novembre 2013, auditionnée par le Senat américain en vue de sa nomination à la tête de la Fed, Janet Yellen affirme qu’elle ne voit pas actuellement l’évidence des bulles boursières (ce qui a encouragé plusieurs indices boursiers américains à inscrire un nouveau record), tout en soulignant qu’elle est consciente des risques liés aux bulles et que la Fed sous sa direction serait prête à les casser si elles sont observées. A noter que, dans une audition par le Senat en 2010, elle avouait ne pas voir arriver la crise de 2008.
[14] Dans son discours du 8 novembre 2013 à une conférence de recherche organisée par le FMI, Larry Summers, ex-candidat à la présidence de la Fed, a prôné l’idée que l’économie mondiale a besoin des bulles pour surmonter la stagnation séculaire afin d’atteindre le plein emploi tant qu’il n’y a pas signe d’inflation. En l’absence de bulles, le taux d’intérêt réel naturel serait négatif. Ceci est de plus en plus vrai probablement depuis les années 1980. Cette idée a soulevé beaucoup d’intérêt parmi les banquiers centraux et les commentateurs.
[15] Otmar Issing (2009), “Asset Prices and Monetary Policy,” Cato Journal 29(1), 45-51.
[16] Jeff Reeves, “Why this new market high is different ?” Marketwatch, 31 octobre 2013.
[17] Malgré les coupes budgétaires automatiques, les déficits budgétaires américains resteront à un niveau au-dessus de 4 % (contre 7 % initialement prévus pour 2013 avant les coupes).
[18] Patrick Artus (2013), « Stabilité ou instabilité dynamique du taux d’endettement public », Flash Economie, n° 777.
[19] L’idée selon laquelle les bureaux de statistiques manipulent apparaît souvent dans la presse, voir par exemple Anthony Mirhaydari, "The governement is wrong : inflation bites," Marketwatch, 1er novembre 2013.
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