Le « modèle » allemand de croissance par les exportations est-il généralisable aux autres pays européens ?

Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)

Au cours de ces dix dernières années l’Allemagne a accumulé un excédent commercial de plus de 1 500 milliards d’euros. Cet excédent est le reflet d’une « hyper-compétitivité » internationale fondée d’une part, et cela depuis le début des années 1950, sur sa compétitivité hors-prix, et d’autre part, depuis une dizaine d’année, sur une compétitivité-coût. Cette nouvelle compétitivité-coût résulte d’une grande modération salariale en Allemagne liée aux réformes du marché du travail des années 2000 et à la localisation depuis le milieu des années 1990, en Europe centrale, d’une part croissante des processus productifs (notamment dans le secteur automobile) qui sont ensuite réimportés sous forme de consommation intermédiaire en Allemagne. Cet article montre que ce « modèle » allemand ne doit pas être exporté vers les autres pays de l’UE : il risquerait, d’une part, de conduire les pays européens à jouer « un jeu de la demande » à somme négative qui déboucherait sur une explosion de la précarisation du travail, et d’autre part, à une détérioration de l’image de marque des produits européens, qui pousserait le reste du monde à s’en détourner.

Mots-clefs : Allemagne, compétitivité internationale, économie allemande, excédents commerciaux, modèle allemand.

Citer cet article

Eric Rugraff « Le « modèle » allemand de croissance par les exportations est-il généralisable aux autres pays européens ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 27, 27 - 32, Hiver 2012.

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« L’hyper-compétitivité » à l’international de l’Allemagne

L’Allemagne est l’un des pays de l’Union européenne (UE) qui a le mieux résisté à la crise économique actuelle. Les bonnes performances macroéconomiques allemandes s’expliquent en grande partie par son insertion internationale. En effet, la croissance économique allemande repose sur le « moteur externe ». Le tableau 1 montre non seulement l’importance des exportations pour le « modèle » de croissance économique allemand, mais également l’accroissement de la dépendance allemande à l’exportation : en deux décennies la propension à exporter de l’Allemagne a quasiment doublé, passant de 22,2 % en 1991 à 41,3 % en 2011. Ce taux est exceptionnel pour un grand pays et est le signe d’une « hyper-compétitivité » allemande à l’international (Rugraff, 2010). Ce tableau est intéressant pour deux raisons principales : d’abord, il montre clairement le rôle joué par les exportations dans la croissance économique allemande. D’autre part, il souligne la capacité de l’Allemagne à surmonter les chocs. Le premier choc, le « choc de la réunification allemande » a conduit à une réduction de la propension à exporter entre 1991 et 1996. L’Allemagne a réussi à surmonter ce choc à partir du milieu des années 1990 [1]. Le second choc est celui de la crise économique actuelle : la propension à exporter a fortement baissé en 2009 avant de repartir en 2010, et atteindre en 2011 un niveau supérieur à celui de la période de pré-crise de 2007. L’insertion internationale allemande s’est également traduite par une augmentation forte du taux de pénétration (Importations/PIB) au cours des deux dernières décennies. Ce taux atteint en 2011, 37,4%, mais demeure inférieur à la propension à exporter, de sorte que la croissance économique allemande se nourrit des excédents commerciaux [2] : avec l’augmentation de la propension à exporter, l’excédent commercial est passé de 11,2 milliards d’euros en 1991 à 158,2 milliards d’euros en 2011 (Statistisches Bundesamt, 2012).

Tableau 1. Evolution de la propension à exporter de l’Allemagne, en %

1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 {{}}
22,2 20,8 18,9 19,8 20,7 21,5 23,8 24,9 25,5 29,2
2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011
30,4 30,5 30,9 33,3 35,3 38,6 39,7 39,8 33,8 38,4 41,3

Remarque : Propension à exporter = Exportations/PIB * 100Source : Statistisches Bundesamt, 2012.

Les origines de cette « hyper-compétitivité » allemande

La théorie économique considère deux formes de compétitivité, la compétitivité-coût et la compétitivité hors-prix. La compétitivité-coût peut se définir par la capacité d’un pays et des firmes d’un pays à avoir des coûts inférieurs à ceux des concurrents (compétitivité absolue) ou tout du moins des coûts qui augmentent moins vite que ceux des concurrents (compétitivité relative). Dans la concurrence entre pays développés et firmes de pays développés, la compétitivité relative est déterminante. Quatre facteurs entrent dans la compétitivité-coût : le coût direct et indirect du travail (qui est en lien avec la productivité, la législation du travail, les charges sociales patronales, etc.), le coût du capital (il dépend notamment des taux d’intérêt) et le coût des matières premières (il est proche pour les différents pays dans la mesure où le marché est mondial) et le taux de change. Pour passer de la compétitivité-coût à la compétitivité-prix on ajoute la politique de marge des entreprises. La compétitivité hors-coût (ou compétitivité hors-prix) est quant à elle déterminée pas deux facteurs : la compétitivité technologique et la compétitivité commerciale. La seconde est souvent liée à la première. La compétitivité technologique peut être déterminée par la capacité d’un pays ou d’entreprises à être plus innovant(es) que les concurrents. La compétitivité commerciale fait référence à la capacité d’un pays/entreprise à valoriser ses produits à travers sa démarche commerciale (délais de livraison, qualité du service après-vente, etc.) et marketing (communication, packaging, etc.). L’image d’un produit d’une entreprise donnée, voire l’image de marque des produits d’un pays entier résulte d’une combinaison de réussites au niveau de la distribution, de la communication et de la valorisation du produit. Les entreprises dotées d’un avantage en termes de compétitivité hors-prix deviennent des « price makers », ce qui leur permet de vendre leurs produits à des prix supérieurs à la moyenne du marché et donc d’obtenir des marges intéressantes.

Les travaux récents menés sur les performances allemandes à l’exportation expliquent assez clairement le « modèle » allemand. L’Allemagne est dotée d’un avantage hors-prix incontestable : cette réalité est connue et largement documentée dans la littérature économique et de gestion à travers des études de cas d’entreprises, des études sectorielles ou encore des travaux économétriques (Voir par exemple Fontagné, Freudenberg et Ünal-Kesenci, 1999 ; Commissariat général au plan, 2001). A titre d’exemple, le Centre d’observation économique et de Recherche pour l’Expansion de l’économie et le Développement des Entreprises (Coe-Rexecode, 2012) réalise une enquête annuelle sur l’appréciation par les directeurs d’achat de l’image hors-prix des produits importés en provenance de différents pays. Il ressort clairement, année après année, que les produits allemands, notamment pour les biens d’équipements, sont considérés comme possédant un avantage en termes de contenu en innovation technologique, d’ergonomie et de design sur les produits des autres pays. La dotation en avantage compétitif hors-prix fait partie du « patrimoine allemand » (Hall et Soskice, 2001). C’est la combinaison d’un ensemble d’éléments particuliers qui forment un système unique et impossible à reproduire tel quel ailleurs. Le positionnement unique au monde de l’Allemagne sur le « haut de gamme » pour la quasi-totalité de sa production industrielle, qui lui permet de pratiquer des prix élevés, résulte : premièrement, de l’adoption après la deuxième guerre mondiale des principes développés par le courant ordolibéral. Deuxièmement, de la mise en place au sein des entreprises d’un système favorable au dialogue social et à la cogestion appuyé sur un mode de management familial. Troisièmement, d’un système favorisant à la fois la concurrence entre les firmes et une coopération étroite entres les acteurs que sont les firmes, les partenaires sociaux, les Länder dans lesquels les firmes sont implantées, la Hausbank (la banque est liée dans une relation partenariale de long terme à l’entreprise), mais également les co-traitants évoluant à proximité des donneurs d’ordres dans des clusters très innovants. Quatrièmement, un système de formation qui fait la part belle à l’apprentissage et la promotion interne qui favorisent l’émergence d’une politique d’innovation incrémentale. Cinquièmement, un système d’innovation favorisé par la place centrale dévolue dans la société allemande à la Technique, que traduit le rôle joué par la Fraunhofer Gesellschaft, dans le soutien à la recherche appliquée dans le Mittelstand au niveau de chaque région allemande.

La compétitivité hors-prix allemande n’a pas changé : elle est inscrite dans l’histoire longue de l’Allemagne. Ce qui a changé au tournant des années 2000, c’est l’amélioration de la compétitivité-coût allemande comparée à celle de ses principaux partenaires européens. Deux changements majeurs expliquent l’ajout d’un effet compétitivité-coût aux performances hors-prix allemandes. Le premier changement résulte des réformes du marché du travail engagées entre 2003 et 2005 qui ont été à l’origine de l’augmentation du poids de l’emploi atypique (intérim, contrats à durée déterminée et mini-jobs [3]), du recours au chômage partiel et de la baisse conventionnelle de la durée du travail et des salaires (Voir à ce sujet Allègre, 2012 ; CAE, 2012). Les réformes sur le marché du travail ont conduit à une modération salariale, de sorte que les salaires moyens ont stagné durant le cycle conjoncturel précédant la crise actuelle (Lehndorff, 2012). Le second changement, moins connu, est décrit par Rugraff (2004) et plus récemment par Fontagné et Gaulier (2008) : il s’agit de l’implantation massive de filiales de multinationales allemandes [4] et/ou de l’externalisation de segments importants de la valeur ajoutée à plus faible coût en Europe centrale. La production à plus faible valeur ajoutée réalisée dans des pays à plus faibles coûts de main d’oeuvre est ensuite réintégrée sous forme de consommation intermédiaire dans la production réalisée en Allemagne, de sorte que le contenu en importations des exportations allemandes a fortement augmenté au cours des quinze dernières années. Cette localisation/externalisation d’une part importante de la production en Europe centrale réduit les coûts unitaires de production. Les travaux économétriques réalisés par Fontagné et Gaulier (2008) suggèrent que c’est ce recours massif - et nouveau (Rugraff, 2004) - à l’externalisation dans des pays à plus faibles coûts de main d’œuvre qui serait à l’origine de la « sur-performance » allemande à l’international. La modération salariale ne résulte pas seulement des réformes du travail, mais également de la pression exercée par les industriels allemands sur les emplois demeurés en Allemagne, ainsi que sur les syndicats dans le cadre des négociations collectives : l’acceptation par les partenaires sociaux d’une modulation du temps de travail, le recours au chômage partiel et la modération salariale (par l’abandon par exemple de primes) résultent de ce fort pouvoir de négociation lié au redéploiement de la production organisé par les firmes allemandes. Cette nouvelle compétitivité-coût allemande se retrouve dans le tableau 2 : l’indice du coût horaire de la main d’œuvre a augmenté de 34 % en France entre 2002 et 2011, de 27 % dans la zone euro, alors qu’il n’a augmenté que de 16 % en Allemagne.

Tableau 2. Evolution de l’indice du coût horaire de la main d’œuvre, en valeur nominale (base 100 = 2001)

{{}} 2001 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011
Allemagne 100 103 104 105 106 107 110 112 113 116
France 100 103 107 111 116 121 125 126 130 134
Zone euro (17 pays) 100 103 106 108 111 113 118 121 123 127

Source : Calculs effectués d’après Eurostat, 2012.

Les limites de l’exportation de ce « modèle » vers les autres pays européens

La « sur-performance » allemande actuelle n’est pas liée à sa compétitivité hors-prix, même si cette forme de compétitivité demeure fondamentale dans le « modèle » de croissance économique allemand. L’accumulation au cours de ces dix dernières années d’un excédent commercial de plus de 1 500 milliards d’euros est lié à une modération salariale qui a, à la fois comprimé la demande interne de biens finaux et stimuler les exportations de biens allemands intégrant des processus de production réalisés en Europe centrale. Ce « modèle » de croissance allemand est souvent donné en exemple en Europe : la réduction des coûts de production, et notamment des coûts du travail (direct et/ou indirect) apparaît pour d’aucuns comme le moyen privilégié de doper la compétitivité internationale qui permettrait de relancer la croissance économique (Voir par exemple dans le cas français, le rapport de Coe-Rexecode, 2011). Cependant, l’exportation du « modèle » de compétitivité allemand ferait courir deux risques majeurs à l’économie européenne : d’une part, son adoption conduirait les pays européens à jouer « un jeu de la demande » à somme négative qui déboucherait sur une explosion de la précarisation du travail, et d’autre part, à une détérioration de l’image de marque des produits européens qui pousserait le reste du monde à s’en détourner.

Le premier écueil est relatif au risque de récession lié à un effondrement des demandes intérieures. En effet, même si la part des exportations de l’Allemagne hors-UE dans le total des exportations allemandes augmente depuis une vingtaine d’année, l’essentiel des exportations allemandes (59,2 % en 2011) est encore réalisé dans les autres pays de l’UE. C’est donc la demande européenne de biens d’équipement et de biens de consommation qui nourrit la croissance allemande et la croissance des pays d’Europe centrale intégrés dans les processus de production par les firmes allemandes. Les salariés des pays de la périphérie européenne en crise subissent déjà une diminution des salaires qui déprime la croissance. Une généralisation de l’austérité salariale dans l’ensemble de l’Europe, y compris dans les pays du cœur européen, risquerait de déprimer durablement la demande européenne et d’entraîner le continent dans un « jeu de la demande » à somme négative semblable à celui qu’ont joué les pays européens dans les années 1930.

La stratégie allemande serait, au moins d’un point de vue théorique, généralisable à l’Europe sur le long terme, à condition que les pays Européens réduisent massivement le commerce intra-européen et augmentent leurs exportations vers le reste du monde, et notamment vers les BRICs. Concrètement cela signifierait que les pays du cœur européen les moins lourdement touchés par la crise optent pour des politiques de stricte maîtrise des coûts salariaux, et ceux de la périphérie les plus fortement impactés pas la crise baissent significativement les salaires, pour gagner des parts de marché en Asie.

La première conséquence serait une accentuation de la précarisation du travail sur l’ensemble du continent européen. En effet, la modération salariale allemande s’est traduite par une précarisation du travail et une augmentation des inégalités sociales en Allemagne. Les réformes du marché du travail ont été à l’origine de l’émergence d’une nouvelle catégorie de travailleurs, les working poors (revenu mensuel inférieur à 940 euros) : ils représenteraient selon la Hans-Böckler-Stiftung près de 7,1 % des actifs (cité par Hénard, 2012). Parmi les 27 pays de l’UE, l’Allemagne est le pays dans lequel les inégalités de revenus ont le plus fortement augmenté dans une période récente, que l’on se fonde sur le coefficient de Gini ou sur les rapports inter-percentiles (Eurostat, 2010). Alors que l’Allemagne était un pays caractérisé par de faibles inégalités, il est aujourd’hui dans la moyenne européenne (p.121-122). Les risques de tomber dans la pauvreté ont également fortement augmenté (p.119) : le risque de tomber dans la pauvreté en étant actif était évalué à 11,9 % en 2007, ce qui représentait 4,4 millions d’actifs en situation délicate. En 2010, 7,3 millions d’actifs (soit 22 %) étaient comptabilisés en tant que Geringverdiener (salariés à faible rémunération), avec un salaire inférieur à 9,26 euros brut par heure (Hénard, 2012). En outre, près d’un million de Geringverdiener travaillaient plus de 50 heures par semaine. Incontestablement, le « modèle » de compétitivité allemand a permis de réduire le chômage, mais il s’est accompagné d’une augmentation de la précarisation et des inégalités. Certes, cette précarisation et ces inégalités ne sont pas plus importantes que la moyenne des pays de l’UE. Cette précarisation, qui s’est fortement développée, est « amortie » dans une certaine mesure par le fait que l’Allemagne fasse partie des pays les plus riches au monde et qu’elle demeure globalement socialement plus protectrice que la moyenne des pays de l’OCDE. Ce « modèle » allemand serait par contre socialement et politiquement beaucoup plus risqué pour des pays ayant un PIB par habitant nettement inférieur à celui de l’Allemagne et n’étant pas dotés des filets sociaux permettant d’atténuer les effets de la précarisation.

Supposons néanmoins que les pays européens jouent le jeu du dumping salarial et réorientent une partie de leurs exportations vers le reste du monde, et notamment vers la zone la plus dynamique, à savoir l’Asie : des coûts de production plus bas permettraient-ils aux pays européens de gagner des parts de marchés en Asie et de relancer leur croissance économique ? Rien n’est moins sûr. La spécialisation des pays ne se fait plus au niveau des produits ou des secteurs, mais au niveau des variétés d’un même produit vendus à des prix différents. Ainsi, ce qui caractérise la spécialisation des pays du cœur européen ce n’est pas tant l’intensité technologique de la production que le fait qu’ils produisent essentiellement des biens de qualité se situant dans le moyen-haut et le haut de gamme. Même l’Allemagne est davantage spécialisée dans des secteurs de moyenne-haute technologie que dans la haute technologie. Le secteur automobile allemand est un bon exemple d’une spécialisation de moyenne-haute technologie dans le haut de gamme. A contrario, la production chinoise se développe sur l’ensemble du spectre technologique (des secteurs à faible intensité technologique comme les jouets aux secteurs à haute technologie comme l’aéronautique) mais demeure située dans le bas de l’échelle de qualité. Cheptea, Fontagné et Zignago (2010), dans une étude économétrique récente, montrent que sur la période allant de 2000 à 2007, l’UE-25 parvient à gagner des parts de marché mondiales sur le haut de gamme et en perd sur le bas de gamme et moyen de gamme. Des travaux antérieurs ont montré que les avantages comparatifs de la majorité des pays ouest-européens - à l’exception de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal - se situent sur le haut de gamme et dans une moindre mesure sur le moyen de gamme (Fontagné, Freudenberg et Ünal-Kesenci, 1999). Réduire les coûts de production afin de réduire les prix de vente pour doper les exportations risquerait dès lors de ramener les produits européens sur une échelle de qualité moyenne, voire basse, là ou précisément les producteurs européens perdent des parts de marché sur le reste du monde. Cela entraînerait exactement l’effet inverse à l’effet attendu. Prenons l’exemple d’un consommateur chinois qui achète un véhicule allemand haut de gamme (plus cher qu’un véhicule chinois comparable). Son choix repose sur un critère objectif composé d’un ensemble d’éléments technologiques (tels que l’innovation, les options proposées, la sécurité, l’ergonomie) et commerciaux liés au produit (design, qualité de la relation commerciale, garantie sur le produit, densité du réseau de distribution, etc). Or, une politique de modération salariale, et à plus forte raison de réduction des salaires réels, risque fort de détériorer la qualité objective de la production : le salaire est l’élément déterminant de motivation du salarié et de reconnaissance de la qualité du travail réalisé. L’acte d’achat repose également sur des éléments socio-psychologiques. Les travaux de psychologues et des sociologues comme Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire ou encore de Jean Baudrillard et de Pierre Bourdieu ont montré que tout acte de consommation correspond également à un positionnement social. Les travaux en économie expérimentale, mais également plus récemment en neuroéconomie, tendent a montrer que l’émotion intervient en parallèle de la rationalité dans toute prise de décision (Le Monde, 2008). Une baisse dans l’échelle de qualité (par la baisse des prix de vente) pour gagner en compétitivité pourrait alors conduire des consommateurs asiatiques à se détourner des produits européens : l’effet de distinction disparaîtrait. En Europe, l’Allemagne est dans une situation unique, dans la mesure où quasiment toutes ses productions (dans l’automobile, la machine-outil, l’optique, etc.) sont positionnées dans le haut de gamme, de sorte que l’image globale du « made in Germany » est très solidement ancrée. C’est pourquoi le fait que les produits allemands incorporent une part importante et croissante de composants réalisés dans des espaces à faibles coûts de main d’œuvre (à titre d’exemple, on peut estimer que moins de 40 % de la production d’une Porsche Cayenne, un produit de très haut de gamme, est réalisée aujourd’hui en Allemagne) n’a non seulement pas impacté la compétitivité hors-prix allemande, mais a également permis de doper sa compétitivité-coût. Pourtant, même en Allemagne - dans le prolongement des travaux de Sinn (2006) considérant que l’Allemagne est devenue une « Bazar-Ökonomie » -, la question de la viabilité à plus long terme de ce « modèle » d’exportation fait l’objet de plus en plus d’interrogations. Dans la majorité des autres pays européens, l’avantage du « made in » est bien moins établi et surtout varie en fonction des secteurs. Ainsi, en France, par exemple, l’industrie du luxe d’une part, et l’automobile de l’autre, se positionnement différemment dans l’échelle de qualité. Adopter le « modèle » allemand est dès lors beaucoup plus risqué que pour l’Allemagne : délocaliser une part plus importante des processus de production dans les pays à faibles coûts et comprimer les salaires dans la part de la production demeurée dans le pays afin d’accroître la compétitivité-coût (pour est plus compétitif sur les prix) ou encore pour accroître les marges des entreprises (demeurer dans le haut de gamme mais avec des coûts plus faibles) aurait une forte probabilité de brouiller l’image des produits du pays et d’impacter négativement la compétitivité hors-prix. L’Allemagne est probablement le seul pays européen qui peut se permettre de jouer sur les deux fronts - de la compétitivité hors-prix et de la compétitivité-coût - : c’est ce qui fait que précisément le « modèle » allemand n’est pas exportable vers les autres pays européens.

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[1Sur la manière dont l’Allemagne a surmonté « le choc de la réunification allemande », voir Bilger et Rugraff (2003).

[2Trois postes représentent plus des deux cinquièmes des exportations allemandes en 2011, à savoir les véhicules à moteur (17,5 %), les biens d’équipement (15,3 %) et les produits chimiques (9,6 %).

[3Emplois à temps partiel rémunérés à moins de 400 euros par mois et non soumis aux cotisations sociales.

[4Selon la deutsche Bundesbank (2012), en 2010, sur les six millions de salariés employés par des firmes multinationales allemandes à l’étranger près de 30 % travaillent en Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie.

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