Le nucléaire et la gestion des déchets radioactifs en Europe
Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.
La période actuelle constitue un tournant pour la France en matière de gestion des déchets radioactifs. La déclaration d’utilité publique du site d’enfouissement de Bure est en cours d’instruction. Ce pays étant un des plus avancés dans les technologies et les infrastructures de la filière de retraitement et de stockage de ces déchets, c’est le moment de faire le point sur la question, y compris dans un contexte européen. D’autant plus que l’ensemble de la filière nucléaire continue de faire l’objet de beaucoup de controverses dans les sociétés démocratiques et de stratégies nationales très variées. Ces questions sont paradoxalement assez urgentes à régler tout en impliquant le très long terme, et difficiles à trancher en raison de fortes incertitudes à la fois techniques, économiques et sociétales.
Mots-clefs : énergie nucléaire, gestion des déchets radioactifs, incertitude économique, incertitude politique, incertitude sociétale, incertitude technique, mégaprojet, politiques publiques.
Citer cet article
Jean-Alain Héraud « Le nucléaire et la gestion des déchets radioactifs en Europe », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 44, 47 - 55, Été 2021.
Jusqu’à un certain point, on pourrait dire que la question de la gestion des déchets [1] est indépendante de celle de savoir s’il faut continuer ou non de produire de l’électricité sur la base de la fission nucléaire. En effet, on ne peut pas réécrire le passé, et si les déchets de la fission sont là, il faut bien décider d’en faire quelque chose. C’est un problème particulièrement crucial pour l’Allemagne qui a fait le choix radical de sortir du nucléaire (en 2011, à l’initiative de la Chancelière Merckel, après l’accident de Fukushima [2]), et qui va se retrouver en 2022, à la fermeture de la dernière centrale, devant 27 000 m3 de produits hautement radioactifs à très longue vie qu’il faudra bien gérer — dans une atmosphère générale très hostile au nucléaire, ce qui ne va pas simplifier l’opération. La France, elle, n’a pour l’instant jamais pris de décision radicale de sortie du nucléaire — malgré certaines pressions non négligeables — et elle se prépare depuis longtemps à l’entreposage (provisoire) et au stockage (définitif) des déchets. Cela n’empêche pas diverses controverses d’émerger, liant la question du stockage des déchets à celle de la poursuite de l’utilisation de l’énergie nucléaire. Le raisonnement implicite voire explicite de certains opposants au nucléaire est que tout ce qui facilite la gestion des déchets est un encouragement à continuer la production. Est-ce pour autant une raison de laisser les produits radioactifs sur le site des centrales qu’on ferme plutôt que de chercher une solution centralisée de stockage, après retraitement, aussi sûre que possible ? En réalité, cette problématique du traitement de la fin du cycle nucléaire est très complexe et demande une analyse à la fois technique, sociétale et éthique approfondie. Chaque type de déchet constitue de plus une problématique particulière, car il y a d’énormes différences en niveau d’activité comme en durée de vie des radio-éléments concernés. L’ambiance parfois hystérique des débats autour du nucléaire, sur fond de méfiance réciproque et de confrontation idéologique, ne facilite malheureusement pas la réflexion sereine.
L’actualité du sujet en France est liée à la dernière étape d’un long processus technique et administratif : en 2020, l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) a déposé auprès des services de l’État un dossier de Déclaration d’utilité publique (DUP) pour la construction du site de stockage Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) à la limite entre les départements de la Meuse (commune de Bure) et de la Haute-Marne (commune de Saudron), pas loin du laboratoire souterrain expérimental qui souffle justement ses 20 bougies. Rappelons que le laboratoire souterrain a comme seule vocation la recherche scientifique et technique pour tester, dans des conditions les plus proches possibles de la réalité, les technologies du stockage en couche géologique — en l’occurrence l’argile puisque c’est le choix fait par la France. Mais dans les 2 km de galeries creusées à 490 m de profondeur, aucun déchet ne sera entreposé (la loi l’interdit). La véritable opération de stockage dit « définitif » commencera avec Cigéo, une fois que le feu vert sera donné par l’administration (après instruction par l’Agence de Sécurité Nucléaire, ASN, du dossier d’autorité de création) et que l’on aura réalisé l’infrastructure, ce qui va prendre encore beaucoup d’années.
Il est important de souligner que la caractéristique de l’industrie des déchets nucléaires est le temps long. Il faut beaucoup de temps pour prendre une décision stratégique au niveau de l’État sur une question comme le stockage par enfouissement, beaucoup de R&D sur les modalités techniques, du temps de concertation (y compris via la Commission nationale du débat public), et ensuite des années de construction. L’objet même de Cigéo est naturellement marqué par le très long terme : les déchets dont on parle ici sont la fraction la plus problématique, ce que l’on appelle les déchets radioactifs de haute activité (HA) et de Moyenne activité à vie longue (MA-VL). Leur dangerosité peut durer jusqu’à un million d’années… La fermeture d’une centrale, comme son fonctionnement régulier, crée la nécessité de gérer aussi bien des déchets « faciles » (faiblement radioactifs et/ou à vie courte) que des déchets très problématiques impliquant les générations futures, pour lesquels les technologies d’enfouissement ont justement été développées.
Lorsque nous avons évoqué en introduction le stock de 27 000 m3 dans le cas de l’Allemagne, la première réaction du lecteur pourrait être de considérer que c’est bien peu de chose à côté d’autres déchets polluants, particulièrement chimiques, dont les tonnages sont gigantesques en comparaison. Parfois les produits chimiques sont également presque indestructibles, mais on n’atteint pas le niveau de difficulté et d’irréversibilité caractérisant les déchets radioactifs HA/MA-VL. Ces derniers ne représentent que 5 % du total des déchets radioactifs, mais 95 % de la radioactivité. Les autres catégories de déchets sont aussi traitées en France par l’ANDRA, avec des sites spécialisés comme le Centre de stockage de l’Aube et celui de la Manche, mais les problématiques sont bien moins complexes et ne mettent pas à ce point notre génération devant un choix éthique difficile vis-à-vis des générations futures.
Une grande variété de situations en Europe
Face à de telles décisions difficiles à trancher à divers niveaux (technique, économique, sociétal, éthique), il n’est pas étonnant d’observer toute une variété de réponses nationales à travers le monde. Nous proposons ci-dessous de faire le point sur cette variété, en nous limitant à l’Europe. Le peu de convergence observé entre les États membres est un fait explicable par la complexité du problème et la différence des perceptions des sociétés [3], mais n’est-ce pas un problème pour l’Europe où l’on pourrait espérer plus de concertation et de décisions communes ? Le nucléaire fut un des trois piliers de la construction européenne dans l’après-guerre. La réalité actuelle illustre plutôt une sorte de principe de subsidiarité extrême. Les experts se connaissent et se parlent [4], mais le monde de la gestion des déchets nucléaires reste très fragmenté et les décisions stratégiques de chaque pays ne dépendent que de leurs institutions parlementaires propres. L’Union européenne est certes présente par l’incitation à la recherche — comme elle sait bien le faire dans de nombreux domaines scientifiques et techniques — et aussi par la capacité d’encadrer les politiques nationales via des directives [5], mais les stratégies nationales restent très dispersées et les formes de coopérations sont loin de se limiter au cadre communautaire. Outre l’Agence internationale AIEA, il y a l’Agence pour l’énergie nucléaire en lien avec l’OCDE, et beaucoup de coopérations multilatérales voire simplement bilatérales entre opérateurs du type de l’ANDRA.
Avant de détailler le cas français, nous présentons ci-dessous une synthèse rapide des autres expériences européennes [6]. On pourra constater non seulement le peu de convergence des situations, mais aussi le caractère hésitant des politiques et l’horizon très long des investissements.
- La Finlande est, avec la Suède et la France, un des pays les plus avancés dans le stockage géologique en raison de son choix nucléaire affirmé et d’un relatif consensus dans la population [7]. En novembre 2015, le gouvernement finlandais a accordé la licence de construction du site de stockage géologique — dans du granit, à Olkiluoto. Les travaux ont commencé en 2016. En 2020, l’usine d’encapsulation est lancée. La demande d’autorisation de stockage est en cours et une mise en exploitation est prévue pour 2023 au plus tôt.
- En Suède, le troisième pays européen qui possède une véritable expérience du stockage géologique, la société qui gère le combustible nucléaire usé et les déchets (SKB) a soumis en 2011 une demande de licence pour la construction d’un dépôt profond dans le granit, à Forsmark. Parallèlement, une demande a été faite pour une usine d’encapsulation des assemblages de combustibles usés à Oskarshamn. Le tribunal foncier et de l’environnement (MMD) est en charge de donner l’autorisation et a déjà reçu un avis favorable de l’Autorité suédoise de radioprotection (SSM). Normalement, le fonctionnement est prévu à l’horizon 2030. Mais, saisi par une association environnementale, le système judiciaire peut remettre en cause le projet, particulièrement autour de la technologie de l’encapsulage (tenue des emballages de cuivre dans le temps). Les Suédois insistent énormément sur la qualité des « colis » [8] nucléaires, car les sites dans le granit ne sont pas à l’abri d’infiltrations d’eau le long de failles, à la différence de l’argile [9].
- L’Allemagne a été traumatisée par l’expérience négative dans les anciennes mines de Asse (en Basse-Saxe). Et c’est ce qui contribue à remettre en question le site officiel d’enfouissement de Gorleben (aussi en Basse-Saxe, mais à la frontière de l’ex-Allemagne de l’Est) car il exploite le même type de formation géologique. Il y a un problème technique lié au choix historique allemand de réaliser l’enfouissement dans des couches salines, en raison des infiltrations d’eau. L’hypothèse de colmatage géologique automatique en cas d’incident s’est révélée fausse. Mais la mauvaise image médiatique jetée par Asse est due au fait que l’on y a initialement enfoui des déchets (d’abord expérimentalement, puis massivement par une dérive quasi-frauduleuse), sans cadre institutionnel et réglementaire adapté [10]. Actuellement, la BGE (Bundesgesellschaft für Endlagerung), société fédérale fondée en 2016, reprend toute la démarche avec un programme de recherche de site et de méthode technique. En termes géologiques, il n’est plus question de se limiter aux formations salines. Fin 2020, 90 zones potentielles étaient considérées, couvrant 54 % du territoire national. Comme la résistance de la société et des collectivités est particulièrement virulente en Allemagne, le processus de sélection et de décision est extrêmement long. En parallèle aux recherches scientifiques et techniques, un processus consultatif très progressif est mis en place afin d’écarter tout soupçon de non-transparence. Le choix définitif du site pourrait être arrêté par le Bundestag en 2031, pour une mise en exploitation du stockage géologique vers 2050.
- En Belgique, comme en France, c’est le choix de l’argile qui a été fait initialement. Une expérience a été montée à Mol-Dessel à partir de 2007. Mais en 2017 le gouvernement a rejeté les conclusions de l’équivalent de l’ANDRA en Belgique (l’ONDRAF) et demandé de recommencer les études à zéro. En 2020, une consultation publique a été lancée et a créé beaucoup de remous dans la société et les milieux politiques. Si le pays s’oriente toujours vers le stockage en couche géologique, plusieurs sites et technologies restent en lice et la priorité semble être d’accumuler de la connaissance avant de prendre des décisions irréversibles.
- Au Royaume-Uni, un nouveau processus de recherche de site a été lancé par le gouvernement en 2019. L’entité responsable est RWM (Radioactive Waste Management) qui dépend de la NDA (Nuclear Decommissioning Authority). En 2020, des études sur différentes zones se poursuivent, mais des discussions assez avancées ont lieu avec les collectivités près de Copeland (district de Cumbria, là où se trouve également Sellafield/Windscale où s’est déroulé le célèbre accident d’une installation nucléaire en 1957). Dans la démarche britannique, il apparaît clairement que le choix du site est fortement influencé par la négociation avec les territoires et l’arbitrage entre les retombées économiques et la perception d’un risque ou d’une image négative.
- En Suisse, l’OFEN (Office fédéral de l’énergie nucléaire) planifie le dépôt en couche géologique profonde des déchets nucléaires en consultation avec de nombreuses parties prenantes et selon une procédure par étapes : après avoir considéré tout le territoire national, 6 sites ont été sélectionnés, dont 3 sont en étude approfondie. La dernière étape sera le choix définitif. Le centre de compétences techniques est la NAGRA (Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs) qui considère qu’un certain type d’argile constitue la meilleure barrière de sécurité pour le stockage — mais les trois sites forés expérimentalement ne correspondent pas à la même profondeur. La NAGRA fera sa proposition en 2022. La décision sera entérinée par référendum en 2030 au plus tôt, pour une ouverture en 2050 (on envisage même 2060 pour les déchets HA).
- D’autres pays ont pris des décisions de stockage géologique, comme l’Espagne (sélection d’un site en 2023, pour un fonctionnement vers 2070) et les Pays-Bas (fonctionnement en 2130).
Le coût estimé des projets est très variable selon les pays, généralement en proportion de la taille du parc électronucléaire. La France possède 58 réacteurs en fonctionnement, un en construction et 9 en démantèlement, et les capacités d’entreposage de déchets seront saturées dans quelques années. Il est indispensable de disposer d’une solution de gestion : soit un entreposage pérenne, soit l’enfouissement comme prévu avec Cigéo. La logique de l’enfouissement est qu’à une certaine date, on « oublie » les déchets, au sens où l’installation doit fonctionner de manière passive pour les siècles à venir, sans prévoir de procédures de récupération des déchets. Une grande question est de savoir quand l’irréversibilité de l’enfouissement doit être actée. La version précise du projet Cigéo peut encore évoluer en fonction des évolutions sociétales et techniques, particulièrement à l’issue de la phase pilote prévue jusqu’en 2035 comme nous le verrons plus loin, mais la philosophie reste l’enfouissement et non le stockage réversible, et c’est bien ce qui fait débat pour un certain nombre de citoyens. Le coût global du projet atteindra au moins 25 Mrds€, mais doit-on réellement prendre en compte ce genre de chiffre annoncé officiellement ? Surtout quand on sait que les Allemands, eux, annoncent une enveloppe de 100 Mrds — encore que ce dernier chiffre englobe le démantèlement de toutes les centrales (10 réacteurs arrêtés et 7 en fonctionnement) et un inventaire complet des déchets radioactifs. Entre 10 et 20 Mrds€ de budget, on trouve la Grande-Bretagne, l’Espagne et la Suisse. La Finlande et la Suède comptent entre 3 et 4 Mrds€.
Analyse de la politique française et définition plus précise des concepts
On peut considérer que la France est plutôt bien avancée dans la mesure où elle a déjà largement acté des phases cruciales comme le choix géologique et territorial, le développement des technologies nécessaires, et même les procédures législatives et de concertation. Elle est aussi un des rares pays au monde à avoir développé à un haut niveau l’amont de l’opération de stockage, à savoir le retraitement et le conditionnement des déchets. C’est l’unité d’Orano, dans le Cotentin, qui réalise pour la France comme pour d’autres pays ce type d’opération, et produit in fine les « colis » qui sont destinés à être entreposés, puis éventuellement acheminés vers les sites de stockage définitifs (enfouissement). La question se pose d’ailleurs de savoir si les autres pays qui ont de gros volumes à traiter ne seront pas obligés également de développer le conditionnement afin de réduire le volume à enfouir — ou devenir/rester clients d’Orano ? Malgré cette avance, les délais restent très longs en France avant le démarrage du stockage, pour des raisons à la fois techniques et politiques, et les déchets restent en attente (particulièrement dans une grande piscine à La Hague, dont la dimension n’est pas infinie…).
Avant d’analyser le projet français, il est temps de préciser quelques termes que nous avons utilisés jusqu’à présent comme s’ils se comprenaient d’eux-mêmes. Leur compréhension exacte est indispensable pour aller plus loin dans l’analyse et bien comprendre les enjeux politiques et sociétaux.
D’abord, qu’est-ce qu’un déchet nucléaire ? Il s’agit des résidus non utilisables issus en grande partie des centrales nucléaires, mais aussi des centres de recherche, de l’armée, des hôpitaux, etc. Ce qui les caractérise c’est la présence de produits radioactifs émetteurs de rayonnements. On peut les classer selon l’intensité des rayonnements et leur durée de vie, d’où les catégories déjà présentées — dont les plus sévères comme les HA-VL (Haute activité, Vie longue) sont la raison d’être de Cigéo. L’ANDRA s’occupe aussi, dans d’autres établissements, de déchets faiblement radioactifs et/ou de déchets dont la radioactivité décroît vite. Tout cela peut être défini et mesuré scientifiquement, mais la définition se complique quand entrent en jeu les aspects réglementaires, institutionnels ou stratégiques, comme nous allons le voir.
- On parle de « matière » et non de « déchet » si l’on envisage un recyclage. Par exemple, le plutonium contenu dans les combustibles usés des centrales peut être extrait et reconditionné dans un combustible neuf (le MOX que les centrales récentes peuvent utiliser). Ce recyclage a l’avantage de consommer un déchet potentiel plutôt que d’avoir à le gérer pour un million d’années. On gagne donc sur deux tableaux, mais le recyclage ne peut pas se faire à l’infini, d’où le fait qu’il y aura toujours des déchets ultimes (en plus de ceux qui sont triés dès le début comme les actinides mineurs). Cela dit, le partage entre déchet et matière est contingent à beaucoup de facteurs, comme l’existence de réacteurs capables de consommer ces matières. Par exemple, en renonçant (provisoirement ?) à la technologie des réacteurs rapides, la France rétrograde automatiquement des « produits » potentiellement utiles en « déchets ». L’intérêt des surgénérateurs était aussi de limiter les besoins en uranium naturel, en tirant beaucoup plus d’énergie de chaque kg extrait. Vu les quantités de matières radioactives entreposées (typiquement chez Orano à La Hague), la France peut techniquement envisager de ne plus importer du tout d’uranium pendant des décennies, mais pour cela il faudrait relancer l’équivalent moderne de Superphénix (arrêté par Lionel Jospin en 1997, sous pression politique mais sans grande concertation...).
- Autre exemple montrant la relativité des définitions : le statut des déchets de très faible activité (TFA). Le sujet est d’actualité car le démantèlement des centrales va en produire d’énormes quantités. Il s’agit de matériaux peu radioactifs car peu irradiés, qu’il n’est pas question d’enterrer à 500 m sous terre. La logique serait de les retraiter et de les recycler, par exemple dans la construction. C’est surtout possible avec les métaux qui peuvent se mélanger de manière homogène : au bout du compte on pourrait commercialiser des produits dont la radioactivité serait égale ou inférieure à la radioactivité naturelle et libérer de la place dans les installations pour les vrais déchets. En plus, beaucoup de ces métaux ont une réelle valeur. Mais là l’obstacle est institutionnel : il faudrait adapter les règlements et convaincre le citoyen. Or, vu le degré de méfiance d’une grande partie de la population, il y a de quoi donner des sueurs froides aux éventuels décideurs politiques [11] !
- Dans le cas de la France, on est arrivé à une situation carrément irrationnelle dans la définition du déchet. C’est le seul pays européen capable juridiquement de considérer un élément objectivement non radioactif comme un déchet. Il suffit qu’il ait été introduit un moment dans une enceinte jugée sensible. Ici, la preuve par la mesure ne suffit pas à fixer le statut de l’objet. Ceci est le résultat historique d’un compromis avec les mouvements écologistes, traduction du niveau de confiance assez catastrophique entre le citoyen et les décideurs.
Qu’entend-on par stocker ? Comme nous l’avons vu, avant d’être stockés, les déchets sont entreposés. Ils peuvent l’être près de la centrale qui les a produits, ou dans une piscine du centre de La Hague pendant des années, le temps qu’ils « refroidissent » suffisamment pour être conditionnés. La doctrine historique des ingénieurs français est qu’ils ont vocation à être ensuite stockés de manière irréversible. Certains pays qui n’envisagent pas le stockage géologique peuvent opter dans ce cas là pour un entreposage pérenne. Cela se fait en surface ou à faible profondeur, afin que l’on puisse garder un œil sur eux, mais aussi pour pouvoir facilement changer d’avis dans le futur si la société affichait d’autres préférences. Le choix systématique de la technologie de l’enfouissement, en faisant plus confiance à la géologie qu’à la société, est caractéristique de l’attitude traditionnelle des décideurs et des opérateurs français. Peut-on imaginer qu’un jour la culture de l’ANDRA comme celle des pouvoirs publics en général, évolue sur ce point fondamental ?
Réflexions en termes de philosophie de l’action publique
Il y a débat, même dans un pays comme la France, autour du principe du stockage définitif, c’est-à-dire irréversible. Cigéo a été initialement conçu dans l’esprit du vrai stockage à terme (on scellera les alvéoles autour des colis et on rebouchera le tout pour l’éternité), mais la loi [12] a imposé un délai : un siècle, pendant lequel les colis doivent pouvoir être retirés. On est donc dans un régime de réversibilité partielle. On pourrait théoriquement se poser la question de garder l’option que Cigéo puisse fonctionner comme un lieu d’entreposage pérenne, car personne ne peut anticiper ce que seront les souhaits, les capacités, les besoins et les inquiétudes des générations futures. C’est par exemple le point de vue de Georges Mercadal déjà cité (note 9). Certes, l’installation n’a pas été conçue pour ça (cela ne fait pas sens d’entreposer à une profondeur de 500 m), mais la politique a évolué et on doit d’ores et déjà envisager une longue « phase industrielle pilote » (notion forgée lors du Débat public de 2013) pour confirmer in situ les données utilisées pour sa conception, faire des démonstrations de sûreté sur le très long terme, et prendre des décisions dans le respect des principes de gouvernance avec toutes les parties prenantes et le public. Dans ces conditions, le projet peut être réécrit chemin faisant [13]. Le point de vue de Georges Mercadal recoupe celui d’autres spécialistes des débats publics comme l’économiste et sociologue Pierre-Benoît Joly : pourquoi faire plus confiance au point de vue de l’ingénieur — « je sais que le stockage sera efficace sans l’action humaine » — qu’à celui du citoyen : « je préfère que mes descendants aient le choix de réécrire la copie ». Faut-il confier les déchets à l’argile ou à la société (présente et future) ? Il s’agit là d’un vrai problème éthique, que ni la technologie ni l’économie ne peuvent à elles-seules trancher, et qui est au cœur de controverses très virulentes.
Une dernière définition importante que nous tenons à préciser est celle du site considéré comme idéal. Qu’est-ce qu’un site ? Est-ce essentiellement un positionnement géographique avec son sous-sol ? Ou bien est-ce un territoire, avec son complexe sociologique, économique et culturel ? Choisir un site est une expression qui peut correspondre à des démarches très différentes selon le pays et l’époque. La France a fait autrefois son choix d’une manière multi-critères, mais plutôt hiérarchique (après toutefois un appel à candidatures). Bure a toutes les bonnes caractéristiques géologiques, et c’est une zone à faible densité, où l’implantation de l’ANDRA est a priori moins problématique qu’à beaucoup d’autres endroits — et pourrait même être souhaitée par les collectivités locales concernées qui rêvent d’échapper à la désertification démographique. Une fois les choses lancées, on peut réfléchir avec la collectivité régionale (Grand Est) à la meilleure manière d’accompagner le mouvement par des politiques d’aménagement complémentaires. Ainsi, une certaine logique technocratique a été appliquée par l’État, et c’est dans un second temps qu’on se préoccupe de tisser les meilleures relations possibles avec l’habitant et les collectivités.
Le choix initial de Gorleben par les Allemands était certainement du même type, mais il s’est heurté à une résistance non seulement des activistes anti-nucléaires venus de tout le pays (l’équivalent de nos zadistes français), mais aussi du territoire lui-même (le Wendland) qui s’est révélé à cette occasion : il s’est forgé une nouvelle identité dans l’opposition, a cherché à se trouver des projets collectifs alternatifs, etc. (Hagemann 2021). La République fédérale a donc dû, dans la période récente, revoir complètement la procédure et passer en mode participatif. Le nouveau choix va être considérablement retardé par l’approche procédurale consensuelle, mais il sera beaucoup plus co-construit avec les territoires. L’optimum sera recherché dans un espace de variables plus riche et complexe, pour un résultat qu’on espère plus pérenne.
En France, la Commission nationale du débat public a abouti à des décisions renforçant aussi la dimension participative de la gestion des déchets nucléaires [14] et ouvre des perspectives en élargissant le champ des préoccupations. Le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNRMDR) a organisé une consultation du public avant la fin de l’année 2020 (ASN, 2019). Les choix de gestion doivent tenir compte des enjeux liés au transport des déchets, à la santé, à l’économie et aux impacts territoriaux « dès la phase de définition des solutions de gestion ». Les perspectives de valorisation de certaines matières sont aussi à prendre en compte, et la transparence du processus de classement doit être assurée. Le document de l’ASN évoque les perspectives de découvertes et d’innovations, incitant à ne pas fermer les choix trop vite. Ainsi, les recherches les plus récentes sur la transmutation par laser pourraient apporter à terme une solution pour l’élimination des déchets à longue vie les plus dangereux. Ceci remettrait fondamentalement en cause le principe du stockage définitif si ces nouvelles méthodes se révèlent pertinentes techniquement et économiquement. Même dans cette hypothèse, il reste à voir si la technique serait applicable aux « colis » déjà constitués.
Ces recommandations semblent tomber sous le sens. Il est curieux de constater rétrospectivement à quel point la politique historiquement dictée par les ingénieurs de l’État a peu pris en compte non seulement des éléments politiques et culturels, mais aussi scientifiques — au sens de la recherche. Il s’agit d’une culture d’ingénieurs plus attachés à la science faite qu’à la science en train de se faire. D’où une certaine crispation sur les savoirs maîtrisés et une difficulté à admettre l’incertitude : aussi bien celle qu’introduit la société civile en évolution que celle de la recherche. Il est clair que les tensions introduites par les activistes anti-nucléaires n’arrangent pas les choses, renforçant l’impression pour beaucoup d’ingénieurs que « la glaise vaut mieux que la société ». Le pari de la société c’est au contraire que nos descendants ne seront pas forcément plus ignorants et irresponsables que nous et que nous devons leur laisser prendre les décisions fondamentales. Ce serait un argument pour l’entreposage pérenne plutôt que l’enfouissement.
Notons que l’attitude de l’ANDRA (parallèlement à celle des services concernés de l’État) a évolué au cours des dernières décennies sur l’approche systémique, prospective et participative. Par ailleurs l’agence sait depuis longtemps associer les sciences humaines et sociales à ses réflexions, particulièrement pour gérer la préservation et la transmission de la mémoire [15]. Cependant, l’approche globale de l’agence reste très calée sur la manière de penser des ingénieurs économistes, qui est plus « causale » qu’« effectuale » pour reprendre la terminologie de Saras Sarasvathy (2011). Rappelons que l’approche managériale de l’effectuation part du principe que les buts ne précèdent pas forcément les moyens dans le raisonnement stratégique « créatif ». Les options stratégiques innovantes se construisent dans le temps, menant parallèlement l’amélioration des moyens et l’exploration des buts. Dans le cas de la stratégie de stockage des déchets nucléaires à vie longue, il y a un vrai paradoxe à appliquer une logique causale où on calcule, à partir de la connaissance actuelle à la fois des techniques et des préférences collectives, une solution optimale à livrer dans plusieurs décennies !
Conclusion
Beaucoup d’acteurs et de citoyens engagés, particulièrement en Europe, expriment des positions très arrêtées sur la question nucléaire. Nul besoin de démontrer que les positions sont très tranchées dans ces débats, aussi bien entre pays qu’au sein de la plupart d’entre eux. Dans la filière nucléaire, il faut distinguer la production des ressources primaires comme l’uranium, la production d’énergie électrique dans divers types possibles de centrales, et le traitement des déchets radioactifs — qui proviennent aussi, mais marginalement, d’autres usages du nucléaire comme la médecine, la recherche et la défense. Chacune de ces phases fait émerger des questions et débats spécifiques qu’il ne faut pas confondre, mais que l’on ne peut pas non plus complètement séparer. Pour ne retenir qu’un exemple de la complexité de cette situation, le développement d’une nouvelle génération de sur-générateurs, projet auquel la majorité des écologistes ne peut que s’opposer avec une grande fermeté, transformerait comme par magie une grande partie des déchets actuels en matière utile et permettrait à un pays comme la France de se passer d’uranium pour des décennies. Comment débattre sereinement de telles questions ?
Si les débats sont extrêmement techniques, ils ne doivent pas pour autant être confiés aux seuls experts professionnels qui sont à l’interface de l’ingénierie et de l’économie, car l’ampleur des enjeux et la dimension temporelle du sujet font que les savoirs de l’ingénieur comme les modèles de l’économiste sont toujours un peu courts ! Nous avons aussi et surtout besoin d’une réflexion des sciences humaines et sociales sur les préférences des citoyens d’aujourd’hui et de demain, de la recherche scientifique et technique dans des domaines de pointe, et de délais d’expérimentation à la fois pour la technique, l’économie et la société elle-même. Il n’y a pas d’autres choix, dans une région démocratique et responsable comme l’est (et restera espérons-le) l’Europe, que d’initier les citoyens et leurs représentants légaux à ces sujets interdisciplinaires complexes. A l’époque où la démocratie représentative est quelque peu remise en cause, la consultation des citoyens devient indispensable, alors même qu’elle est difficile à mettre en œuvre. Nous avons plus de temps de réflexion avant l’action que dans le cas du Covid-19, mais les débats sont au moins aussi complexes, le tout dans une situation marquée par de fortes incertitudes et irréversibilités. Quant à la diversité de l’Europe, c’est peut-être plus une solution qu’une difficulté, à long terme, car elle enrichit l’expérimentation.
Remerciements : Je tiens à remercier, pour leur relecture attentive et critique constructive, Rémi Barbier (ENGEES, Strasbourg), Anne Stenger (INRAE et Université de Strasbourg) et Michel Deshaies (LOTERR, Université de Lorraine).
Références bibliographiques
ANDRA (2020), Rapport d’activité, publié en mai 2021.
SN (2019), Décision consécutive au débat public dans le cadre de la préparation de la cinquième édition du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs, Autorité de sûreté nucléaire et Ministère de la transition écologique et solidaire.
Hagemann, J. (2021), « Gorleben als kulturelles Erbe. Die Anti-Atom-Bewegung zwischen Historisierung und Aktualität », Aus Politik und Zeitgeschichte, Supplément de Das Parlament, 25 mai.
Lehtonen, M. (2021), « Das Wunder von Onkalo ? Zur unerträglichen Leichtigkeit der finnischen Suche nach einem Endlager », Aus Politik und Zeitgeschichte, Supplément de Das Parlament, 25 mai.
Mercadal, G. (2019), « La gestion des déchets radioactifs à vie longue : confiés à l’argile ou bien gérés par la société ? », Radioprotection 54(3), 169-173.
Meyer, T. (2017), Une analyse comparative des géopolitiques du nucléaire civil en Allemagne, en France et en Suède, Thèse, Université Paris 8.
PNRMDR (2019), « Le PNGMDR, une occasion pour réinterroger la filière électronucléaire », Débat public, Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (avril-septembre 2019), Cahier d’acteur N°32 par le CESER Grand-Est, CNDP, Paris.
Sarasvathy, S.D. (2001), « Causation and effectuation : toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency », Academy of Management Review 26(2), 243-263.
[1] Nous donnerons plus loin une définition précise de ces « déchets », qui sont loin d’être homogènes et dont la qualification même peut dépendre du contexte technologique et stratégique.
[2] En fait, la sortie du nucléaire a été décidée sous le gouvernement précédent, celui de Schröder (loi de 2001), mais il était question de prolonger la durée d’activité des réacteurs bien au-delà de la date que va fixer Merckel sous le coup de l’accident de Fukushima.
[3] Voir à ce propos Meyer (2017) qui fait une analyse comparative des politiques en Allemagne, France et Suède, en mettant l’accent non seulement sur les déterminismes économiques et culturels, mais aussi sur les rapports de forces et rivalités de pouvoirs dans les jeux d’acteurs nationaux/régionaux.
[4] Il existe des instances internationales très actives comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) où s’échangent des connaissances et des réflexions. L’AIEA effectue même des contrôles sur les installations nationales. L’ANDRA assure en ce moment, et jusqu’à 2022, la présidence de l’EDRAM (Environmentally Safe disposal of Radioactive Materials) et a des accords de coopération avec 16 pays. Daniel Delort (ANDRA 2020, p. 31) évoque un objectif commun de « promouvoir les standards internationaux et de créer du consensus sur les bonnes pratiques et les attitudes responsables liées à la gestion des déchets radioactifs ».
[5] Directive 2011/70/Euratome du Conseil du 19 juillet 2011 établissant un cadre communautaire pour la gestion responsable et sûre du combustible usé et des déchets radioactifs.
[6] Nos sources sont trop nombreuses pour être citées de manière systématique : sites web des institutions et des associations, presse, documents de l’ANDRA…
[7] Notons toutefois qu’un spécialiste des mégaprojets comme Markku Lehtonen reste très réservé. Dans un article récent (Lehtonen 2021), il parle ironiquement de la légèreté insoutenable de la recherche d’un stockage définitif.
[8] Un colis est un ensemble formé de trois éléments : le déchet, l’enrobage (bitume, béton, résine…) et l’emballage (fûts, caissons métalliques, béton…).
[9] En France, Georges Mercadal (2019, p. 172) pose carrément la question à propos de la sûreté des colis : « Plus sûrs jusqu’à quel point ? Faut-il aller jusqu’au niveau d’exigence suédois, viser des colis aussi longtemps et complètement sûrs que s’ils étaient ceinturés de cuivre, au point d’être stockés dans des galeries de granit où l’eau est présente ? ». On voit que le choix du site géologique n’est pas indépendant de tous les autres paramètres : quel type de conditionnement des déchets ? à quel prix ? pour quelle durée — si on peut envisager la réversibilité et le contrôle à très long terme du stockage, ce qui n’était pas jusqu’à présent la position des ingénieurs français ?
[10] Au départ, cette ancienne mine est simplement gérée sous le droit minier.
[11] Pourtant le monde politique commence à être mûr pour faire bouger cette application jusqu’à l’absurde du principe de précaution. Ainsi, sans sa contribution au Débat public PNRMDR (2019) le CESER de la région Grand Est propose de fixer un « seuil de libération » raisonnable des matériaux très peu radioactifs.
[12] La loi de programme du 28 juin 2006, reprécisée par celle du 25 juillet 2016, prévoyait que l’enfouissement des déchets radioactifs soit réversible. La notion de réversibilité est définie ainsi : c’est « la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l’exploitation des tranches successives d’un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion ». Le texte de loi prévoit également que l’exploitation du centre Cigéo débute par une phase industrielle pilote permettant de conforter le caractère réversible et la démonstration de sûreté de l’installation, notamment par un programme d’essais in situ.
[13] Il faut préciser ici que la philosophie de la phase de transition n’était pas d’aller dans la direction l’entreposage pérenne : au bout du délai (environ 2035) on doit décider si (a) on poursuit ou non le projet tel que prévu initialement (avec des améliorations) c’est-à-dire qu’on prépare un véritable stockage qui deviendra irréversible dans 100 ans, ou bien (b) on ressort tous les déchets pour les renvoyer vers leurs producteurs (comme EDF). Cela dit, qui peut prévoir ce qu’on aura réellement envie de faire dans 15 ans ? L’idée d’une stratégie mixte entre stockage et entreposage peut s’envisager — même si elle n’est pas prévue actuellement dans les textes.
[14] « Une meilleure information et participation des territoires aux décisions visant les sites d’entreposage et de stockage de ces substances particulières seront recherchées » (ASN 2019, Article 9).
[15] « Même si les centres de stockage sont conçus pour être sûrs sans intervention humaine une fois fermés et même en cas d’oubli, des dispositifs doivent être mis en place pour que la mémoire perdure aussi longtemps que possible et ce , malgré d’éventuelles ruptures sociales ou politiques » (Jean-Noël Dumont, responsable du programme Mémoire, ANDRA 2020, p. 29).
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