Les enjeux du débat sur la directive service à la lumière des spécificités des services
Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),
La libéralisation du commerce après s’être centrée sur les biens s’intéresse à présent aux services.
Au niveau international les négociations de l’Uruguay Round avaient donné lieu à la création d’un accord spécial consacré aux services : l’AGCS (accord général sur le commerce des services) ou GATS en anglais (General Agreement on Trade in services), les négociations ont repris dans le cadre du Doha Round actuel. Dans l’UE, la stratégie de Lisbonne pour une relance du marché unique comporte un volet consacré aux échanges de services, volet qui s’est concrétisé par le projet de directive sur les services, dite Bolkestein. Dans les deux cas l’objectif est de faire disparaître les entraves au commerce des services pour en favoriser le commerce.
La démarche engagée aussi bien dans l’UE qu’au niveau international a suscité de nombreuses réticences, elle pose également des problèmes économiques particuliers. En effet les réflexions économiques traditionnelles concernent indifféremment les biens et services, alors que les services connaissent des particularités qui doivent attirer l’attention.
Mots-clefs : commerce de services, Directive services (directive Bolkestein), économie de services, intégration des marchés de services, libéralisation des marchés de services, principe de non-discrimination, principe du pays d’origine.
Citer cet article
Damien Broussolle « Les enjeux du débat sur la directive service à la lumière des spécificités des services », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 14, 9 - 18, Eté 2006.
Dans son bilan du marché intérieur (Com2005a et b), la Commission observe que les prix dans l’UE ne convergent pas suffisamment (graphique n°1). Cela lui semble notamment provenir d’une insuffisance d’échange dans le domaine des services. Les échanges de services ne représentent qu’environ 20 % de la valeur des échanges de marchandises, mais près de 70 % de la valeur ajoutée produite, mais 56,5 % hors administrations publiques et services sociaux (construction toutefois incluse). Elle en tire la conclusion que le marché des services n’est pas assez intégré.
Source : Commission (2005b).
Plusieurs directives sectorielles se sont déjà intéressées aux « grands services » tels que les transports ou les télécommunications, c’est donc un autre pan des services qui est visé. C’est un vaste conglomérat qui va du conseil en management, à l’entreprise de sécurité, en passant par le nettoyage, la publicité, le recrutement, l’intérim, la location de voitures, les agences de tourisme, le conseil juridique ou fiscal, les agences immobilières, le gardiennage, la construction, les métiers artisanaux (plombiers, peintres...) ; mais aussi les professions réglementées (architectes, géomètre, experts comptables...). Les services liés à la santé, les services à domicile comme le soutien aux personnes âgées et la culture, ou encore l’enseignement sont aussi concernés.
Le souhait d’appliquer au commerce des services les principes et raisonnements appliqués au commerce de biens semble naturel, il appelle néanmoins des éclaircissements car il pose problème. Les services possèdent en effet des spécificités qui en limitent les possibilités de commerce à distance. Afin d’expliquer les difficultés auxquelles se heurte la démarche consistant à accroître le commerce de services, il conviendra dans un premier temps de rappeler les particularités des services, puis les difficultés qu’elles engendrent pour la mesure de leur commerce dans la balance des paiements, cela conduira dans une troisième étape à examiner la définition du commerce de services telle qu’elle apparaît dans AGCS. Enfin le contenu de la directive services, les problèmes qu’elle pose et son évolution seront présentés.
Les particularités des services
Les services ont la particularité d’être intangibles et non stockables, en ce sens ils représentent un flux. Leur production s’effectue sur l’initiative du client, la plupart de temps à son contact ou bien à celui de l’objet qui en bénéficie. Il en va ainsi du cas canonique de la coiffure, mais aussi des services aux entreprises, de la réparation ou encore des télécommunications …
Ces éléments affectent les capacités de commerce international, car pendant longtemps il a été difficile, voire impossible, de transmettre à distance un service. Le récepteur ou bien l’émetteur devait se déplacer. Les nouvelles technologies, notamment celles de l’information et de la communication, ont en partie levé cette impossibilité technique. Ces technologies ont aussi conduit à la dématérialisation de certains biens, cela ne doit pas pour autant conduire à les confondre avec des services. C’est ainsi qu’un e-book n’est pas moins un bien, qu’un livre papier. La vente des e-book ne relève donc pas du commerce de services. Ce phénomène a conduit à préciser la définition du service en soulignant que, du fait de ses caractéristiques, on ne peut lui appliquer de droit de propriété séparé (Hill 1999). En reprenant l’exemple du coiffeur on constate qu’il n’est pas possible d’isoler le service de coiffure et de lui appliquer un droit de propriété, comme ce pourrait être le cas d’une voiture qui est séparable de son producteur.
De quoi parle-t-on lorsque l’on s’intéresse au commerce de services ?
Il y a tout d’abord une ambiguïté à lever. Au sens de la balance des paiements, le commerce de services ne désigne pas exclusivement le commerce des entreprises de services (encadré n°1). En outre, certaines entreprises de services peuvent même générer des échanges de biens. Il suffit de songer par exemple au cas de l’hôtellerie qui, pour son activité, peut importer ou exporter de l’ameublement et de la literie, alors qu’il lui sera bien difficile d’exporter ou d’importer des nuitées.
Le commerce de services repère donc les services marchands qui traversent la frontière en donnant lieu à des mouvements monétaires. Ces flux peuvent aussi bien provenir d’entreprises de services (télécommunications par exemple) que d’entreprises industrielles. Ainsi par exemple, à l’occasion d’une opération de construction à l’étranger, des services de conseil d’architecture et d’après vente sont exportés ou importés. Ces services peuvent aussi bien être fournis par une société de conseil, que par la société de construction, dans tous les cas ils sont liés à une opération portant sur des biens.
Codes | Intitulés |
50 | Commerce et réparation automobile |
51 | Commerce de gros et intermédiaires du commerce |
52 | Commerce de détail et réparation d’articles domestiques |
55 | Hôtels et restaurants |
60 | Transports terrestres |
61 | Transports par eau |
62 | Transports aériens |
63 | Services auxiliaires des transports |
64 | Postes et télécommunications |
65 | Intermédiation financière |
66 | Assurance |
67 | Auxiliaires financiers et d’assurance |
70 | Activités immobilières |
71 | Location sans opérateur |
72 | Activités informatiques |
73 | Recherche et développement |
74 | Services fournis principalement aux entreprises |
75 | Administration publique |
80 | Enseignement |
85 | Santé et action sociale |
90 | Assainissement, voirie et gestion des déchets |
91 | Activités associatives |
92 | Activités récréatives, culturelles et sportives |
93 | Services personnels |
Il convient ici de garder à l’esprit cette caractéristique fondamentale, le commerce de services n’est pas indépendant de celui des biens industriels, en fait, il lui est même consubstantiellement lié pour ce qui est des services aux entreprises. En conséquence, si l’on souhaite développer le commerce de services, il n’est pas justifié de cibler l’action uniquement sur les entreprises de services.
Dans le même état d’esprit, l’opposition fréquemment faite entre développement rapide des services et réduction de la place de l’industrie n’a pas lieu d’être (Fontagné & Lorenzi, 2005). Du reste, la croissance nationale du secteur de services (emploi et valeur ajoutée), au détriment de l’industrie, est en partie un artefact statistique qui provient des pratiques de sous-traitance et d’externalisation. Une partie de ce qui était autrefois classé dans l’industrie se retrouve classé dans le secteur des services. Par exemple, l’intérim fournit principalement de la main d’œuvre à l’industrie et à la construction.
Quels sont les services que recense la balance des paiements ?
La balance des paiements recense un certain nombre de services qui traversent la frontière, indépendamment du secteur d’origine (tableau n°1). L’approche suivie est partiellement inadéquate pour vraiment cerner le commerce des entreprises de services. De nombreux postes sont absents (notamment codes en 50), d’autres sont mal définis (encadré n°2). Ainsi le poste voyage recense-t-il tous les achats liés aux déplacements de moins d’un an, y compris ceux qui portent sur des biens (OCDE 2005 p. 9). De même le postes redevance et droits de licences (1.2.8) ne concerne pas principalement des entreprises de services.
Crédits | Débits | Soldes | |||||||
2002 | 2003 | 2004 | 2002 | 2003 | 2004 | 2002 | 2003 | 2004 | |
Transports | 19,8 | 19,1 | 20,6 | 18,9 | 18,8 | 21,1 | 0,9 | 0,6 | -0,5 |
Voyages | 34,2 | 32,3 | 32,8 | 20,6 | 20,7 | 23,0 | 13,6 | 11,6 | 9,8 |
Services aux entreprises | 21,9 | 21,4 | 20,2 | 20,3 | 20,8 | 21,1 | 1,6 | 0,6 | -0,9 |
dont négoce | 3,3 | 2,6 | 1,8 | 0,0 | 0,0 | 0,0 | 3,3 | 2,6 | 1,8 |
Services d’assurance | 1,2 | 1,9 | 1,2 | 1,6 | 2,1 | 1,8 | 0,5 | 0,2 | 0,5 |
Autres services | 13,9 | 12,6 | 14,0 | 11,5 | 10,9 | 11,6 | 2,6 | 1,8 | 2,4 |
Total | 91,0 | 87,3 | 88,8 | 72,9 | 73,3 | 78,6 | 18,2 | 14,0 | 10,3 |
Source : Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie/ Banque de France (2004, p. 23).
La balance des paiements ne peut donc fournir qu’une évaluation très imparfaite de l’intégration des services en Europe. Du reste, la mesure obtenue surestime très probablement ce qui correspondrait à la valeur des échanges de services provenant d’entreprises de services. On peut même aller plus loin, contrairement à l’argument fréquemment répété, il y a peu de chances que le commerce de services ne s’accroisse fortement, à moins de modifier les contours même de la notion de commerce de services. La section suivante va s’attacher à éclaircir cet aspect.
Le commerce de services selon l’AGCS
Les particularités signalées ont conduit l’AGCS à proposer une définition spécifique du commerce applicable aux services. Cette définition, insolite à certains égards, distingue quatre modes.
Le mode 1 : fourniture transfrontalière. Il correspond au cas où une entreprise établie dans un pays A fournit une prestation à des consommateurs situés dans un pays B. Cela peut par exemple concerner les télécommunications.
Le service franchit effectivement la frontière. C’est le cas traditionnel du commerce avec deux déplacements symétriques, un mouvement « réel » doublé en sens inverse d’un mouvement monétaire (OMC 1999, p. 3).
Le mode 2 : consommation à l’étranger. Dans ce cas, le destinataire du service se déplace du pays A au pays B pour bénéficier du service.
Tout agent économique du pays A qui utilise dans le pays B les services de celui-ci entre dans ce cas de figure (hôtellerie, coiffure, services culturels, réparation d’un navire à l’étranger, médecine …). A proprement parler, ce n’est pas le service tel qu’il est produit qui traverse la frontière, mais éventuellement le service incorporé dans son récepteur et plus sûrement son paiement. En effet, dans le cas des services « périssables », c’est-à-dire les services dont la consommation épuise immédiatement les effets (du type hôtellerie ou transport), aucun service ne traverse la frontière lorsque le consommateur étranger rentre dans son pays. En revanche, un paiement correspondant à l’achat du service entre effectivement dans le pays du producteur.
1.2 | Services |
1.2.1 | Transports (maritimes, aériens, autres) |
1.2.2 | Voyages |
1.2.3 | Services de communication |
1.2.4 | Services de construction |
1.2.5 | Services d’assurances |
1.2.6 | Services financiers |
1.2.7 | Services d’informatique et d’information |
1.2.8 | Redevance et droits de licence |
1.2.9 | Autres services aux entreprises |
1.2.91 | Négoce international |
1.2.92 | Autres services commerciaux |
1.2.93 | Location |
1.2.94 | Services divers aux entreprises |
1.2.10 | Services personnels et récréatifs |
1.2.10.1 | Services audiovisuels et annexes |
1.2.10.2 | Autres services personnels |
1.2.11 | Services des administrations publiques |
1.3 | Revenus |
1.3.1 | Rémunération des salariés |
1.3.2 | Revenus des investissements |
3. | Compte financier |
3.1 | Investissements Directs |
Le mode 3 : fourniture grâce à une présence commerciale. C’est le cas « le plus important pour ce qui est de l’évolution future » (OMC 1999 p. 3). Il s’agit de l’établissement de filiales à l’étranger pour pouvoir fournir un service. Dans le cas où l’opération est financée par un apport extérieur, les mouvements monétaires correspondants à cette situation sont de deux types successifs. Dans une première étape, une entrée de capital permet de financer l’investissement de départ, puis dans une deuxième étape, échelonnée dans le temps, les bénéfices tirés de l’activité sont rapatriés (cf. Banque Mondiale, 2004 p. 28).
Il convient de noter que dans ce mode, la production, comme la consommation du service, ont lieu dans le même pays [1]. En conséquence, aucun service ne franchit la frontière. Du reste, la balance des paiements classe les flux monétaires présentés plus haut dans les rubriques « compte financier » (3) et « revenus » (1.3.2) et non dans celle des « services » (1.2). Présenter ce mode comme du commerce de services est donc une extrapolation hasardeuse. En suivant cette logique, tout investissement étranger, quel que soit le secteur considéré, sortirait du cadre des mouvements de capitaux pour devenir du commerce international de marchandises ou de services. Considérer, les Investissements Directs de la même façon que le commerce international banal est une manière de chercher à obtenir des moyens de pression sur les législations nationales internes. En effet, en tordant le sens des termes économiques, le commerce interne devient du commerce international, en conséquence les législations internes deviennent un enjeu de négociation. La citation suivante illustre bien cette idée : « (…) en raison de l’importance de la part du commerce de services qui s’effectue à l’intérieur des économies nationales, (…) ses prescriptions [AGCS] auront forcément une incidence, dès le début, sur les lois et réglementations intérieures nationales » (OMC 1999 p.1).
Le mode 4 : fourniture d’un service grâce à la présence, à titre temporaire, de personnes physiques d’un pays dans le territoire d’un autre (OCDE 2004). Ce mode s’intéresse donc aux mouvements temporaires de personnels destinés à produire un service sur le sol étranger.
Les personnes concernées peuvent être des travailleurs indépendants ou salariés. Il ne s’agit pas d’immigration puisque les personnes visées sont cantonnées à l’activité qui justifie leur déplacement et à une période temporaire. Bien qu’il n’y ait pas de précision dans l’AGCS sur la durée de cette période, de nombreux observateurs s’accordent à considérer qu’il s’agit d’une période maximale de cinq ans. Dans l’UE, la durée maximale du détachement temporaire de main d’œuvre est de trois ans, renouvelable une fois.
Ce mode est très sensible pour plusieurs raisons. D’une part, les Etats craignent que les mouvements temporaires ne se transforment en mouvements permanents. Le mode 4 serait alors la porte ouverte à l’immigration économique. D’autre part, la question du droit du travail et des règles applicables aux travailleurs concernés fait discussion. L’OCDE exprime le débat sous cette forme : « ces travailleurs devraient-ils percevoir les mêmes salaires et bénéficier des mêmes conditions que les nationaux employés dans la même branche ? » (2004 p. 4). Enfin, le mode 4 pose la question de la reconnaissance mutuelle ou du principe du pays d’origine. Dans le cadre de l’AGCS, cette thématique concerne surtout, pour l’instant, la reconnaissance des qualifications (OCDE 2003), dans celui de l’UE elle a une visée plus large (cf. infra).
On peut le constater, la balance des paiements ne permet pas de mesurer le commerce de services au sens des accords de l’AGCS, une extrapolation spécifique a donc été construite. Il s’agit de la classification EBOPS (Extended Balance of Payments Services classification). Cependant, le manuel de présentation de cette modification prend bien soin de préciser qu’il ne s’agit pas d’échange international : « although the present manual extends the scope of the term international trade in services, the manual does not suggest that these extensions be regarded as imports and exports » (UNO 2002 p. 8). La démarche adoptée pour les services introduit donc une rupture dans la réflexion économique sur le commerce international.
La directive cadre sur les services dans l’UE
En janvier 2004 la Commission Européenne a proposé un projet de directive cadre sur les services, dite directive Bolkestein (ancien Commissaire au marché intérieur), pour approfondir le marché unique dans le domaine des services (Com 2004).
Compte tenu des spécificités des services, la directive s’intéresse, comme l’exprime son article 1, autant à la liberté d’établissement, qu’à celle de circulation. Elle concerne les différents modes de la classification AGCS (Schwellnus 2006). Les mesures touchant à la liberté d’établissement relèvent du mode 3, celles relatives à la libre circulation des modes 1, 2 et 4.
Dans le domaine de la liberté d’établissement, la proposition prévoyait (dans sa première version) :
- des mesures de simplification administrative (guichet unique) et l’obligation de rendre possible l’accomplissement de ces procédures par voie électronique ;
- les principes que doivent respecter les régimes d’autorisation applicables aux activités de services, en particulier les conditions et les procédures d’octroi d’autorisation ;
- l’interdiction de certaines exigences juridiques restrictives qui peuvent encore exister dans les législations de certains États membres ;
- l’obligation d’évaluer la compatibilité d’un certain nombre exigences juridiques nationales avec les conditions fixées dans la directive, en particulier leur proportionnalité.
Dans le domaine de la libre circulation des services la proposition prévoyait (dans sa première version) :
- de généraliser le principe du pays d’origine selon lequel le prestataire est soumis uniquement à la loi du pays dans lequel il est établi (mode 4) ;
- le droit des destinataires d’utiliser des services d’autres États membres sans en être empêchés par des mesures restrictives (mode 1 et 2). Pour les patients, la possibilité dans certains cas de bénéficier du remboursement des soins de santé fournis dans un autre État membre ;
- un allègement très significatif de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs pour prester un service dans un autre État membre (mode 4).
Bien que la directive s’inscrive dans la stratégie de Lisbonne, elle n’en partage pas moins une philosophie et des objectifs communs avec ceux de l’AGCS [2]. Les avancées dans le domaine de la directive cadre sur les services sont autant d’éléments qui peuvent améliorer la position de négociation de la Commission dans les négociations de l’AGCS.
Du reste, afin de tenir compte de l’accord AGCS récemment signé à l’époque, le traité de Nice avait marqué un élargisse ment de l’étendue de l’exclusivité de la politique commerciale commune au commerce de services et à la propriété intellectuelle. Le projet de traité constitutionnel, dans son article III-315, propose d’étendre le ressort de l’exclusivité à la totalité des services (Priollaud, Siritzky 2005 p. 345) se rapprochant ainsi du champ couvert par l’AGCS (cf. infra). Il convient également de rappeler que le projet constitutionnel fait de la libéralisation des services un précepte « constitutionnel » et comporte un article III-148 qui prévoit : « les Etats membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi cadre européenne (…) la Commission adresse aux États intéressés des recommandations à cet effet ».
Les problèmes posés par la démarche
Plusieurs aspects de la démarche suivie ont été critiqués. On examinera successivement ceux relatifs au champ d’application, au Principe du Pays d’Origine et au détachement des travailleurs.
- Un champ d’application extrêmement vaste
La directive services est une directive horizontale, elle a donc pour vocation de s’appliquer à tous les services. Il convient cependant de distinguer les services qui relèvent du domaine du marché et de la concurrence, qui doivent donc être couverts par la directive, de ceux qui relèvent d’autres préoccupations, notamment de « services publics ».
Dans le cadre de l’AGCS, les négociations concernent : « tous les services à l’exception des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est à dire « qui n’est fourni, ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services » (OCDE 2001 p. 8). Le champ est donc extrêmement large. La première version de la directive Bolkestein adoptait un point de vue voisin, sans néanmoins revenir sur le cas des secteurs déjà concernés par des directives sectorielles antérieures (services financiers ou de transports par exemple).
Plusieurs domaines ont suscité des inquiétudes. En premier lieu celui des services publics et notamment de la santé. La directive risquait d’ouvrir la porte à une remise en cause des possibilités concrètes d’organiser et de financer ces services, dans un contexte de concurrence fiscale déjà grandissant. Certains services aux entreprises ont également posé problème comme les services d’intérim ou de convoyage de fonds.
- Les conséquences déroutantes du principe du pays d’origine appliqué aux services
Le principe du pays d’origine découle de celui de reconnaissance mutuelle qui concerne les marchandises (COM 2002 ; JOCE 2003). Dans l’UE, il résulte notamment de l’arrêt Cassis de Dijon (1979) [3]. Son extension aux services, selon sa version la plus simple, prévoit que le pays destinataire d’une prestation reconnaisse la validité de la réglementation du pays d’origine et n’impose pas à l’entreprise prestataire le respect de sa propre réglementation. « La reconnaissance repose en grande partie sur le principe de l’équivalence généralement compris comme signifiant que lorsque l’objectif de la réglementation du pays hôte est atteint par la réglementation du pays d’origine, le pays hôte doit accepter cette dernière comme équivalente à la sienne » (OCDE 2003 p. 9). Cette démarche s’applique aussi bien aux qualifications des personnes concernées (diplômes), qu’à la réglementions destinée à la protection du consommateur, de la santé ou encore à l’organisation de la production. Outre le fait qu’elle méconnaît la particularité des services, cette démarche conduit à abandonner l’idée d’une harmonisation cohérente : « La reconnaissance mutuelle (…) est souvent considérée comme une façon d’éviter l’harmonisation des exigences et des processus » (OCDE 2003 p.10). La directive substitue donc à l’harmonisation, une concurrence entre les réglementations dont l’issue n’est malheureusement pas maîtrisée. Cette concurrence peut améliorer l’efficacité productive, mais peut, dans le même mouvement, conduire à un abaissement de la qualité de la production et des garanties offertes au consommateur. Ce serait par exemple le cas avec un architecte qui utiliserait les normes, plus basses (règles de responsabilité, garantie…), ou la méthode de production moins sécurisée, de son pays d’origine. La démarche peut entraîner une diminution moyenne de la qualité dans le pays d’accueil et une pression sur les autorités pour réduire la norme standard du pays destinataire. On peut noter qu’une telle pression à la baisse n’existerait pas dans un univers, théorique, où l’information serait parfaite et la contrainte de budget du consommateur illimitée.
L’application de la directive services originelle, aurait empêché d’exiger d’une société prestataire de services transfrontaliers qu’elle ait un siège social, ou une adresse, ou bien un représentant dans le pays où elle exerce, ou encore qu’elle se soumette aux règles applicables au même service dans le pays de destination (être inscrit à un ordre, posséder un accès à la profession...). La directive prêtait ainsi le flanc à la délocalisation réelle ou fictive des sociétés de service vers les États-membres où les exigences juridiques, sociales, fiscales et environnementales sont les plus faibles.
Le Conseil d’État, dans un avis rendu fin 2004 (avis n°371, 18/11/2004), avait notamment mis l’accent sur les difficultés juridiques et les risques occasionnés par l’application de ce principe : « l’application simultanée de plusieurs droits nationaux, qui sont placés en concurrence, sur un même territoire soulève plusieurs questions de principe (…) de valeur constitutionnelle tels que : la souveraineté nationale, l’égalité devant la loi et la légalité des délits et peines » (Conseil d’État 2005, p. 178). La directive ouvrait ainsi un même marché concurrentiel à des prestataires soumis à des niveaux d’exigence différents, alors que ces exigences conditionnent le prix final de la prestation. L’efficacité du contrôle du respect des règlements était nettement amoindrie, dans son déclenchement comme dans son application, du fait du découplage entre le pays où la prestation était offerte et celui où elle était contrôlée. Finalement, ce système aurait mis en compétition directe des espaces économiques et sociaux, très différents, installant un cadre de concurrence déséquilibré entre salariés et entreprises prestataires.
Comme le soulignait Faugère (2002 p. 55), le principe de reconnaissance mutuel est fondamentalement ambiguë : « s’il permet de faire progresser une certaine homogénéisation des règles du jeu économique à partir de la reconnaissance des identités nationales, il est porteur d’une forme de concurrence des réglementations nationales dont les conséquences peuvent être néfastes ».
- Le détachement des travailleurs hors de contrôle ?
La modification de la directive de 1996 sur le détachement de salariés a aussi attiré les critiques.
La possibilité est déjà actuellement offerte aux entreprises de détacher des salariés dans un pays de l’Union pour y travailler temporairement. Le travailleur ainsi détaché doit bénéficier du « noyau dur de règles minimales impératives concernant les conditions de travail ».
Cela concerne notamment les salaires nets minimaux et la durée maximale de travail. Cela ne veut donc pas dire que le travailleur détaché bénéficie des conditions offertes à un travailleur local qui occuperait le même emploi. En outre, les cotisations sociales sont versées dans le pays d’origine, suivant son barème. Il y a donc, au niveau des conditions de travail et des coûts salariaux une possibilité de concurrence déséquilibrée entre les entreprises locales et étrangères. Ce problème se révèle d’autant plus sensible que le récent élargissement a nettement accru les écarts de conditions sociale et salariale.
Le contrôle du respect des règles sociales impératives est du domaine de l’Inspection du travail du pays destinataire. Cependant, le nouveau texte prévoyait notamment l’interdiction de soumettre le détachement à une déclaration préalable, ou à la présence d’un établissement dans le pays destinataire, avec pour conséquence de rendre quasi inopérant le contrôle dont dispose l’État de destination (Sénat 2005). Le nouveau contexte prêtait également le flanc à un détournement des garanties minimales offertes. En effet, il posait un problème particulier dans le cas des pays où les règles minimales découlent principalement de conventions collectives. Son anticipation a donné lieu à l’affaire Vaxholm, où une entreprise lettone, qui avait emporté un marché de construction en Suède, refusait de négocier une convention collective de droit suédois. A la suite de mouvements sociaux et politiques en Suède, le différend est porté devant la CJCE. Dans son avis transmis à la CJCE, la Commission a admis que les entreprises étrangères ne peuvent ignorer les conventions collectives locales. Compte tenu de tous les problèmes évoqués et devant les nombreuses oppositions qu’elle soulevait, la proposition de directive a finalement été retirée pour être révisée.
La directive amendée en février 2006 : une bouteille à moitié vide ou à moitié pleine ?
La Commission a proposé une nouvelle version de la directive sur laquelle le Parlement Européen a proposé en février une série d’amendements (PE 2006).
Ces amendements limitent le champ d’application de la directive. Ils excluent, les services d’intérêt généraux, la santé, l’audiovisuel, l’intérim, l’enseignement, la sécurité sociale, les services relevant directement ou indirectement de l’autorité publique (notaires…). Les services d’intérêts économiques généraux restent quant à eux couverts par la directive (considérant 8).
Les amendements précisent la notion du lieu d’établissement pour réduire les possibilités de délocalisations fictives. La mention du principe du pays d’origine disparaît de la directive au profit de l’affirmation du principe de liberté de prestation. La directive précise que les conditions mises à l’établissement d’une société de services doivent respecter les règles de non discrimination, de nécessité et de proportionnalité. Elle applique ainsi aux services les principes actuellement mis en œuvre pour les marchandises. Les articles modifiants la directive sur le détachement de travailleurs sont supprimés.
Ces corrections répondent aux inquiétudes que la première version du texte avait suscitées, elles ne les lèvent pas toutes pour autant.
En effet, la disparition du principe du pays d’origine ne supprime pas tous les problèmes précédemment évoqués. Lorsque des litiges apparaîtront, la CJCE sera amené à trancher, c’est le processus qui avait conduit, pour les marchandises, à l’arrêt Cassis de Dijon. Or la CJCE a une interprétation extensive de la liberté de prestation. On peut utiliser comme exemple le secteur financier qui est déjà réglé par une directive spécifique d’approfondissement du marché intérieur. Dans le cas de l’affaire Caixa banque contre Ministère de l’Économie français (CJCE 2004), la Cour a estimé que la législation française, interdisant la rémunération des comptes courants, en contrepartie de la gratuité des chèques, était une entrave à la liberté d’installation des banques étrangères en France. La disposition en question a dû être abrogée.
Ainsi, toute disposition nationale non discriminatoire, puisque tel était le cas de la loi française qui s’appliquait à toutes les banques indépendamment de leur nationalité, pourra être récusée, notamment en utilisant le principe de la liberté d’établissement. Les seuls motifs légitimes pour préserver une législation sont ceux prévus dans l’arrêt Cassis de Dijon : la préservation de l’ordre public, de l’environnement, ou des motifs impérieux d’intérêt général. En suivant le raisonnement tenu par la CJCE, à chaque fois qu’une entreprise considère que la loi locale ne lui permet pas de fournir sa prestation originelle, elle est fondée à tenter d’obtenir une modification de la législation. Dans le cas précis, la France a dû, sur son territoire admettre en matière de rémunération des comptes bancaires, la législation d’un autre pays communautaire. Pouvait-on pour autant considérer que l’objectif de la réglementation du pays hôte (France) était atteint par la réglementation du pays d’origine (Espagne) ? Le parlement européen a fermé la porte au principe du pays d’origine, celui-ci risque pourtant de revenir par la fenêtre. Compte tenu des débats houleux qu’il a occasionnés, on peut cependant gager que la CJCE sera incitée à la prudence dans ses décisions. Cela dit, le document de février ne préjuge pas totalement de celui qui sera finalement établi, soit par le Conseil, soit par la Commission. Le débat n’est donc pas terminé.
On a pu le constater l’extension aux entreprises de services des principes communément acceptés dans le cas des biens ne va pas de soi. Certaines démarches adoptées pour le commerce des services remettent ainsi en cause des notions bien établies. Le critère du commerce international repose alors sur la nationalité des entreprises (filiales étrangères) à la place de celle des pays qui échangent. Cette approche ne semble pas justifiée et pose plusieurs problèmes non résolus. S’il est souhaitable de simplifier la réglementation, en alignant le plus possible les politiques concernant les services sur celles appliquées aux biens, il faut aussi ne pas ignorer les conséquences de leurs réelles spécificités.
Bibliographie
Banque Mondiale (2004) “Rapport sur l’investissement dans le monde : la montée en puissance des services”, vue d’ensemble, Genève.
CJCE (2004), « Arrêt Caixa banque contre France, Ministère de l’Economie et des Finances », 5/10/2004, affaire C442/02.
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[1] Le caractère extravagant de l’approche apparaît clairement lorsqu’il s’agit d’un investissement extérieur financé par un emprunt local.
[2] Cf point 5 de l’exposé des motifs de la première version de la directive (COM 2004 p.16).
[3] C et arrêt résulte de l’article 23 TCE qui se rapporte à l’union douanière et aux échanges de marchandises (Cf. article III-151 du projet de traité constitutionnel).
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