Les enjeux économiques du brevet unitaire européen
Agnieszka Kupzok, Office of Elisabeth Opie
Julien Pénin, BETA, Université de Strasbourg
Avec l’adoption du brevet unitaire européen qui pourrait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2014, un nouveau régime de brevet se met en place en Europe. L’objectif de cet article est de présenter les enjeux économiques liés au brevet unitaire européen. Nous insistons aussi bien sur les avantages que sur les inconvénients. Nous montrons notamment que, si le brevet unitaire européen sera source d’économie pour les entreprises déposantes, il n’est pas forcément bénéfique pour tous les pays membres.
Mots-clefs : brevet unitaire européen, innovations technologiques, politique des brevets.
Citer cet article
Agnieszka Kupzok , Julien Pénin « Les enjeux économiques du brevet unitaire européen », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 29, 29 - 34, Hiver 2013.
1. Introduction
Avec l’adoption du brevet unitaire européen qui pourrait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2014, un nouveau régime de brevet se met en place en Europe [1]. Ce régime unitaire permettra aux entreprises d’obtenir un brevet unique, valable dans 25 pays membres de l’UE. En l’absence d’un tel système unitaire, une entreprise souhaitant protéger une invention dans tous les pays membres n’a d’autre choix que de gérer un brevet dans chaque pays, avec la multiplication des coûts et des incohérences que cela engendre. En effet, si l’adoption du brevet européen en 1973 a permis d’harmoniser la procédure de demande, elle ne résout pas le problème de la multiplication des titres. A l’issue de la procédure européenne, après un examen unique diligenté par l’office européen des brevets (OEB) à Munich, le demandeur obtient non pas un brevet unique sur l’ensemble des pays membres, mais un brevet par pays qu’il aura désigné.
Or, la fragmentation du régime de brevet européen est régulièrement pointée du doigt comme étant l’une des plus grandes faiblesses du système d’innovation en Europe (Mejer et van Pottelsbergue, 2009). En plus de l’augmentation importante des coûts d’obtention d’un brevet sur le territoire européen, le manque d’harmonisation accroît l’incertitude juridique, complexifie la gestion des portefeuilles de brevets et, surtout, est susceptible d’engendrer des incohérences entre les pays membres. Les PMI sont souvent considérées comme souffrant le plus de cette situation du fait de leur manque de moyens financiers et de compétences juridiques spécialisées leur permettant de gérer des litiges parallèles dans des juridictions multiples.
Cependant, si le régime de brevet européen unitaire permettra de pallier un certain nombre de ces problèmes, sa mise en œuvre ne fait pas l’unanimité et, en l’état, il ressemble plutôt à un « brevet européen moins », la protection offerte ne couvrant pas l’ensemble des pays membres. Sur le plan juridique, le brevet unitaire européen soulève encore un très grand nombre de questions, les experts n’hésitant pas à le qualifier de trop complexe, déséquilibré et légalement fragile (Hilty et al., 2012). Sur le plan économique certaines interrogations subsistent également. Cet article a ainsi pour objectif d’examiner les principales questions économiques soulevées par le brevet unitaire européen. Avant cela nous commençons par un rappel sur le brevet unitaire européen et la juridiction unifiée des brevets qui l’accompagne.
2. Le brevet unitaire et la juridiction unifiée des brevets
Le brevet unitaire européen consiste en un « package » comprenant trois mécanismes légaux : 1) la mise en place d’un brevet unitaire, valide dans 25 pays membres de l’UE, 2) l’adoption d’un régime linguistique concernant ce brevet et 3) l’adoption d’un accord relatif à une juridiction unifiée pour régler les litiges concernant ce nouveau brevet. Les deux premiers mécanismes ont été mis en place via la procédure de coopération renforcée de l’UE et adoptée par le Parlement Européen le 11 décembre 2012. Le troisième, l’accord sur la juridiction unifiée, est un accord international qui doit encore être ratifié par les pays participants.
Un brevet unique
En premier lieu, le brevet unitaire permet aux entreprises d’obtenir un titre unique de propriété sur leurs inventions, valable dans 25 pays membres de l’UE. Ce brevet unique est délivré par l’OEB. Par rapport à la situation existante, le changement est significatif. En l’absence de brevet unique une entreprise souhaitant déposer un brevet dans n pays membres doit gérer n brevets dans son portefeuille, traduire éventuellement son brevet dans n langues différentes [2] et, surtout, elle aura peut-être à piloter plusieurs litiges en parallèle concernant le même brevet dans différents pays. Un même brevet peut en effet conduire à un procès dans plusieurs pays différents puisque, si un juge dans un pays prend une décision concernant le litige, cela ne concerne pas les autres pays, dans lesquels cette décision ne s’applique pas. Les entreprises peuvent alors être conduites à multiplier les procès dans les principaux pays. Avec le brevet unitaire, l’entreprise innovante n’a à gérer qu’un seul brevet pour (presque) toute l’Europe et, éventuellement, un seul litige. De plus, le problème des traductions multiples est simplifié puisque le brevet devra être rédigé uniquement dans une des trois langues officielles de l’OEB [3] (allemand, anglais, français). En cas de litige, l’entreprise accusée de contrefaçon (ou la cour) pourra cependant demander au titulaire du brevet de le traduire dans sa langue nationale [4]. Remarquons que l’opposition de l’Espagne et de l’Italie au brevet unitaire est due en partie à cette question linguistique.
Ce nouveau régime de brevet ne remplace pas l’ancien mais s’y ajoute. Il instaure une quatrième voie de dépôt, en plus de la voie nationale, de la voie internationale (PCT) et de la voie européenne classique. Les entreprises qui, pour une raison ou pour une autre ne souhaitent pas déposer un brevet à effet unitaire pourront ainsi toujours utiliser la voie européenne et à la fin de la procédure d’examen désigner les pays européens dans lesquels elles souhaitent être protégées.
Une juridiction européenne unifiée des brevets
La cour européenne des brevets est le mécanisme essentiel venant en complément du brevet unitaire. Les deux systèmes sont en fait indissociables, le brevet unique n’ayant que peu de sens en l’absence d’une juridiction unique chargée de se prononcer sur les litiges le concernant. En l’absence d’une telle juridiction, ce sont les tribunaux nationaux qui auraient à se prononcer sur la validité des brevets unitaires. Une juridiction nationale prendrait ainsi des décisions impactant d’autres pays sans que des juges ne se soient prononcés dans ces pays ! Par exemple, si un tribunal dans un pays décide d’invalider un brevet unitaire, ce brevet disparaît de facto dans tous les pays puisqu’il est unique.
Aussi, le brevet européen à effet unitaire ne peut se concevoir qu’accompagné d’un accord relatif à une juridiction unifiée du brevet, commune à l’ensemble des pays membres, et chargée d’arbitrer les litiges concernant les brevets à effet unitaire. Comme indiqué plus haut, la mise en place de cette cour s’est faite dans le cadre d’un accord international, et non pas dans le cadre des institutions de l’UE. La cour européenne de justice avait en effet empêché en 2011 la mise en place d’une telle juridiction en arguant qu’elle entrerait en conflit avec les lois de l’UE [5]. L’accord a finalement été signé le 19 février 2013 par 24 des 27 pays membres. L’Espagne et la Pologne ont décidé de ne pas adhérer à cette initiative alors que la Bulgarie n’a accepté l’accord que le 5 mars 2013. Quant à l’Italie, quoique non favorable au brevet unitaire pour des questions de langue, reste favorable à l’idée d’une cour européenne des brevets. Le siège de la cour européenne des brevets sera à Paris, l’administration sera à Munich et les litiges seront jugés à Londres pour les brevets sur la chimie et la pharmacie, à Paris pour le textile ou l’électricité et à Munich pour l’ingénierie et la mécanique.
3. Les avantages économiques du régime unitaire
Réduction du coût d’obtention d’un brevet
En premier lieu, l’argument le plus souvent invoqué en faveur du brevet unitaire est qu’il permettrait de réduire massivement les coûts d’obtention d’un brevet pour les entreprises innovantes, européennes et autres. C’est un argument important car, du fait de la fragmentation du système, le coût d’obtention d’un brevet est aujourd’hui bien plus élevé en Europe que dans les autres principales zones économiques (voir Figure 1). Or, l’essentiel de la différence s’explique par la multiplication des frais de dépôt et de maintien ainsi que par les frais de traduction.
Figure 1 : Coût d’obtention d’un brevet dans les principales économies
Source : van Pottelsbergue B. (2010), “Europe should stop taxing innovation”, Bruegelpolicybrief 2010/2.
Aujourd’hui, un brevet européen émis par l’OEB assurant une protection dans les 27 États membres de l’UE peut coûter jusqu’à 36 000 €, incluant 23 000 € pour les seuls frais de traduction. Or, même si le prix pour l’obtention d’un brevet unitaire n’est pas encore déterminé, il semble certain qu’il sera bien inférieur à ces chiffres (on parle souvent d’un montant inférieur à 5000 euros), rendant ainsi le système plus attractif, notamment pour les plus petites entreprises et les universités, acteurs dont le budget limité contraint souvent les stratégies d’extension.
Réduction du coût des litiges
Les coûts d’obtention d’un brevet ne forment qu’une partie des coûts totaux de l’utilisation du système pour les entreprises. Une autre partie est formée par les coûts de litige. Sans brevet unitaire une entreprise peut être amenée à devoir piloter plusieurs litiges de brevet dans plusieurs pays, multipliant ainsi les coûts. L’un des intérêts essentiels de l’accord relatif à une juridiction unifiée du brevet est ainsi de supprimer la duplication des litiges sur le territoire européen, réduisant significativement les coûts de litige pour les entreprises.
Une étude récente d’Harhoff (2009) offre des premières estimations sur les économies qui seraient rendues possibles par une juridiction unique. En 2009, Harhoff a estimé qu’entre 146 et 311 litiges étaient dupliqués tous les ans dans les pays européens (litiges portant à la fois sur des procédures de contrefaçon et d’invalidation). Il a également estimé qu’en 2013, c’est entre 202 et 431 litiges annuels qui seraient dupliqués. Selon son estimation, la suppression de ces duplications permettrait une économie comprise entre 148 et 289 millions d’euros pour les entreprises concernées. En comparaison, le coût de fonctionnement d’une cour européenne des brevets ne coûterait que 27.5 millions d’euros par an.
Plus de cohérence et de lisibilité
Surtout, au-delà des coûts, la mise en place d’une juridiction des brevets unique réduirait l’incertitude économique et augmenterait la cohérence du système. Aujourd’hui, la duplication des litiges est en effet une source majeure d’incertitude pour les entreprises opérant en Europe. Mejer et van Pottelsbergue (2009) ont illustré par de nombreux exemples concrets les incohérences induites par le système de brevet européen fragmenté. Parmi ces cas, le litige entre Improver et Remington est particulièrement évocateur des dysfonctionnements possibles du système. En 1986, Improver, l’inventeur de l’épilateur « Epilady » portant son nom, obtient un brevet dans la plupart des pays européen. En 1988, Remington introduit sur le marché européen un épilateur remplissant les mêmes fonctions que celui d’Epilady, avec néanmoins certaines différences significatives. Improver et Remington se lancèrent alors dans une guerre juridique dans plusieurs pays européens, Improver accusant Remington de contrefaire son brevet. Or, les verdicts rendus dans les différents pays divergent largement. En Autriche, [6] France et Royaume-Uni [7], Remington obtint gain de cause alors qu’en Belgique, Allemagne, [8] Italie [9] et Hollande, [10] Improver gagna son procès en contrefaçon.
Ce cas illustre ainsi parfaitement les problèmes de cohérence nationale que ne manque pas de poser la multiplication des titres nationaux. Or, le point essentiel ici est qu’une grande partie de ces incohérences disparaitraient avec un brevet et une juridiction unifiés. Elles ne disparaitraient pas complètement puisque les systèmes de brevet nationaux resteraient en place.
En conclusion, un intérêt essentiel du brevet unitaire est d’offrir un environnement plus favorable aux entreprises innovantes de l’UE, notamment les plus petites, en leur permettant de protéger leurs inventions de manières moins coûteuse et plus cohérente. Tous les acteurs économiques ne sont pas forcément gagnants avec le brevet unitaire, certains secteurs, comme les traducteurs et juristes en propriété intellectuelle voyant leur activité réduite par l’adoption de ce système. Cela peut ainsi expliquer pourquoi ces professions sont largement hostiles au brevet à effets unitaires [11]. Mais, dans l’ensemble, les gains des utilisateurs du système surpassent largement ces pertes. Pour autant, un certain nombre de questions restent en suspens et il n’est pas certain que le brevet unitaire profite de la même manière à toutes les entreprises et à tous les pays.
4. Les inconvénients : des besoins différents selon les pays
Les coûts : diminués ou déplacés ?
Une première question porte sur l’argument des coûts, notamment les coûts de traduction des brevets. Ceux-ci ne sont pas forcément réduits mais peuvent être simplement déplacés vers d’autres acteurs de l’économie. En effet, l’analyse des bases de données de brevets reste essentielle pour les entreprises innovantes qui ont besoin d’étudier la liberté d’exploitation de leurs innovations. Or, avoir des brevets sur un territoire écrits dans une langue étrangère complique la réalisation d’études de liberté d’exploitation pour les entreprises locales. Cela complique également le travail d’apprentissage et d’imitation passant par la compréhension des connaissances existantes. Il est ainsi possible, voire probable, que les entreprises locales décident de traduire elles-mêmes les brevets (ou une partie d’entre eux) pour faciliter leur compréhension des inventions brevetées. Au final, au niveau économique global, le brevet unitaire contribuerait ainsi, non pas à réduire les coûts de traduction, mais à les déplacer et peut être même à les multiplier (puisque de nombreuses entreprises locales seraient amenées à traduire en parallèle un même brevet). Il contribuerait également à accroître l’incertitude juridique, les traductions réalisées par les entreprises locales n’étant pas forcément fidèles au brevet initial.
Une autre crainte soulevée par certaines entreprises manufacturières est que le brevet unique favorise les comportements stratégiques autour des litiges de brevet. En particulier ces entreprises s’inquiètent de ce que le brevet unique serait surtout une aubaine pour les fameux trolls de brevets, dont le modèle d’affaire consiste à placer des entreprises manufacturières en situation de hold-up afin de pouvoir leur céder des licences à des prix sans commune mesure avec la valeur réelle de leur technologie (Pénin, 2012). Une coalition d’entreprises manufacturières innovantes, comprenant Google, Microsoft, Apple, Samsung, Yahoo, Intel, etc., a ainsi envoyé le 26 septembre 2013 une lettre ouverte à l’ensemble des pays membres de l’UE pour les prévenir de ce risque. Il convient cependant de préciser que ces entreprises ne remettent pas en cause le principe du brevet unique qu’en tant qu’innovateurs elles apprécient globalement, mais simplement certaines de ses modalités d’application, en particulier les mesures de « bifurcation » et d’ « injonctions », qui favoriseraient les trolls.
Tous les pays ont-ils les mêmes besoins en matière de brevet ?
Au-delà du coût, il est surtout essentiel de s’interroger sur les besoins des différents pays de l’UE en matière de brevet. Tous les pays ont-ils les mêmes intérêts ? Cette question rejoint celle largement étudiée dans le cadre de la politique monétaire et de la monnaie européenne unique : est-il pertinent de faire une monnaie unique dans un espace économique qui n’est pas homogène ? La question est similaire en ce qui concerne le brevet : peut-on faire un brevet unique dans un espace économique rassemblant des pays avec des niveaux de performance d’innovation différents ? Les pays n’ont-ils pas plutôt intérêt à développer des politiques de brevet hétérogènes, en fonction de leurs besoins propres.
En effet, tous les pays n’ont pas forcément besoin d’un système de brevet similaire. L’importance du brevet dépend de la performance d’innovation du pays et de son niveau d’avancement technologique. En simplifiant, on pourrait dire que les pays technologiquement avancés, les leaders, ont besoins de se protéger et ont donc besoin de brevets forts. Mais les pays moins avancés, les suiveurs, ont besoin d’accéder aux technologies des leaders le plus facilement possible, et donc n’ont pas forcément besoin d’un système de brevet trop protecteur.
En ce qui concerne le brevet unitaire européen, les différences d’intérêts entre les pays de l’UE pourraient ainsi générer des comportements de passager clandestin. Certains pays imitateurs pourraient vouloir rester en dehors du système unique afin d’éviter la prolifération des brevets sur leur territoire et faciliter l’imitation par les entreprises domestiques. Cette possibilité est d’autant plus forte que le pays est périphérique et que son marché ne pèse pas d’un poids trop important. En effet, dans ce cas, en l’absence du brevet unique, il est probable que les entreprises étrangères choisiront de ne pas déposer de brevet dans le pays du fait de son faible intérêt économique, ce qui bénéficie aux entreprises locales.
Cette incitation à se comporter en passager clandestin est parfaitement illustrée par l’exemple récent de la Pologne qui, de manière tout à fait inattendue, en février 2013, a refusé l’accord international portant sur la juridiction unifiée des brevets. Or, il est particulièrement intéressant de constater que les réticences de la Pologne portent non pas sur des enjeux juridiques et de procédure, mais se basent sur une analyse économique coût-bénéfice du système de régime unitaire [12]. L’adoption du brevet unique entraînera en effet une augmentation significative du nombre de brevets valides sur le territoire polonais. Or, cela ne peut que pénaliser le tissu industriel local, pas forcément très innovant, et dont l’activité est basée sur la production manufacturière et l’imitation. De surcroît, la plupart de ces brevets ne seront pas traduits en polonais. Quelques chiffres permettent d’illustrer l’augmentation massive des brevets en Pologne qui serait induite par le brevet unique : en 2011, sur un total de 570 000 brevets européens, seulement 17 127 ont désigné la Pologne alors que 526 255 ont désigné l’Allemagne [13]. Ce chiffre illustre bien qu’en l’absence de brevet unique les déposants internationaux ont largement tendance à ne pas déposer de brevet en Pologne. L’adoption du brevet unique induirait alors mécaniquement pour le pays une prolifération de titres détenus par des entreprises étrangères. L’attitude de la Pologne s’apparente ainsi clairement à un comportement de passager clandestin. Les entreprises polonaises les plus innovantes bénéficieront du brevet unique puisque, de la même manière que les entreprises américaines, japonaises et chinoises elles pourront déposer des brevets uniques, mais la Pologne n’aura pas à subir les inconvénients du système sur son territoire.
L’hétérogénéité forte des économies européennes dans leur niveau de développement technologique
La capacité d’innovation d’un pays doit donc être prise en considération dans la mise en œuvre de sa politique de brevet. Des pays ayant des capacités technologiques différentes ont des besoins différents en matière de brevet. Or, en ce qui concerne la capacité d’innovation, les pays de l’UE sont loin d’être homogènes. La commission européenne a établi un indice composite permettant de calculer la performance d’innovation des pays membres de l’UE. Chaque année la commission publie ainsi un classement des pays de l’UE selon leur performance d’innovation. Le classement de 2013 est donné dans la Figure 2. La commission classe ainsi les 27 pays membres en quatre catégories :
- les innovateurs modestes : Pologne, Lettonie, Roumanie, Bulgarie, qui montrent une performance d’innovation très largement en dessous de celle de l’UE.
- les innovateurs modérés : Italie, Espagne, Portugal, République Tchèque, Grèce, Slovaquie, Hongrie, Malte et la Lituanie, qui montrent une performance en dessous de la moyenne de l’UE.
- les suiveurs : la Hollande, le Luxembourg, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Irlande, la France, la Slovénie, Chypre et l’Estonie, qui montrent une performance d’innovation proche de celle de la moyenne de l’UE.
- les leaders : la Suède, l’Allemagne, le Danemark et la Finlande, qui tous montrent une capacité d’innovation largement au-dessus de la moyenne de l’UE.
Figure 2 : la performance d’innovation des membres de l’UE (2013)
Source : Hollanders, Hugo, Es-Sadki, Nordine, Innovation Union Scoreboard 2013, Belgium, 2013, p. 10.
Pour la commission européenne les pays de l’UE ont donc clairement des capacités d’innovation différentes et ces différences sont relativement stables dans le temps (Par exemple, par rapport à 2011, un seul pays, la Lituanie, a changé de catégorie). Or, il est intéressant de remarquer que les trois pays qui se sont à ce jour ouvertement opposés au brevet européen communautaire appartiennent à la catégorie des innovateurs modérés ou modestes c’est-à-dire sont des pays peu innovants aux yeux de la commission. S’il n’est pas possible d’établir une causalité entre le choix de ces pays et leur capacité technologique, la coïncidence reste intéressante.
Conclusion
L’argument central des défenseurs du brevet européen est basé sur l’idée intuitive que la réduction des coûts pour obtenir un brevet et l’harmonisation des règles concernant le brevet en Europe entraînera plus de dépôts de brevet et donc forcément plus d’innovation pour l’Europe. S’il est difficile de nier l’avantage d’un système unifié pour les entreprises innovantes, en particulier les plus petites, s’il semble qu’il amènera plus de cohérence, il n’est cependant pas évident qu’il favorisera l’innovation dans toutes les économies de l’UE. En particulier, un brevet unitaire ne permet pas de tenir compte des différences entre des économies qui, en matière de capacité d’innovation, n’en sont pas toutes au même point.
Or, ces différences sont réelles et ne vont pas forcément s’estomper dans les années à venir. Il nous semble ainsi important de déplacer un débat qui portait jusque-là exclusivement sur la question du coût et de la cohérence du système pour les innovateurs, vers la question de son intérêt global, en prenant en compte les besoins de l’ensemble des acteurs. Le brevet unitaire affecte en effet, non seulement les entreprises et les économies les plus innovantes de la zone UE, mais également les économies moins avancées. Or, il n’est pas toujours évident que les secondes soient gagnantes avec le brevet unitaire européen. Il est alors possible que certains pays aient intérêt à se comporter en passager clandestin, comme le montre l’exemple de la Pologne. Limité à un ou deux pays périphériques de l’UE, ce comportement de passager clandestin ne menace pas la survie du brevet unique, mais s’il devait s’étendre à d’autres pays cela nuirait certainement à la mise en œuvre du brevet unique [14].
Références bibliographiques :
Danguy J., van Pottelsberghe de la Potterie B. (2009), “Cost-benefit analysis of the EU patent”, Bruegel Working Paper 2009/08.
Harhoff D (2009) ‘Economic Cost-Benefit Analysis of a Unified and Integrated European Patent Litigation System’, Final Report, Tender No MARKT/2008/06/D
Hilty, Reto, Jaeger, Thomas, Lamping, Matthias and Ullrich, Hanns, The Unitary Patent Package : Twelve Reasons for Concern (October 17, 2012). Max Planck Institute for Intellectual Property & Competition Law Research Paper No. 12-12. Available at SSRN : http://ssrn.com/abstract=2169254.
Hollanders H., Es-Sadki N. (2013), Innovation Union Scoreboard 2013, Belgium.
Mejer M., van Pottelsbergue de la Poterie B. (2009), “Economic incongruities in the european patent system », document de travail de l’IEB, 2009/31.
Pénin J. (2012), « Strategic uses of patents in markets for technology : A story of fabless firms, brokers and trolls », Journal of Economic Behavior and Organization 85, 633-641.
van Pottelsberghe de la Potterie B (2009), Lost property : the European patent system and why it doesn’t work, Bruegel Blueprint, Brussels.
van Pottelsberghe de la Potterie B., François D. (2009), “The cost factor in patent systems”, Journal of Industry, Competition and Trade 9(4), 329-355.
[1] Il est important de préciser que ce système n’est pas soutenu par l’ensemble des pays membres (l’Espagne et L’Italie, et la Pologne en particulier, y sont opposés) ce qui explique le recours à la procédure de coopération renforcée pour l’adopter. Le conseil de l’Union Européenne du 10 mars 2011 a ainsi autorisé la coopération renforcée pour la création d’un brevet unitaire européen (2011/167/EU, OJ L 76, 22.3.2011).
[2] Même si les accords de Londres passés le 17 octobre 2000 ont déjà permis de résoudre une partie de ces problèmes.
[3] Art. 2(b), RÈGLEMENT (UE) No 1260/2012 DU CONSEIL du 17 décembre 2012 mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection unitaire conférée par un brevet, en ce qui concerne les modalités applicables en matière de traduction.
[4] Ibid., Art. 4 (1)
[5] Cour européenne de justice, opinion 1/09 (Full Court), 8 mars 2011.
[6] Cour d’appel de Vienne (OLG Wien), décision du 31.07.1989 ’Epilady.”
[7] Improver Corp v Remington Consumer Products Ltd. [1988] EWCA, (United Kingdom Eiplady) du 12.08.1988, [1989] R.P.C. 69.
[8] Cour d’appel de Düsseldorf (OLG Düsseldorf), décision 2 U 27/89 ’Epilady,’ du 21.11.1991.
[9] Tribunale di Milano 04.05.1992 ’Epilady.”
[10] Succès seulement en première instance, mais pas auprès de la cour d’appel de la Hague (Gerechtshof) 20.02.1992 ’Epilady Netherlands.”
[11] Danguy et van Pottelsberghe de la Potterie (2009) ont estimé les gains et les pertes des différents utilisateurs du système. Ils calculent ainsi, sur une base de 50 000 brevets européens, que les traducteurs et avocats perdraient annuellement 270 millions d’euros, à quoi il fait ajouter 121 millions supplémentaires du fait de la réduction des litiges. Cela permet alors largement d’expliquer les réticences de ces acteurs du système par rapport à l’adoption du régime unitaire et de comprendre pourquoi ils sont lancés dans une intense activité de lobbying auprès des acteurs politiques européens.
[12] En particulier, une étude du cabinet Deloitte, commanditée par le ministère polonais de l’économie, prédit que l’adoption du brevet unitaire européen coûtera environ 10 milliards d’euros à la Pologne sur les 20 prochaines années et 18 milliards de plus dans les 10 années suivantes. Cette étude, il est important de le remarquer, reste relativement opaque concernant les sources, données et hypothèses utilisées. En effet,une grande partie de l’information ayant amené à la conclusion ne figure pas dans le rapport Deloitte. Il n’en reste pas moins que l’argument central du rapport est que le système de brevet unitaire profite surtout aux pays membres de l’UE qui déposent beaucoup de brevets et qui sont technologiquement les plus avancés, et non forcément aux autres, dont la Pologne fait partie (Deloitte, Analysis in the case of potential economic consequences of introducing unitary patent protection in Poland, 2012. Titre original : “Analiza w sprawie potencjalnych skutków gospodarczych wprowadzenia w Polsce systemu jednolitej ochrony patentowej.” Disponible à http://www.isoc.org.pl/system/files/deloitte.pdf (en polonais)).
[13] German Patent and Trademark Office, DPMA, Annual report 2011, p. 2.
[14] Remarquons à ce propos que la population des trois pays qui aujourd’hui s’opposent au brevet unique (Espagne, Italie et Pologne) représente quand même environ un tiers de la population de l’UE.
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