Les villes européennes seront-elles solubles dans la mondialisation ?

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

Compte rendu de lecture de l’ouvrage de Patrick Le Galès : « Le retour des villes européennes »

Mots-clefs : espace urbain, modèle de croissance, modèles économiques et sociaux nationaux.

Citer cet article

René Kahn « Les villes européennes seront-elles solubles dans la mondialisation ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 27, 45 - 47, Hiver 2012.

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Les villes et parmi elles les plus grandes (villes globales, mégapoles et métropoles) sont actuellement à l’honneur pour des raisons qui tiennent principalement, mais pas exclusivement, à la recomposition et à la concurrence territoriales. Face aux mécanismes d’ajustement enclenchés, entre autres, par le processus de mondialisation et la construction européenne, de multiples forces conscientes de régulation et de dérégulation s’affrontent au cœur des villes.

Il n’est donc pas surprenant que soient aujourd’hui publiés de nombreux ouvrages d’économie urbaine ou issus d’autres spécialités connexes qui donnent à réfléchir sur les fonctions des agglomérations urbaines et les mutations profondes qui affectent aujourd’hui ces institutions humaines parmi les plus anciennes et les plus fondamentales. Face à un choix assez large (cf. bibliographie) nous avons sélectionné pour ce compte-rendu de lecture la nouvelle édition de l’ouvrage de Patrick Le Galès consacré aux villes européennes de taille moyenne, intitulé : « Le retour des villes européennes  ». Il s’agit ici de la réédition en 2011 d’un livre initialement publié en 2002 et augmenté d’une préface inédite. La crise de 2008 et ses prolongements replacent la réflexion de Patrick Le Galès au cœur des interrogations actuelles : les villes moyennes sont-elles en crise, vont-elles résister ou se fragmenter et pour certaines disparaître ?

L’approche est à la fois théorique et très richement documentée. Ce livre qui a déjà fait l’objet de nombreuses traductions, d’analyses et de débats internationaux, se positionne en surplomb de la littérature sur le phénomène urbain. Extrêmement dense, issu d’un travail de longue haleine, (1996-2000, complété jusqu’en 2011), construit initialement sur une série d’enquêtes et un mémoire de HDR, cet ouvrage a pris le temps d’élaborer une thèse forte sur la spécificité et la pérennité des villes européennes.

Selon son auteur les villes européennes de taille moyenne (entre 200 000 et 2 millions voire 3 millions d’habitants au plus, identifiées usuellement dans la littérature comme les villes de rang 3 à 6) constituent dans le monde un phénomène original, une catégorie à part dans l’organisation urbaine. La ville européenne n’est pas originale par sa taille. Située entre un Etat central forcé de desserrer ses contraintes et une myriade de groupes fragmentés porteurs d’intérêts économiques et politiques spécifiques, elle constituerait une structure sociale différenciée et robuste à forte régulation politique, dotée d’une capacité d’initiative propre pour assurer ses besoins, son propre développement et au-delà, dotée d’une réelle capacité d’orientation de la société.

Les principales caractéristiques des villes européennes sont les suivantes :

  • Un tissu dense, ancien, polycentrique et stable de villes de toutes tailles et largement différenciées.
  • Ces villes sont soutenues par un Etat sans dépendre exclusivement de lui. Elles font constamment l’objet d’investissements de long terme en logement, équipements, infrastructures, réseaux, services publics, etc. ;
  • Ce sont des entités polarisées. L’agglomération européenne qui comporte des zones suburbaines et des couronnes périurbaines est polarisée par une ville centre, un centre- ville et même une place centrale au cœur du centre-ville ;
  • Les villes européennes se caractérisent surtout par une dimension politique forte.

Elles sont dotées de structures de gouvernance qui implique la mobilisation de multiples parties prenantes et possèdent une grande capacité d’initiative dans la formulation et la conduite de projets territoriaux de développement, dans la mise en œuvre de politiques publiques et dans l’orientation des choix de société. En un mot les villes européennes sont des acteurs à part entière de leur destin. Du moins jusqu’ici.

Tout l’intérêt du livre est de confronter le constat de ces caractéristiques et des capacités des villes européennes aux nombreuses forces à l’œuvre qui sont susceptibles de les déstabiliser, de les remettre en cause, de susciter une recomposition territoriale, une vaste réorganisation spatiale sur des bases nouvelles, un démantèlement de l’armature urbaine en Europe entraînant ainsi une marginalisation voire le déclin (selon les hypothèses les plus pessimistes) d’environ la moitié d’entre elles. De fait, un processus de métropolisation qui conduit les grandes villes à se développer en captant des populations issues de villes de taille inférieure, s’est déjà engagé et peut laisser craindre la confirmation de ce scénario.

Les forces qui appellent une réorganisation générale des territoires, une redéfinition de leur gouvernance, de leurs compétences de leurs spécialisations sont connues. Il s’agit de la révolution technologique, notamment celle des NTIC, du processus de mondialisation de l’économie, de la forme actuelle de la construction européenne (qui, en mettant en avant le principe de la concurrence libre et non faussée, l’étend désormais à la concurrence territoriale), de la montée qui semble irrépressible des comportements individuels de sécession et des comportements collectifs de ségrégation spatiale et enfin (last but not least), de l’augmentation de la dépendance des espaces organisés à l’égard du capitalisme. Les villes européennes sont-elles adaptées au besoin du capitalisme mondialisé contemporain ? On peut en douter. Les crises que traversent actuellement les pays de l’Europe du Sud ainsi qu’un grand nombre de régions européennes situées indifféremment dans tout l’espace européen y compris au cœur de la grande dorsale, les difficultés financières d’un grand nombre villes, les problèmes récurrents des banlieues, donnent corps à cette hypothèse, ou du moins justifient ces interrogations.

« Si ces arguments sont menés jusqu’à leur terme, c’est-à-dire si les villes sont avant tout déterminées par les technologies et le capitalisme mondialisé, l’avenir des villes européennes n’apparaît pas réjouissant » (p. 242)

Ces questions sont donc à prendre au sérieux. Ce n’est parce que les villes européennes ont une histoire longue et reposent sur des traditions anciennes qu’elles sont assurées de se pérenniser. Les grandes aires urbaines américaines, sans parler des bouleversements dans les villes des pays émergents, ont également connu des difficultés et des changements majeurs les obligeants à se réformer, à réviser leur offre de services publics locaux, à accepter une spécialisation accrue et une réorganisation sans état d’âme par les échanges. D’un point de vue théorique ce livre de sociopolitique comparée (political economy) s’inscrit dans une tradition durkheimienne et wébérienne (ou néo-wébérienne) selon laquelle la ville est constituée d’acteurs sociaux organisés en groupes, dotée d’un appareil administratif et d’un pouvoir politique fort, d’une capacité de résistance et d’adaptation y compris aux évolutions économiques.

La ville européenne saurait mieux que d’autres, préserver la diversité (structurée par des institutions adaptées) grâce à des autorités publiques soucieuses de culture, de cohésion, d’intégration et capables de réguler l’économie pour en retirer les effets bénéfiques. Les institutions des villes européennes se distingueraient des autres institutions urbaines dans le monde parce qu’elles disposent de suffisamment d’autonomie pour offrir des biens et services collectifs, qu’elles peuvent encore réduire les inégalités, créer du logement social, s’engager sur la voie du développement durable, etc.

En ce sens, la ville européenne moyenne étudiée et conceptualisée par Patrick Le Galès entre en opposition avec d’autres hypothèses et d’autres modèles comme par exemple :

  • Le modèle de la ville globale (global cities) défendu par Saskia Sassen et largement soutenue par la vision de la commission européenne et les travaux ESPON/ORATE sur les Metropolitan European Growth Areas (MEGAs) et les Fonctional urban areas d’importance transnationale ou nationale (FUAs, aires urbaines fonctionnelles) ;
  • La coalition de croissance illustrée par le développement des métropoles et de la coopération métropolitaine (ESPON/ORATE, DATAR) ;
  • La généralisation des réseaux hiérarchisés de villes, fortement spécialisés et mondialisés, observables en Chine en Inde et aux USA, et en cours de structuration en Europe (Halbert, Cicille & Rozenblat 2012), proche des villes en archipels chères à Pierre Veltz ;
  • L’hypothèse marxienne soutenue, en autres, par D. Harvey et N. Brenner d’une transformation des villes commandée par les besoins d’accumulation du capital
  • Le modèle des « Shrinking cites » ou des villes européennes obsolètes, étayé par le constat du déclin démographique et économique de certaines villes.

Face à ces modèles porteurs pour l’essentiel de mauvaises nouvelles (viabilité problématique ou fragmentée de ces nouveaux espaces urbains), l’auteur fait face, il dénonce certaines faiblesses de l’analyse théorique, il démontre à partir d’enquêtes de terrains et de données complémentaires, la crédibilité de l’hypothèse de la robustesse des villes moyennes européennes, (le retour des villes européennes) tout en s’interrogeant : jusqu’à quand ?« La question posée au départ demeure : les Européens vont-ils inventer une nouvelle forme de capitalisme institutionnalisé et territorialisé dont les villes seront l’un des piliers et des acteurs ? A défaut, le jeu de la transformation des échelles, des processus de déterritorialisation et de reterritorialisation pourrait se traduire par des profondes transformations du modèle européen, … » p. 424.

L’auteur s’oppose à la thèse de la convergence des villes vers un modèle unique modelé par le capitalisme et les réseaux d’acteurs. Il s’oppose à l’idée d’un monde urbain indifférencié constitué d’autoroutes, de zones résidentielles plus ou moins organisées et de supermarchés.

On voit ici que les enjeux de la construction européenne et du choix du modèle économique et social, ne se limitent pas au positionnement de l’Europe dans le monde mais engagent également le mode de vie, le plus ancré dans les traditions et dans le quotidien, des citoyens européens.

Bibliographie indicative

CHARMES Eric (2011), La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, PUF

ESPON/ORATE (2012), Regions and cities in a global economy, European Unionhttp://www.espon.eu/export/sites/default/Documents/Publications/TerritorialObservations/TO6_May2012/TO-6_Regions_and_cities_in_the_global_economy.pdf

ESPON/ORATE (2006), Espon Atlas. Mapping the structure of the European territory, European Unionhttp://www.espon.eu/main/Menu_Publications/Menu_ESPON2006Publications/esponatlas.html

GLAESER Edward, (2011), Des villes et des hommes, Enquête sur un mode de vie planétaire, Flammarion

HALBERT Ludovic, (2009), L’avantage métropolitain, PUF

HALBERT Ludovic, CICILLE Patricia & ROZENBLAT Céline (2012), Quelles métropoles en Europe ? Des villes en réseaux Travaux n°16, DATAR

HARVEY David (2011), Le capitalisme contre le droit à la ville, néolibéralisme, urbanisation, résistance, AmsterdamLE GALES Patrick (2011), Le retour des villes européennes, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 486 pages, Paris

{}RERU (2012-2), Mutations économiques des villes petites et moyennes, Armand Colin

ROZENBLAT Céline & CICILLE Patricia (2007), Les villes européennes, analyse comparative, UMR espace CNRS 6012, Montpellier

VELTZ Pierre (2012), Paris, France, Monde. Repenser l’économie par le territoire, L’Aube

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