Le big bang monétaire de l’an 2002

Gilbert Koenig, Université de Strasbourg (BETA)

L’instauration de l’Union économique et monétaire (UEM) dès 1999 se justifiait par la nécessité politique de passer à cette étape de la construction européenne dans les délais prévus par le traité de Maastricht. Mais, elle ne s’est pas accompagnée par une substitution totale de l’euro aux monnaies nationales parce que le système européen des Banques centrales n’était pas en mesure de fournir en temps voulu les pièces et les billets libellés en monnaie européenne. De ce fait, une période de transition de trois ans s’est ouverte au cours de laquelle l’euro, dont l’utilisation n’est ni obligatoire, ni interdite, coexiste avec les monnaies nationales.

Mots-clefs : construction européenne, identité européenne, identité nationale, Monnaie unique , passage à l’euro et mise en place de l’euro, Système des banques centrales européennes, Union économique et monétaire (UEM).

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Gilbert Koenig « Le big bang monétaire de l’an 2002 », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 5, 9 - 12, Hiver 2001.

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Le report du basculement définitif vers l’euro n’est pas considéré par les responsables européens comme un handicap pour l’avenir de la monnaie commune. Au contraire, il doit permettre aux citoyens de s’adapter progressivement à la nouvelle monnaie et aux entreprises d’effectuer les ajustements techniques nécessaires. On espère ainsi éviter un bigbang monétaire susceptible d’entamer la confiance dans l’euro et dans la construction européenne.

Les avantages prêtés à la période de transition ne semblent cependant pas avoir été exploités suffisamment. En effet, les paiements bancaires de détail en euros effectués par les ménages restent faibles. Quant aux entreprises, elles utilisaient encore peu des comptes bancaires en Euro Au début de 2001, selon une enquête publiée par la Commission européenne [1]. De plus, un nombre assez important d’entreprises, notamment les plus petites, n’envisageaient de basculer vers l’euro qu’au dernier moment. Devant une telle situation, les responsables économiques nationaux et européens s’efforcent, notamment depuis le second semestre 2001, de faire prendre conscience aux entreprises des dangers de leur absence de préparation pour leur survie et de familiariser les ménages à l’utilisation de l’Euro. Mais il paraît assez improbable que ces efforts parviennent à modifier fondamentalement l’opinion majoritaire des citoyens qui, comme 83% des Français interrogés par un sondage d’avril 2001, considéraient qu’ils ne voyaient pas l’intérêt d’effectuer des paiements en Euro avant le 1er janvier 2002. [2]

C’est pourquoi, pour un certain nombre d’entreprises et pour la majorité des citoyens, le basculement de 2002 sera probablement vécu comme un big bang monétaire. En effet,il nécessitera la réalisation rapide des ajustements imposés par la monnaie unique. Il peut en résulter des coûts importants. Mais du fait de leur nature ponctuelle, ces coûts n’exercent probablement que des effets transitoires. Par contre, en concrétisant la disparition des monnaies nationales, le basculement de 2002 risque d’entraîner une crise identitaire dont les incidences peuvent être plus durables du fait de ses répercussions négatives pour l’avenir de la construction européenne.

Les coûts d’ajustement du basculement définitif vers l’Euro

L’instauration définitive de l’Euro comporte des coûts psychologiques, sociaux et monétaires qui se manifesteront lors du basculement vers la monnaie commune et pendant une durée plus ou moins longue suivant cette opération.

Les coûts psychologiques résultent essentiellement, pour les citoyens, de la nécessité de compter dans une nouvelle monnaie, de se familiariser avec une nouvelle échelle de valeurs et de construire une nouvelle mémoire des prix. La difficulté de ces opérations peut induire des coûts sociaux qui se traduisent par l’exclusion accrue de certaines catégories de la population déjà fragilisées, comme les personnes âgées, les handicapés et les chômeurs. Ces coûts peuvent être un peu atténués par l’instauration graduelle de l’Euro, comme le prévoit la France entre le 1er janvier et le 18 février 2002.

Les coûts monétaires pèseront sur les entreprises qui, du fait de leur préparation insuffisante à l’euro, auront à faire face à des problèmes de trésorerie si elles ne sont pas en mesure d’établir des factures en euro ou de recevoir des paiements en carte de crédit. Ils affecteront également les consommateurs qui peuvent craindre une hausse des prix induite par une pratique illégale des arrondis et les coûts supplémentaires que nécessite le recours à la justice pour régler des conflits provenant du changement de monnaie (ex : erreurs de facturation, interprétation des contrats). De plus, les ménages peuvent s’attendre à devoir supporter les coûts d’un certain nombre de services financiers rendus par les banques et que celles-ci aimeraient répercuter sur leurs clients ou faire régler par l’État.

On peut admettre que l’apprentissage rapide qu’impose l’utilisation obligatoire de l’Euro fera disparaître les coûts psychologiques dans un temps réduit pour la plupart des citoyens. Quant aux coûts monétaires, ils se manifestent ponctuellement. Ils se traduiront probablement par un saut vers le haut de l’indice des prix qui peut d’ailleurs se réaliser avant 2002 puisqu’un certain nombre d’entreprises semblent avoir effectué des ajustements de prix en 2001 [3].De plus, l’activité économique peut être passagèrement affectée par les effets négatifs du choc psychologique du passage à l’Euro sur la consommation des ménages et par les difficultés de certaines entreprises.

Le basculement définitif vers l’Euro et le sentiment de perte d’identité nationale

Le risque le plus important du basculement de 2002 pour l’avenir de l’Euro et de la construction européenne réside dans le sentiment de perte d’identité nationale que peut provoquer chez les citoyens l’abandon des monnaies nationales et dans la perception d’une identité européenne trop peu développée pour compenser cette perte. Le citoyen peut ainsi avoir l’impression de se trouverdans la situation, illustrée par un dessin du3.Monde [4] d’un artiste de cirque qui quitte un premier trapèze symbolisant sa monnaie nationale et est incapable de se rattraper à un second trapèze qui correspond à l’Euro.

Diverses enquêtes montrent que la crainte d’une perte d’identité est assez répandue en Europe. C’est ainsi qu’un sondage effectué en avril 2001 révèle que 47% des Français interrogés partage une telle inquiétude [5]. Mais, cette crainte n’implique pas un rejet de l’Euro. En effet, selon les enquêtes d’opinion faites avant 1999 [6] et au cours de 2001, une grande partie des citoyens approuvent la monnaie commune et considèrent que l’appartenance à l’Union européenne est une bonne chose. Il semble cependant que l’euro soit perçu plutôt comme une innovation technique que comme un vecteur d’identité européenne.

Cette perception restrictive des citoyens résulte essentiellement de l’exploitation insuffisante des fonctions monétaires de l’Euro au cours de la période de transition et des faiblesses de la pratique de l’intégration monétaire depuis 1999.

En remplaçant les marchés de changes des monnaies nationales européennes par un marché unique, l’instauration de l’Euro a permis de délimiter l’espace européen par rapport au reste du monde, ce qui a pu renforcer le sentiment d’appartenance des citoyens à l’Europe. Mais, l’utilisation limitée de l’Euro en tant que moyen d’échange et d’instrument de compte en Europe n’a pas permis aux citoyens d’acquérir un langage commun et de prendre conscience de leur appartenance à une même communauté.

L’organisation des politiques macroéconomiques depuis 1999 semble exprimer une volonté de favoriser le développement d’un sentiment d’identité européenne en créant un pouvoir européen de décisions monétaires,tout en ménageant les sentiments d’identité nationale par la conservation des pouvoirs nationaux de décision budgétaire. Dans cette optique, la politique monétaire est destinée à renforcer le sentiment d’identité européenne par son organisation institutionnelle et par son action visant à maintenir la confiance dans l’euro qui constitue le symbole de cette identité.

La mise en œuvre de cette organisation ne semble pas avoir atteint pleinement ses objectifs. L’organisation institutionnelle des instances de décisions monétaires n’a pas suscité une adhésion forte des citoyens qui lui reproche la responsabilité insuffisante des décideurs envers les citoyens et la faible transparence de leurs décisions. Quant à la reconnaissance des compétences budgétaires aux autorités nationales, elle semble illusoire dans la mesure où les décisions budgétaires sont strictement encadrées par le pacte de stabilité et de croissance. C’est ainsi que l’Irlande a fait l’objet, début 2001, d’une admonestation du Conseil européen pour la politique budgétaire jugée trop expansionniste, malgré ses succès économiques en termes de croissance et d’emploi.

Pour une majorité de citoyens, l’emploi constitue la préoccupation essentielle, alors que l’inflation leur semble être un problème résolu depuis le début des années 90. Or, la politique monétaire européenne a comme objectif essentiel la stabilité des prix que doit assurer un taux d’inflation inférieur à 2% par an à moyen terme. Pour concilier ces deux préoccupations, la Banque centrale soutient que la stabilité des prix qu’elle préconise constitue une condition d’un haut niveau d’emploi. Il paraît cependant difficile pour les citoyens de comprendre la politique d’une banque centrale qui, au moment d’un freinage sensible de la croissance économique, hésite pendant plusieurs mois à réduire ses taux d’intérêt et préconise une réduction des déficits budgétaires.

Si les citoyens peuvent être réticents à adhérer aux principes de la politique monétaire européenne, ils peuvent aussi être sceptiques sur ses résultats. En effet, le taux d’inflation a dépassé progressivement la valeur-limite que la BCE s’est fixée à partir du second semestre 2001 et l’agrégat M3 qui constitue l’un des indicateurs les plus importants de l’action monétaire de la BCE a augmenté depuis 1999 à un rythme pratiquement toujours supérieur au taux annuel de 4,5% considéré comme une limite supérieure par les autorités monétaires.

Quant à la valeur externe de l’Euro, elle s’est dépréciée sensiblement malgré les efforts de la BCE de la maintenir.

Par contre, la croissance économique et l’emploi se sont améliorés au cours de la période de transition, mais ces résultats semblent plutôt dus à la conjoncture favorable des États-Unis et à la dépréciation non désirée de l’Euro qu’à une dynamique interne soutenue par des mesures de politiques économiques. De même le ralentissement économique qui s’est manifesté en 2001 est dû en grande partie à celui des États-Unis et à la légère appréciation de l’Euro. Son accélération est évité par la pause en matière de réduction du déficit budgétaire qui est décidée par certains gouvernements, malgré les pressions exercées par la BCE.

Les risques du big bang monétaire européen

Il est probable que le fonctionnement et les résultats de l’UEM au cours de la période de transition n’ont pas contribué d’une façon importante au renforcement d’un sentiment d’identité européenne et n’ont pas convaincu les citoyens de l’efficacité de l’Euro comme innovation financière. De ce fait, les citoyens semblent plus résignés au changement définitif de monnaie qu’enthousiastes, comme le révèlent les enquêtes d’opinion du premier semestre 2001 [7].

Cette résignation peut se transformer en hostilité à l’égard de l’Euro après le basculement de 2002 si les coûts de l’opération sont élevés. Mais cette hostilité pourra se résorber assez rapidement dans la mesure où les coûts du passage sont ponctuels. Par contre cette hostilité peut conduire à un rejet de l’Euro, si les citoyens éprouvent un sentiment intense de perte d’identité nationale et s’ils ne voient pas dans l’Euro un vecteur d’identité européenne ou au moins une innovation financière efficace.

Un certain nombre d’Européens peuvent alors être incités à pousser leurs gouvernements nationaux à abandonner l’Euro. En effet, si la réversibilité de l’évolution vers une construction européenne est rendue difficile par l’intégration monétaire, elle n’est pas exclue. Une telle possibilité a d’ailleurs été évoquée à l’occasion du référendum danois de septembre 2000 sur l’adoption de l’Euro par le président de la Commission européenne qui a admis que la sortie d’un pays de la zone euro n’était pas à écarter dans des circonstances exceptionnelles. Il est possible qu’une telle éventualité reçoive le soutien d’une partie non négligeable des citoyens à l’occasion des élections importantes qui doivent se dérouler en France et en Allemagne en 2002. Ce danger est d’autant plus élevé que le passage à la monnaie unique se réalisera dans une conjoncture défavorable de l’économie mondiale dont l’Euro n’a pas réussi à protéger l’Europe.

Des mouvements de rejet de l’Euro, comme celui que risque d’engendrer le big bang monétaire de 2002, peuvent se renouveler dans l’avenir à l’occasion d’évolutions conjoncturelles défavorables,si les citoyens ne voient dans l’instauration de la monnaie commune qu’une opération technique facilitant l’intégration des marchés des biens, du travail et des capitaux financiers. Par contre, une extension de leur vision des enjeux de l’intégration monétaire et une adhésion aux objectifs de l’union pourra faire émerger ou renforcer un sentiment d’identité européenne dont l’Euro sera le symbole et dont le développement se fera dans le respect des identités nationales.


[1Commission des Communautés européennes, Rapport sur les préparatifs pour l’introduction des billets et des pièces en euros, Bulletin de l’Union européenne, avril 2001.

[2Les Echos, 14 juin 2001.

[3Voir l’enquête menée par la revue 60 millions de consommateurs, n°353, septembre 2001, p.14-19.

[4Le Monde, 24 août 2001.

[5Les Echos, 14 juin 2001

[6B. Cautrès, D. Reynié, L’opinion européenne, Presses deSciences Po, 2000.

[7Les Echos, 14 juin 2001.

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