Une coercition renforcée en guise de gouvernement économique

Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).

La crise a révélé les faiblesses de la construction monétaire européenne. Mais l’Union n’a pas pour autant vraiment appris. Alors que la zone euro a besoin d’un vrai gouvernement économique, le Conseil européen de mars 2011 a opté pour un renforcement de la surveillance multilatérale. Ce choix de la continuité fragilise l’Europe.

Mots-clefs : gouvernance économique et financière en Europe, Pacte de stabilité et de croissance (PSC), Pacte pour l’euro plus, surveillance macroéconomique.

Citer cet article

Michel Dévoluy « Une coercition renforcée en guise de gouvernement économique », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 24, 7 - 10, Eté 2011.

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Dès l’origine, c’est-à-dire lorsque l’idée d’une monnaie européenne apparut, fin des années 1960, l’impératif d’un véritable gouvernement économique a été posé. Les économistes de langue française, tenant congrès à Nice en mai 1970, concluaient déjà de leurs débats que « l’aboutissement d’une monnaie européenne ne peut s’envisager qu’avec la réalisation préalable d’une politique économique et d’une politique budgétaire. » [1]. En effet, la création d’une monnaie unique se substituant à plusieurs monnaies est une entreprise exigeante. Ces questions s’abordent à travers les théories des zones monétaires optimales (ZMO).

Les enseignements des ZMO, que nous résumerons très brièvement, pointent l’incomplétude de la construction monétaire européenne initiée avec le traité de Maastricht. Ces mêmes enseignements nous conduisent à analyser avec beaucoup de circonspections les choix de l’Union européenne pour la future gouvernance économique de la zone euro synthétisés dans les conclusions du Conseil européen des 24 et 25 mars 201. [2]

Une zone monétaire optimale appelle un gouvernement économique

Une ZMO représente un espace géographique et politique au sein duquel il est optimal d’avoir une seule monnaie plutôt que plusieurs. Autrement dit, il faut être sûr que les taux de change entre les monnaies seront désormais inutiles.

Chaque théoricien des ZMO a mis en avant un critère spécifique à remplir en priorité pour basculer vers une seule monnaie. La liste des principales exigences retenues donne une idée des difficultés à faire correspondre la réalité à la théorie. En effet, pour adopter une monnaie unique il faudrait s’assurer que les économies nationales concernées présentent les caractéristiques suivantes : mobilité des facteurs de production entre ces économies (notamment le travail), forte homogénéité des structures économiques et sociales, flexibilité des salaires et des prix, une forme d’intégration fiscale avec des impôts et des mécanismes de redistribution communs, des préférences semblables en matière d’inflation et, plus généralement, des préférences convergentes à propos des choix de politiques économiques et sociales. Au regard de ces critères, la tâche semble une gageure.

De fait, la zone euro n’était pas, lors de sa création en 1999, une ZMO au sens de la théorie économique. Mais à l’époque, le choix de l’euro s’est accompagné de l’idée que la seule présence de la monnaie unique allait finalement générer, à travers une dynamique endogène, une forme de ZMO pour l’Europe. Rétrospectivement, l’euro a assez bien fonctionné pendant dix ans. Certes les performances macroéconomiques, à l’exception du taux d’inflation moyen, ont été médiocres. Mais l’euro est devenu une monnaie forte et respectée. Ceci dit, la dynamique attendue ne s’est pas réalisée et la crise a réveillé les problèmes laissés en suspend. En effet, la zone euro présente, depuis son origine, des faiblesses majeures et bien identifiées : l’impossibilité de mener une politique budgétaire commune, les défauts de solidarités financières entre les Etats et, pour tout dire, l’absence d’un vrai gouvernement économique. Ces problèmes, souvent occultés (mais certainement pas dans ce Bulletin depuis sa parution en 1999) ont été propulsés au premier plan par la crise actuelle.

L’Europe, sous le choc, a semblé prendre la mesure des problèmes. Les réponses concrètes apportées en 2011 se déclinent à travers le Pacte pour l’euro plus et le Mécanisme européen de stabilité. Mais leur nouveauté de doit pas masquer le fond. Ces avancées restent calées sur la logique des traités actuels et sur la doctrine économique adoptée par l’Union.

Un « Pacte pour l’euro plus » décevant

Face à la crise, le Conseil européen avait demandé, en mars 2010, à son Président, Herman Van Rompuy, de piloter un groupe de travail sur la gouvernance économique. Le Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 s’est appuyé sur les résultats de ces travaux et sur des décisions prises pendant la crise pour décider d’un vaste plan qualifié précisément de « Pacte pour l’euro plus : coordination renforcée des politiques économiques pour la compétitivité et la convergence ».

Ce Pacte se présente sous la forme d’une annexe aux Conclusions du Conseil européen. A ce titre, il n’a pas directement force de loi dans l’arsenal juridique de l’Union. Pour devenir effectif, le Pacte doit se traduire dans des dispositions juridiques conformes aux traités européens (Traité sur l’Union européenne, TUE, et traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, TFUE, signés à Lisbonne en 2007). Toutefois, ce Pacte exprime une forte volonté politique. D’ailleurs, le Conseil européen de mars 2011 indique clairement la marche à suivre puisque les directions exprimées dans ce texte devront se traduire dans six propositions législatives sur la gouvernance économique. Les réformes impulsées par le Pacte euro plus engagent la zone euro sur quatre thèmes. Certains renforcent des dispositions existantes, d’autres sont plus novatrices [3].

Le Renforcement du Pacte de stabilité et de croissance

Le Conseil européen a souhaité, dès juin 2010, le renforcement des volets préventifs et correctifs du Pacte de stabilité et de croissance (PSC). Il s’agit d’affiner l’analyse de la trajectoire des finances publiques nationales et de prendre plus en compte l’évolution des dettes publiques. L’enjeu est également de veiller à ce que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. Les sanctions s’appliqueront de façon automatique en intégrant des objectifs clairs en matière d’assainissement des finances [4]. Bref, le PSC doit s’appliquer de manière plus systématique et à un stade plus précoce. Le renforcement des aspects préventifs et correctifs passe par la modification des règlements CE 1466/97 et 1467/97 qui avaient déjà été revus en 2005.

De nouvelles règles imposées aux budgets nationaux

Le durcissement du PSC s’accompagne, et ceci est une nouveauté, d’une nationalisation des responsabilités. Le Pacte pour l’euro plus est clair en la matière. « Les États membres de la zone euro s’engagent à traduire dans leur législation nationale les règles budgétaires de l’UE figurant dans le pacte de stabilité et de croissance. Les États membres conserveront le choix de l’instrument juridique à utiliser au niveau national mais veilleront à ce qu’il soit par nature suffisamment contraignant et durable (par exemple, la Constitution ou une législation cadre) ». Cette citation est édifiante. Elle marque un tournant en imposant une posture budgétaire résolument néolibérale à chaque Etat. Il est précisé que ces règles devront garantir « la discipline budgétaire tant au niveau national qu’aux niveaux inférieurs ». Il est aisé d’imaginer les situations de tensions politiques qui naîtront lorsque l’Europe imposera à un Etat membre certaines mesures comme, à titre d’exemples, la réduction du nombre des fonctionnaires ou la diminution de certains investissements afin de diminuer les dépenses publiques.

La création d’un semestre européen

Le semestre européen a vocation à coordonner ex ante les grands choix économiques et budgétaires des Etats membres, en assurant leur compatibilité avec les options stratégiques de l’Union. Une attention particulière sera apportée à la cohérence avec les enjeux de la Stratégie Europe 2020 adoptée par l’Union en 2010. Tous les Etats membres doivent mettre en place les procédures nationales nécessaires à cette nouvelle disposition. Elle s’applique en principe à partir de 2011.

L’objectif du semestre européen est de conduire les Etats souverains à voter leurs différents budgets en fonction d’une stratégie collective. Il conçoit une période de six mois au cours de laquelle les politiques budgétaires et structurelles des États membres sont passées en revue afin d’y détecter des incohérences ou des signes de déséquilibres. Ce système complète les programmes pluriannuels de stabilité ou de convergence prévus en application de l’article 121 du TFUE.

En pratique, le Conseil européen recense, en mars de chaque année, les grands défis économiques et formule des orientations stratégiques. Les États membres intègrent ces choix et élaborent, en conséquence, leurs programmes économiques et leurs budgets nationaux. Ceux-ci doivent être prêts avant le mois de mai. En juillet de chaque année, le Conseil européen et le Conseil effectuent une évaluation générale de tous les programmes afin que les États membres puissent, ensuite, voter leurs budgets définitifs pour l’année suivante.Ce semestre européen est une procédure lourde qui semble sous-estimer le poids des politiques et des enjeux nationaux. Il ouvre la voie à des conflits de souveraineté en matière budgétaire entre l’Union et les Etats. L’aspect « gouvernance économique commune » reste ici très formel. Au fond, le semestre européen » représente un instrument supplémentaire dans l’arsenal du contrôle des finances publiques nationales.

L’introduction d’une surveillance macroéconomique

L’objectif de la surveillance macroéconomique est de veiller à ce que la situation économique d’un Etat membres ne perturbe pas l’ensemble de la zone euro. Elle offre un système d’alerte précoce et doit permettre de corriger, en temps utile, les écarts et les déséquilibres susceptibles de fragiliser la cohérence et la stabilité de la zone euro. Cette nouvelle surveillance macroéconomique doit s’harmoniser avec la surveillance multilatérale déjà pratiquée en vertu des articles 121 et 126 du TFUE. Une condition préalable est l’utilisation de statistiques fiables. Ensuite, il s’agit de mettre en place des tableaux de bord fondés sur des indicateurs clés (scoreboard).

Le nouveau Pacte stipule que l’Union et les Etats membres doivent renforcer la compétitivité et éviter les déséquilibres préjudiciables à la zone euro. Cet objectif passe en particulier par un meilleur contrôle des salaires et l’introduction de la notion de coût unitaire de main d’œuvre (CUM). Le but est de faire en sorte que les salaires du secteur privé n’évoluent pas plus vite que la productivité. Remarquons ici que le CUM est un concept complexe et qui peut être controversé lorsqu’il s’agit de l’évaluer pour les fonctions d’encadrement ou managériales. En plus, le Pacte demande « de veiller à ce que les accords salariaux dans le secteur public viennent soutenir les efforts de compétitivité consentis dans le secteur privé ». On remarquera que le texte s’intéresse aux seuls salaires mais ne donne aucune ligne directrice concernant l’évolution des autres formes de revenu. La surveillance des revenus du capital et des profits ne semble pas préoccuper les signataires de ces textes. Enfin, ce Pacte promeut l’éducation tout au long de la vie, mais aussi la fléxécurité et la réduction des charges sur le travail par des réformes fiscales. L’empreinte de la doctrine libérale est ici parfaitement lisible.

L’étrange solidarité du mécanisme européen de stabilité

Le nouveau mécanisme européen de stabilité (MES) se substituera, en juin 2013, au système d’assistance financière lancé en juin 2010, pour trois années, qui comprend le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le mécanisme européen de stabilisation financière (MESF).Formellement le MES sera créé à partir d’un nouvel alinéa de l’article 136 du TFUE stipulant que les États peuvent instituer un mécanisme qui préserve la stabilité financière de la zone euro [5]. Les modalités de fonctionnement du futur MES ont été arrêtées par le Conseil européen de fin mars 2011.

Le MES a le statut d’une organisation intergouvernementale relevant du droit public international. Il sera établi à Luxembourg. Sa mission est de mobiliser des fonds et de fournir une assistance financière aux membres de la zone euro en difficulté. Les aides du MES sont subordonnées à une stricte conditionnalité qui soumet les Etats bénéficiaires à des programmes d’ajustement macroéconomique rigoureux. Les aides du MES sont des prêts ou, à titre exceptionnel, des interventions sur le marché primaire des dettes souveraines. Dans ce dernier cas, la conditionnalité est particulièrement exigeante.

Le MES sera doté d’un capital souscrit de 700 milliards d’euros. Les Etats de la zone verseront 80 milliards en cinq annuités, à compter de juillet 2013. Les autres 620 milliards proviennent d’une combinaison de capital exigible et de garanties apportées par les Etats. La clé de répartition des contributions au capital du MES est la même que celle appliquée pour le capital de la BCE. La capacité de prêt effective du MES est fixée à 500 milliards d’euros.

Le MES est piloté par un conseil des gouverneurs formé des ministres de l’Eurogroupe. Ce conseil décide, d’un commun accord, pour les choix importants, comme l’octroi de l’assistance financière. Un conseil d’administration gère les tâches que lui délègue le conseil des gouverneurs. Le MSE a son directeur exécutif.

Lorsque le MES fait appel aux fonds privés, ceux-ci sont assortis de clauses d’action collective (CAC). Les CAC permettent, en application de règles très strictes, de restructurer les dettes des Etats qui feraient défaut [6].

Le MES fixe les taux de ses prêts en appliquant 200 points de base au dessus de son coût financement. Il ajoute une surprime de 100 points pour les prêts non remboursés après trois ans. Ainsi, le MES impose aux bénéficiaires de son assistance financière, en plus de ses conditions rigoureuses d’ajustement économique, des charges financières peu généreuses. Un tel mécanisme ne répond pas du tout à une logique de solidarité fédérale. Pour aller dans ce sens, le MES devrait se transformer en Mécanisme européen de solidarité (et garderait le même acronyme). Le nouveau MES émettrait alors, au nom de la zone euro, des euro-bons ou « E-bonds » qui serviraient à financer les Etats fragiles. Les conditionnalités devraient être moins rigoureuses et les taux d’intérêt seraient ceux du marché, sans application d’une surtaxe.

La nouvelle gouvernance masque l’absence de gouvernement

La volonté d’afficher une amélioration de la « gouvernance économique » grâce au Pacte pour l’euro plus et le MES cache l’incapacité d’avancer vers un gouvernement économique digne de ce nom. D’ailleurs, la notion de gouvernance employée ici à la fois complaisante et trompeuse. Elle permet à chacun de colorer ce concept du contenu de son choix. Ceux qui désirent ne pas élargir le pouvoir de l’Union considèrent que la gouvernance est une autre manière de qualifier une surveillance multilatérale accrue. Ceux qui souhaitent plus d’Europe sont séduits par la proximité sémantique entre gouvernance et démarche gouvernementale commune.

Dans les faits, si l’on exclut la politique monétaire unique menée par la BCE, la gestion commune de la zone euro reste dominée par l’intergouvernemental. Le MES, qui sera opérationnel en 2013, est une structure parfaitement intergouvernementale. Certes, le Pacte pour l’euro plus semble donner une tonalité fédérale en introduisant notamment un semestre européen. Mais, en réalité, ce semestre vient surtout appuyer les procédures du PSC et soutenir l’objectif de stabilité monétaire menée par la BCE. De plus, on observe une place croissante dévolue au Conseil européen dans les choix stratégiques comme dans les mécanismes de contrôle. Le choix d’accentuer le rôle des chefs d’Etat et de gouvernement éloigne l’Union d’une dynamique fédérale.

Au total, la crise rappelle que la zone euro ne remplit pas les critères d’une ZMO. Cette crise aurait pu être un élément déclencheur salutaire pour aller vers un véritable gouvernement économique. Mais le résultat est décevant. On assiste surtout au renforcement de la surveillance coercitive et à une méfiance accrue vis-à-vis des formes de solidarités entre les Etats membres. Les égoïsmes nationaux ne peuvent pas rimer pas avec la présence d’une monnaie unique.


[1La Revue d’économie politique de juillet-août 1970 consacre tout son numéro à ce Congrès. La synthèse fut écrite par le professeur Jean Claude Dischamps, cit. pp. 674 et 675.

[2Le texte présentant ces Conclusions est sur le site de l’UE.

[3Le renforcement des dispositions actuelles relève des articles 121 et 126 du TFUE. L’introduction des nouveautés s’appuient formellement sur l’article 136 du TFUE qui prévoit la possibilité d’adopter des dispositions, propres à la zone euro, en vue de « renforcer la coordination et la surveillance des disciplines budgétaires » et d’élaborer des orientations spécifiques de politique économique. 

[4A ce propos, le Conseil européen de mars 2011 demande aux Etats de repasser en 2012 sous la barre des 3% des déficits par rapport aux PIB.

[5Ce changement utilise la procédure de révision simplifiée du TFUE présente dans l’article 48 Traité sur l’Union européenne (TUE). Il faut d’abord l’unanimité du Conseil européen et, ensuite l’approbation des Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Les Etats doivent approuver ce texte d’ici la fin de 2012.

[6Les clauses d’action collective concernent les porteurs d’obligations d’Etats. Elles sont inscrites dans les émissions de dettes souveraines et formalisent les modalités éventuelles de restructuration des dettes publiques. Le créancier doit accepter les CAC, mais elles entraînent normalement une prime de risque supplémentaire. Les CAC existent depuis la crise mexicaine de 1994.

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